Maurice Kiffer précise qu'il reste en ses caisses des valeurs mobilières -- titres, bons au porteur -- « pour [lesquelles] aucune décision n'a été prise ». Des bijoux et objets de valeurs ont également été confisqués. Ceux qui n'ont pas été « saisis » par la police des questions juives ont été déposés à la Banque de France. Plus tard, ils seront vendus par les services des Domaines, vente dont le produit est allé, à son tour, à la Caisse des dépôts et consignations. Celle-ci se trouve donc désormais au coeur d'une question: que sont devenus les biens pris aux juifs de Drancy?
Le mécanisme au terme duquel ce « trésor »
a été rassemblé est connu depuis les travaux de Serge
Klarsfeld. Lors de leur arrestation, les juifs se voyaient
« conseiller » d'emporter avec eux autant de
liquidités, de valeurs mobilières et de bijoux qu'ils le
pouvaient, afin, mentait-on, de ne pas se trouver par la suite dans le
dénuement. Au camp de Drancy, argent, titres et bijoux leur
étaient aussitôt confisqués, au terme d'une fouille et
d'un inventaire minutieux. Après le départ de ces
déportés vers Auschwitz, ces biens venaient gonfler la caisse
du camp.
CARNETS TÉMOINS
Le processus peut être reconstitué d'autant plus
précisément que les carnets de fouille, après le
départ des derniers SS de Drancy, le 17 août 1944, ont
été retrouvés et sont conservés au Centre de
documentation juive contemporaine. Ils permettent de savoir, nom par nom,
ce qui fut alors volé à chacun des déportés de
Drancy. Ce camp a fonctionné d'août 1941 à août
1944. C'est là que furent regroupés la très grande
majorité des juifs raflés ou arrêtés en France
et promis, pour la quasi-totalité, aux camps d'extermination. C'est
de là que partirent 67 000 des 76 600 juifs de France
déportés.
Douze millions de francs, comme l'établit la note de Maurice Kiffer, ont donc été déposés à la Caisse des dépôts et consignations en juillet 1944. Sur quels comptes, pour quels usages? La Caisse des dépôts se déclare aujourd'hui dans l'incapacité de répondre à ces questions. Selon Pierre Saragoussi, conseiller du directeur général de la Caisse, l'hypothèse la plus probable est celle d'un transfert du butin sur un ou des comptes de dépôts ouverts à la Caisse par la préfecture de police elle-même. Ce ou ces comptes n'ont pas été encore identifiés, ni, à plus forte raison, leur évolution.
Deux cas pourraient se présenter. « Soit le compte aura été arrêté en 1945, dit M. Saragoussi, et l'argent de Drancy s'y trouve toujours. Soit il a été "activé" à un moment ou un autre après 1945. » Dans ce cas, les sommes ont pu se perdre dans le dédale des systèmes bancaires. La position de la Caisse des dépôts, telle que Pierre Saragoussi la résume, tient en deux affirmations: elle confirme que ces sommes ont bien abouti chez elle; elle se déclare résolue à rechercher ce qui serait le compte nominatif de la préfecture de police. Elle procéderait alors, le cas échéant, à des restitutions.
Celles-ci se fonderaient sur les carnets de fouille. Les inventaires
étant nominatifs, il est en effet possible de rechercher des ayants
droit pour ces biens. C'est là l'autre aspect important de la
question, qui touche au bien-fondé de la notion de
déshérence. L'Etat a longtemps considéré que des
biens confisqués, qui n'avaient pas été
réclamés après la Libération, au-delà
d'un certain délai n'avaient plus de propriétaires et qu'il
pouvait donc en disposer à sa guise.
UNE ÉVALUATION DÉLICATE
C'est le cas des bijoux saisis à Drancy et vendus par les Domaines.
C'est celui de nombreux autres objets et oeuvres d'art, dispersés
selon le même processus à la fin des armées 40. C'est
encore celui d'autres sommes, qui ont également transité par
la Caisse des dépôts: le produit de la vente de biens
appartenant à des juifs saisis sous l'Occupation, et le transfert des
avoirs de leurs comptes privés à la Caisse.
Le détail de ces spoliations économiques était enregistré dans un peu plus de 20 000 dossiers nominatifs conservés par la Caisse des dépôts. Ces consignations s'élevaient, à la Libération, à un total de 1,3 milliard de francs (valeur 1996). A la fin de 1948, 1,2 milliard avait été restitué aux propriétaires ou à leurs ayants droit. Restaient 100 millions de francs (valeur 1996). En application de la loi du ]6 juin 1948, ils furent alors considérés comme tombés en déshérence et attribués au Trésor.
Un généalogiste, Francois-Louis A'Weng, a entrepris le dépouillement des carnets de fouille du camp de Drancy, conservés au CDJC. Ayant choisi, à titre d'échantillon, une soixantaine de déportés, il a pu retrouver les noms et les adresses des héritiers d'une vingtaine d'entre eux. Ces personnes sont en droit de demander la restitution des sommes dérobées à Drancy. En ce qui concerne les liquidités, les carnets de fouille indiquent les sommes exactes en valeur 1944. Pour les bons et obligations, il conviendrait de procéder à leur valorisation. Pour les bijoux, l'estimation est plus malaisée encore.
De l'aveu même de la Caisse des dépôts, celle-ci ne sait
pas ce que sont devenus, en 1948, les 100 millions de francs
considérés comme tombés en déshérence ni
le produit des ventes organisées par les Domaines. Il revient
désormais à la Commission d'évaluation des spoliations
subies par la communauté juive sous l'Occupation, dont le premier
ministre vient d'annoncer la création, de tenter de résoudre
ces questions.
Philippe Dagen