INTERVIEW. Dans son livre Pour en finir avec la Corse, Jean-Marc Fombonne-Bresson épingle les dérives mafieuses, l'assistanat et, surtout, l'Etat. Il livre son diagnostic, fort pessimiste, à L'Express. (Propos recueillis par Corinne Lhaïk.)

Ce que cache le maquis corse

On sait beaucoup de choses sur la Corse. Ou plutôt on s'en doute: la dérive mafieuse, l'économie assistée, la fraude... Jean-Marc Fombonne-Bresson, 47 ans, journaliste et écrivain, vient de publier un livre, Pour en finir avec la Corse (éd. Favre), qui confirme et éclaire ces errements. Sur le ton d'un pamphlet, Fombonne-Bresson épingle l'incurie corse, ironise sur les mauvaises habitudes locales, mais vise surtout l'Etat, constant dans son incapacité à régler la question corse. L'auteur n'est guère tendre avec la politique de Charles Pasqua et de ses amis, mais salue les sursauts d'Alain Juppé. Pourtant, la zone franche décidée par le Premier ministre va, selon lui, transformer l'île en plaque tournante de la Mafia.

L'EXPRESS: Y a-t-il une économie corse? A vous lire on peut en douter!
JEAN-MARC FOMBONNE-BRESSON:
C'est vrai que, en Corse, l'économie, on ne sait pas ce que c'est. L'argent n'a plus de valeur, car c'est l'Etat qui le donne et on est sûr qu'il en donnera toujours. J'ai rencontré les industriels qui ont essayé de reprendre des entreprises et ne sont parvenus à rien. Je cite l'exemple d'un fonds d'investissement dont les dirigeants sont arrivés en Corse avec plusieurs millions... et repartis avec: personne ne leur avait proposé aucun investissement.

Votre éditeur est suisse, pourquoi?
Parce que sept maisons françaises ont refusé mon manuscrit. L'une d'entre elles, celle qui m'avait commandé le livre au départ, m'a demandé d'enlever certains noms pour éviter les ennuis et les procès, ce que j'ai fait. Mais elle s'est finalement récusée.

De quoi ces éditeurs ont-ils eu peur? Qu'y a-t-il de si dérangeant dans votre bouquin?
En Corse, on voit de près la collusion entre classe politique et voyoucratie. La mettre en lumière, c'est dangereux. C'est ce que je fais. Par exemple, j'émets certaines hypothèses sur les véritables raisons de l'assassinat de Jean-François Filippi, maire de Lucciana et président du Sporting-Club de Bastia. Et notamment celle d'un putsch à coloration politico-mafieuse, qui exclut les spéculations, admises jusqu'ici, sur un règlement de comptes entre nationalistes.

L'économie corse est atone, et pourtant vous soulignez que ses habitants sont bien plus riches qu'on ne le croit...
Son PIB (produit intérieur brut) est inférieur de 30 % à la moyenne nationale. Mais le revenu annuel des ménages est voisin de celui des habitants de l'Ile-de-France, et la moyenne des dépôts sur les comptes à terme dans les banques (134 000 F) est plus élevée que dans toutes les autres régions. Il y a 51,5 véhicules pour 100 habitants, contre 43,4 dans les autres départements. Des chômeurs notoires roulent en Ferrari et le fisc ne bouge pas. L'île compte quatre aéroports internationaux et six ports SNCM (Société nationale Corse Méditerranée). Pourtant, la Corse n'a quasi ni agriculture, ni pêche, ni élevage, ni industrie et son tourisme bat de l'aile.

Finalement, vous confirmez et démontrez l'existence de ce folklore de la fraude et des passe-droits?
C'est inouï! Il y a seulement 20 000 personnes imposables pour 250 000 habitants [moins du dixième de la population, alors que, en moyenne nationale, un foyer sur deux paie l'impôt sur le revenu]. La TVA sur les produits alimentaires et l'hôtellerie est de 2,1 %, pour 5,5 % sur le continent. Les taxes sur les produits pétroliers sont réduites de 6 centimes par litre, le prix de vente du tabac est inférieur d'un tiers. Même les factures d'eau des agriculteurs sont largement impayées. Enfin, l'île est devenue le cauchemar des assureurs. Les enquêtes pour escroquerie manifeste n'aboutissent pas, les compagnies craignant les représailles. Officiellement, les assureurs n'ont dénoncé que huit vols louches d'automobiles et six incendies équivoques dans l'année, alors que ceux-ci sont presque tous criminels!

Vous égratignez aussi les syndicats de fonctionnaires.
Ils ont réussi à faire classer leur personnel en « zone zéro », comme celui des départements d'outre-mer, et à obtenir 5 500 francs de bonus par agent et par an. De fait, les Corses cumulent les avantages propres à leur île, ceux des DOM-TOM et ceux de la zone franche.

Cette zone franche décidée par Alain Juppé existe depuis le 1er janvier. Quel avenir lui prédisez-vous?
Elle va accentuer le rôle de lessiveuse d'argent sale de l'île. On sait que, après avoir vainement tenté d'abriter ses installations de raffinement de la drogue dans la plaine de la Beqaa (Liban), la Mafia sicilienne vise la Corse. Les femmes corses avaient prévenu Alain Juppé que ces exonérations d'impôts au profit des entreprises (taxe professionnelle, impôt sur les bénéfices, charges sociales) constituaient une « prime aux mauvais ». L'île va devenir une zone offshore défiscalisée, avec une criminalité exponentielle. Le niveau de réussite scolaire étant inférieur à la moyenne nationale, les mouvements nationalistes recrutent avec beaucoup de facilité.

Et l'explication de tout cela, c'est la « corsitude »?
Il est toujours difficile de distinguer ce qui relève de l'état de nature et de l'état de culture. La pratique de l'omerta, de la vendetta relève, bien sûr, de la corsitude. Mais les errements de l'Etat ont toujours précédé ceux des nationalistes. Sa responsabilité date de la Révolution. La Corse n'a jamais été traitée à égalité avec les autres régions ou départements français. Jusqu'en 1912, elle était entourée de barrières douanières. Pendant la guerre de 14, des pères de six enfants ont été envoyés au combat; un régiment corse est même resté dix-huit mois au front à Verdun. Après la Grande Guerre, l'île est devenue un pays d'invalides et de veuves: leurs pensions faisaient vivre toute une famille. Ainsi fut prise l'habitude des subventions. Dans les années 60, le gouvernement a même songé à faire des expériences atomiques sur l'île! Et, dans les années 70, les Corses ont tout de suite senti que les banques se jetaient sur le littoral pour y bâtir une seconde Costa Brava. C'était trop de mépris, trop d'indifférence.

Vous suggérez qu'on rende la Corse à la Ligurie. C'est sérieux?
Non, mais cela permet de rappeler un fait historique: la France n'a jamais acheté l'île à Gênes, elle en a seulement loué la souveraineté. Disons qu'il s'agit d'une provocation pour traiter de manière plaisante un sujet grave.