Je me posais toutes ces questions lorsque j'ai vu sur Arte, l'autre soir, cette stupéfiante émission sur les « personnes déplacées ». C'est ainsi du moins qu'on appelait, de 1945 jusqu'à 1956, c'est-à-dire onze ans après la Libération, ces centaines de milliers de déportes qui avaient refusé de rentrer chez eux, trop certains hélas, lorsqu'ils étaient par exemple polonais, de ce qui les attendait. Des pogroms n'avaient-ils pas eu lieu après, oui dès après la victoire des Alliés? Alors ces déportés, comme personne d'autre n'en voulait, comme on ne savait pas ou les mettre, eh bien, on les a de nouveau parqués, et cette fois encore dans des camps de concentration -- pas d'extermination, bien sûr, seulement de concentration. Donc, vraiment, après la victoire? Après la Libération? Vous avez bien lu. C'est la réalité. Et c'est hallucinant. Comme reste hallucinante cette vision du légendaire Patton, le général américain, qui oublie qu'il est le vainqueur des nazis et qui sans Eisenhower n'aurait pas hésite à emprunter à ces derniers leurs méthodes... Comme si, en somme, Hitler avait gagné la guerre. Pas celle des armes, sans doute. Mais celle de « l'idéologie éliminatrice ».
On nous l'a dit: rien ne sera jamais fini. On apprendra chaque jour quelque chose de pire sur l'homme. C'est ce que disait ce vieux déporté au visage d'innocent, sans l'ombre d'une haine ni même de ressentiment contre les Allemands, comme s'il parlait de très loin, de ces territoires d'après la mort où il avait enfin trouvé refuge: « Ne croyez pas connaître quelqu'un tant que vous n'avez pas eu l'occasion d'observer ses réactions dans les situations que nous avons bien connues. C'est le cas de presque tout le monde. C'est le "presque" qui est important. Car ensuite, quand cette situation arrive par surprise, parce qu'on ne la voit jamais venir, alors ce ne sont pas les méchants et les sadiques qui créent la stupeur, ce sont ceux qui arrivent à bien se tenir. Et, savez-vous, des gens qui se tiennent bien, il y en a, mais oui, il y en a... » Après cela, le sentiment de saturation s'envole, même si la gêne ne disparaît pas tout à fait.
Tout de même, ce Papon... Il aurait suffi d'un léger repentir de sa part pour qu'on puisse, pour qu'on ose demander, souhaiter qu'on le laisse, à son âge, mourir en paix. D'autant que, je l'ai souvent écrit ici, le repentir, c'est mieux qu'une condamnation. D'abord, cela force le coupable à vivre avec sa faute reconnue, après qu'il se fut ôté à lui-même la possibilité de se réfugier dans la haine de ses justiciers. C'est le repentir qui donne à la faute sa seule irrécusable dimension.
Mais voilà, Papon n'a pas choisi d'exprimer le moindre repentir. Il
est entré peu à peu dans la peau d'un accusé, osant
aller jusqu'à s'identifier au capitaine Dreyfus, dans le but non
seulement de se sauver mais de transformer ses accusateurs en bourreaux. En
fait, Papon ne peut plus se repentir. Qui peut dire d'ailleurs si
après 80 ans l'enveloppe physique reflète toujours et dans
tous les cas une continuité morale? N'a-t-il pas fini par se
persuader lui-même qu'il n'a pas fait ce qu'il a fait? Promu par de
Gaulle (par de Gaulle!), n'a-t-il pas eu la caution de la France?
N'était-ce point suffisant pour laver sa conscience? Il ne serait pas
le premier imposteur, le premier comédien à croire qu'il est
devenu le personnage d'emprunt ou de scène dont il joue le
rôle.
J'ai dit que j'aurais pardonné à son repentir. Mais personne n'a le droit de pardonner à la place des victimes. Sauf que, précisément, lundi matin, sur France-Inter, j'écoutais un ancien déporté qui avait perdu, lui aussi, comme tant d'autres, toute sa famille. Il disait qu'il avait été sauvé par des chrétiens, qui, eux aussi, avaient souffert et perdu leurs parents et leurs biens pendant la guerre. Et cet homme étrange déclarait à la radio qu'il répugnait à être séparé de ses bienfaiteurs en percevant des indemnités que ces derniers, non juifs, ne percevraient pas. « Tous les Français ont souffert. Ne séparons pas les enfants des juifs des enfants des chrétiens pour des questions d'argent », disait cet ancien déporté juif d'une voix étranglée.
De quoi s'agit-il? Des biens spoliés par les nazis puis confiés ou vendus soit aux Suisses, soit aux Français eux-mêmes. Quand les bénéficiaires sont des particuliers, on peut comprendre qu'ils n'aient pas été pressés de s'en accuser, et il faut, bien sûr, tout faire pour retrouver ces misérables. Mais lorsqu'il s'agit de banques ou de trésors d'Etat, le silence est plus étrange: on a appris ainsi qu'en 1995 un rapport confidentiel de la Cour des Comptes avait tout de même fait, enfin, le bilan des spoliations. Mais on savait que les musées français détenaient plus de 1 950 oeuvres d'art confisquées aux juifs pendant l'Occupation. Françoise Cachin, directrice générale des Musées de France, a rappelé qu'elles avaient été exposées il y a deux ans, qu'elles sont cataloguées et que chaque propriétaire peut les réclamer. Sauf que nombre d'entre elles ont disparu avec leurs héritiers. Pour l'ensemble des spoliations, Alain Juppé a annoncé la création d'une commission chargée d'estimer les biens saisis pendant l'Occupation et de localiser ceux de ces biens demeurés en la possession de collectivités publiques. Mais il ressort déjà que, selon l'expression officielle, « l'Etat a manqué aux obligations de publicité que lui impose la loi ».
