Après avoir longtemps juré qu'il ne se marierait jamais,
Jacques Bourdillère avait soudain changé d'avis. Cela
était arrivé brusquement, un été, aux bains de
mer.
«Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient d'accoucher d'un enfant qu'elle prétend être à vous. La mère va mourir et implore votre visite. Je prends la liberté de vous écrire et de vous demander si vous pouvez accorder ce dernier entretien à cette femme, qui semble être très malheureuse et digne de pitié. «Votre serviteur, «Dr BONNARD.» Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà. Il ne la reconnut pas d'abord. Le médecin et deux gardes la soignaient, et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges pleins de sang.L'eau répandue inondait le parquet; deux bougies brûlaient sur un meuble; derrière le lit, dans un petit berceau d'osier, l'enfant criait, et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait un mouvement, grelottante sous les compresses gelées. Elle saignait; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance. Toute sa vie coulait; et, malgré la glace, malgré les soins, l'invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière. Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras: elle ne put pas, tant ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent à glisser. Il s'abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa frénétiquement; puis, peu à peu, il s'approcha tout près, tout près du maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout, une bougie à la main les éclairait, et le médecin, s'étant reculé, regardait du fond de la chambre. Alors d'une voix lointaine, en haletant, elle dit: «Je vais mourir, mon chéri; promets-moi de rester jusqu'à la fin. Oh! ne me quitte pas maintenant, ne me quitte pas au dernier moment!» Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura: «Sois tranquille, je vais rester.» Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle était oppressée et défaillante. Elle reprit: «C'est à toi, le petit. Je te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au moment de mourir. Je n'ai pas aimé d'autre homme que toi... Promets-moi de ne pas l'abandonner.» Il essayait de prendre encore dans ses bras ce misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords et de chagrin: «Je te le jure, je l'élèverai et je l'aimerai. Il ne me quittera pas.» Alors elle tenta d'embrasser Jacques. Impuissante à lever sa tête épuisée, elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et suppliante caresse. Un peu calmée, elle murmura tout bas: «Apporte-le, que je voie si tu l'aimes.» Et il alla chercher l'enfant. Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit être cessa de pleurer. Elle murmura: «Ne bouge plus!» Et il ne remua plus. Il resta là, tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des frissons d'agonie, comme il avait tenu, tout à l'heure, une autre main que crispaient des frissons d'amour. De temps en temps, il regardait l'heure, d'un coup d'oeil furtif, guettant l'aiguille qui passait minuit, puis une heure, puis deux heures. Le médecin s'était retiré; les deux gardes, après avoir rôdé quelque temps, d'un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des chaises. L'enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblait se reposer aussi. Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés, elle tendit ses bras d'un mouvement si brusque et si violent qu'elle faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa gorge; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte. Les gardes accourues déclarèrent: «C'est fini.» Il regarda une dernière fois cette femme qu'il avait aimée, puis la pendule qui marquait quatre heures, et s'enfuit oubliant son pardessus, en habit noir, avec l'enfant dans ses bras. Après qu'il l'eût laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez calme d'abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point reparaître, elle était rentrée dans le salon, d'un air indifférent et tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l'apercevant seule, avait demandé: «Où donc est ton mari?» Elle avait répondu: «Dans sa chambre; il va revenir.» Au bout d'une heure, comme tout le monde l'interrogeait, elle avoua la lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d'un malheur. On attendit encore. Les invités partirent; seuls, les parents les plus proches demeuraient. À minuit, on coucha la mariée toute secouée de sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l'écoutaient pleurer, muettes et désolées... Le père était parti chez le commissaire de police pour chercher des renseignements. À cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor; une porte s'ouvrit et se ferma doucement; puis soudain un petit cri pareil à un miaulement de chat courut dans la maison silencieuse. Toutes les femmes furent debout d'un bond, et Berthe, la première, s'élança malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de nuit. Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant, tenait un enfant dans ses bras. Les quatre femmes le regardèrent effarées; mais Berthe, devenue soudain téméraire, le coeur crispé d'angoisse, courut à lui: «Qu'y a-t-il? dites, qu'y a-t-il?» Il avait l'air fou; il répondit d'une voix saccadée: «Il y a... il y a... que j'ai un enfant, et que la mère vient de mourir...» Et il présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant. Berthe, sans dire un mot, saisit l'enfant, l'embrassa, l'étreignant contre elle; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes: «La mère est morte, dites-vous?» Il répondit: «Oui, tout de suite... dans mes bras... J'avais rompu depuis l'été... Je ne savais rien, moi... c'est le médecin qui m'a fait venir...» Alors Berthe murmura: «Eh bien, nous l'élèverons, ce petit.» |