L'amour et l'amitié
(Michel Tournier, Le Miroir des idées, Mercure de France,
1994; rev. et augm., 1996.)
La comparaison entre amour et amitié
tourne d'abord à l'avantage de l'amour. Face à la passion
amoureuse, le lien amical paraît léger, fade et peu
sérieux. Et l'amour bénéficie de plusieurs
millénaires de célébration théâtrale,
poétique et romanesque. Comment l'amitié ne ferait-elle pas
piètre figure en comparaison ?
Mais à y regarder de plus près,
les avantages dont profite l'amour face à l'amitié sont de
bien discutable qualité. L'une des grandes différences entre
les deux, c'est qu'il ne peut y avoir d'amitié sans
réciprocité. Vous ne pouvez avoir de l'amitié pour
quelqu'un qui n'a pas d'amitié pour vous. Ou elle est
partagée, ou elle n'est pas. Tandis que l'amour semble au contraire
se nourrir du malheur de n'être pas partagé. L'amour
malheureux, c'est le ressort principal de la tragédie et du roman.
« J'aime et je suis aimé, disait le poète. Ce serait
le bonheur s'il s'agissait de la même personne. »
Hélas, il s'agit rarement de la même personne !
Il y a une autre différence plus grave
encore entre l'amour et l'amitié. C'est qu'il ne peut y avoir
d'amitié sans estime. Si votre ami commet un acte que vous jugez vil,
ce n'est plus votre ami. L'amitié est tuée par le
mépris. Tandis que la rage amoureuse peut être
indifférente à la bêtise, à la
lâcheté, à la bassesse de l'être aimé.
Indifférente ? Nourrie même parfois par toute cette
abjection, comme avide, gourmande, des pires défauts de la personne
aimée. Car l'amour peut aussi être coprophage.
En vérité notre civilisation
occidentale moderne mise très exagérément sur l'amour.
Comment oser construire une vie entière sur cette fièvre
passagère ? Déjà La Bruyère notait que
« le temps, qui fortifie l'amitié, affaiblit
l'amour ». Oui le temps travaille contre l'amour. Autrefois les
mariages se faisaient en fonction des convenances sociales, religieuses,
matérielles. Ces premières conditions remplies, il ne restait
plus qu'à s'aimer. Aujourd'hui tout tient dans un « coup
de foudre ». Ensuite il est toujours temps de divorcer. Même
la fidélité est subordonnée à ce passager
vertige. Brigitte Bardot : « J'ai toujours été
fidèle à un homme aussi longtemps que j'étais amoureuse
de lui. » Et après ? Jules Romains a écrit que
l'amour ne peut que « parfumer la place où l'amitié
se posera ».
CITATION
Un bon mariage, s'il en est, refuse la compagnie et condition de l'amour.
Il tâche à représenter celles de l'amitié.
(Montaigne)
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