L'avocat Arno Klarsfeld n'insiste pas sur la restitution des oeuvres exposées dans les musées. Il suggère que figure sur les tableaux la mention: « OEuvre ayant appartenu à une famille juive spoliée ». Les principales organisations juives, notamment le Crif avec Henri Hajdenberg, ont eu raison de déclarer que « le problème n'était pas matériel mais moral »; qu'il ne s'agissait pas de récupérer des biens, mais de faire la lumière sur les conditions de leur spoliation; et qu'enfin il fallait porter au crédit de Jacques Chirac la volonté d'en finir avec les soupçons, les demi-vérités et les fantasmes.
Mais il n'est pas inutile de rappeler en même temps ce que l'on devrait entendre tous les jours, notamment dans les églises et les lieux de culte: qu'il s'agit moins de punir le pécheur que de condamner le péché. Dans le cas de Papon, l'essentiel est de démontrer sa culpabilité, ce n'est pas de la lui faire payer après cinquante-quatre ans. Passé un certain délai pour la justice et un certain âge pour l'accuse, l'imprescriptibilité devrait concerner davantage le crime que le criminel.
Il y a un grand débat aujourd'hui chez tous les intellectuels occidentaux autour d'un livre, dont nous avons déjà beaucoup parlé, de Daniel Jonah Goldhagen, professeur à Harvard (Les Bourreaux volontaires de Hitler, au Seuil). La dernière livraison de la revue « le Débat » a organisé autour de ce livre un ensemble précieux, mais surtout cette livraison contient une importante réponse de l'auteur à tous ses critiques. Comme le dit D.J. Goldhagen, son livre montre que « les agents de l'Holocauste étaient des Allemands ordinaires, venus de tous les milieux sociaux et qui formaient un échantillon représentatif des groupes d'âge de tous les adultes allemands ». Selon sa thèse, les bourreaux n'étaient pas un petit nombre mais beaucoup plus de 100 000, et ces Allemands ordinaires étaient dans leur grande majorité les bourreaux volontaires des juifs, y compris des enfants.
Daniel Jonah Goldhagen est convaincu qu'un véritable
« antisémitisme éliminationniste »
motivait les Allemands les plus ordinaires dans la société
allemande, bien avant la période nazie. Les spécialistes du
nazisme ont surtout expliqué les entreprises génocidaires par
des institutions impersonnelles et des structures abstraites. A sa
manière, Hannah Arendt, en décrivant les logiques totalitaires
du stalinisme et du nazisme, avait fait de même dans son
« Essai sur la banalité du mal ». Rares sont les
historiens qui ont décelé dans l'âme allemande ou dans
son idéologie une fatalité nazie. Se défendant
d'être tombé dans ce travers, Goldhagen, lui, souligne
l'humanité des acteurs. Il démontre que les bourreaux
n'étaient ni des automates ni des marionnettes, qu'ils avaient des
croyances et des valeurs, dominantes dans la société allemande
depuis plus d'un siècle et qui pouvaient les inciter à donner
une libre et massive adhésion au régime nazi.
Si les bourreaux ont pensé à froid leur plan d'extermination,
si ce n'est ni une situation de guerre ni une soumission à un
entraînement collectif qui a fait naître la bestialité
dans leur humanité, comment faut-il l'expliquer? Simplement,
dit Goldhagen, par la complète négation de
l'humanité de l'Autre. « Nous avons
été éduques, confesse un ancien nazi, dans
l'idée que les juifs mais aussi les Tsiganes, les Polonais et les
Slaves n'étaient pas des hommes. » C'est parce que
l'Autre est perçu comme un animal qu'on peut se comporter en animal
pour le détruire, et que ce faisant on protège et on
« purifie » l'humanité. A la limite, cela devient
un exorcisme par le meurtre. Sauf qu'il ne reste plus d'exorcisés.
Reste que, pour citer cet ancien déporté que j'évoque
plus haut et qui s'exprimait dans l'émission d'Arte,
l'idéologie dite allemande, et parfois française, n'a pas
cessé d'avoir des « ratés ». Quand les
hommes sont arrives à échapper à la logique de guerre,
ils ont été nombreux à refuser l'idée qu'il
pouvait ne plus y avoir d'humanité chez certains hommes. Même
chez Papon? Hé oui. Même chez lui...
J.D.
P.S. -- Si je comprends bien, presque tous nos confrères sont d'accord: les « élites » (?) doivent sortir du silence, la France doit imposer ses conditions et, aussitôt, ce sera en Algérie l'arrêt des violences et le règne de la démocratie. Jamais on n'aura montré à ce point dans notre métier que la complexité nous est insupportable. A moins que les cartes ne soient biseautées. Si l'on préfère l'islamisme à Alger pour éviter ses violences à Paris, il vaut mieux le dire clairement. J'ai montré que je n'avais aucune espèce de considération pour le gouvernement algérien en place. Mais il ne faudrait tout de même pas qu'il serve d'alibi à pire que lui. Quant à notre cher Aït Ahmed, le leader ami, socialiste et kabyle, il faudrait qu'il commence pour nous expliquer comment dans un cas de coalition il ne serait pas le premier dévoré par les terroristes.