L'EXPRESS: Y a-t-il une économie corse? A vous lire on peut en
douter!
JEAN-MARC FOMBONNE-BRESSON: C'est vrai que, en Corse, l'économie,
on ne sait pas ce que c'est. L'argent n'a plus de valeur, car c'est l'Etat
qui le donne et on est sûr qu'il en donnera toujours. J'ai
rencontré les industriels qui ont essayé de reprendre des
entreprises et ne sont parvenus à rien. Je cite l'exemple d'un fonds
d'investissement dont les dirigeants sont arrivés en Corse avec
plusieurs millions... et repartis avec: personne ne leur avait
proposé aucun investissement.
Votre éditeur est suisse, pourquoi?
Parce que sept maisons françaises ont refusé mon manuscrit.
L'une d'entre elles, celle qui m'avait commandé le livre au
départ, m'a demandé d'enlever certains noms pour éviter
les ennuis et les procès, ce que j'ai fait. Mais elle s'est
finalement récusée.
De quoi ces éditeurs ont-ils eu peur? Qu'y a-t-il de si
dérangeant dans votre bouquin?
En Corse, on voit de près la collusion entre classe politique et
voyoucratie. La mettre en lumière, c'est dangereux. C'est ce que je
fais. Par exemple, j'émets certaines hypothèses sur les
véritables raisons de l'assassinat de Jean-François Filippi,
maire de Lucciana et président du Sporting-Club de Bastia. Et
notamment celle d'un putsch à coloration politico-mafieuse, qui
exclut les spéculations, admises jusqu'ici, sur un règlement
de comptes entre nationalistes.
L'économie corse est atone, et pourtant vous soulignez que ses
habitants sont bien plus riches qu'on ne le croit...
Son PIB (produit intérieur brut) est inférieur de 30 %
à la moyenne nationale. Mais le revenu annuel des ménages est
voisin de celui des habitants de l'Ile-de-France, et la moyenne des
dépôts sur les comptes à terme dans les banques
(134 000 F) est plus élevée que dans toutes les
autres régions. Il y a 51,5 véhicules pour 100 habitants,
contre 43,4 dans les autres départements. Des chômeurs notoires
roulent en Ferrari et le fisc ne bouge pas. L'île compte quatre
aéroports internationaux et six ports SNCM (Société
nationale Corse Méditerranée). Pourtant, la Corse n'a quasi
ni agriculture, ni pêche, ni élevage, ni industrie et son
tourisme bat de l'aile.
Finalement, vous confirmez et démontrez l'existence de ce folklore
de la fraude et des passe-droits?
C'est inouï! Il y a seulement 20 000 personnes imposables pour
250 000 habitants [moins du dixième de la population, alors que,
en moyenne nationale, un foyer sur deux paie l'impôt sur le revenu].
La TVA sur les produits alimentaires et l'hôtellerie est de
2,1 %, pour 5,5 % sur le continent. Les taxes sur les produits
pétroliers sont réduites de 6 centimes par litre, le prix de
vente du tabac est inférieur d'un tiers. Même les factures
d'eau des agriculteurs sont largement impayées. Enfin, l'île
est devenue le cauchemar des assureurs. Les enquêtes pour escroquerie
manifeste n'aboutissent pas, les compagnies craignant les
représailles. Officiellement, les assureurs n'ont
dénoncé que huit vols louches d'automobiles et six incendies
équivoques dans l'année, alors que ceux-ci sont presque tous
criminels!
Vous égratignez aussi les syndicats de fonctionnaires.
Ils ont réussi à faire classer leur personnel en
« zone zéro », comme celui des
départements d'outre-mer, et à obtenir 5 500 francs de
bonus par agent et par an. De fait, les Corses cumulent les avantages
propres à leur île, ceux des DOM-TOM et ceux de la zone
franche.
Cette zone franche décidée par Alain Juppé existe
depuis le 1er janvier. Quel avenir lui prédisez-vous?
Elle va accentuer le rôle de lessiveuse d'argent sale de l'île.
On sait que, après avoir vainement tenté d'abriter ses
installations de raffinement de la drogue dans la plaine de la Beqaa
(Liban), la Mafia sicilienne vise la Corse. Les femmes corses avaient
prévenu Alain Juppé que ces exonérations d'impôts
au profit des entreprises (taxe professionnelle, impôt sur les
bénéfices, charges sociales) constituaient une
« prime aux mauvais ». L'île va devenir une zone
offshore défiscalisée, avec une criminalité
exponentielle. Le niveau de réussite scolaire étant
inférieur à la moyenne nationale, les mouvements nationalistes
recrutent avec beaucoup de facilité.
Et l'explication de tout cela, c'est la
« corsitude »?
Il est toujours difficile de distinguer ce qui relève de
l'état de nature et de l'état de culture. La pratique de
l'omerta, de la vendetta relève, bien sûr, de la corsitude.
Mais les errements de l'Etat ont toujours précédé ceux
des nationalistes. Sa responsabilité date de la Révolution.
La Corse n'a jamais été traitée à
égalité avec les autres régions ou départements
français. Jusqu'en 1912, elle était entourée de
barrières douanières. Pendant la guerre de 14, des
pères de six enfants ont été envoyés au combat;
un régiment corse est même resté dix-huit mois au front
à Verdun. Après la Grande Guerre, l'île est devenue un
pays d'invalides et de veuves: leurs pensions faisaient vivre toute une
famille. Ainsi fut prise l'habitude des subventions. Dans les années
60, le gouvernement a même songé à faire des
expériences atomiques sur l'île! Et, dans les années 70,
les Corses ont tout de suite senti que les banques se jetaient sur le
littoral pour y bâtir une seconde Costa Brava. C'était trop de
mépris, trop d'indifférence.
Vous suggérez qu'on rende la Corse à la Ligurie. C'est
sérieux?
Non, mais cela permet de rappeler un fait historique: la France n'a jamais
acheté l'île à Gênes, elle en a seulement
loué la souveraineté. Disons qu'il s'agit d'une provocation
pour traiter de manière plaisante un sujet grave.