Robert Estienne, cruciverbiste: les équations sémantiques du Dictionaire francoislatin; avec un post-scriptum sur The English Dictionarie (1623) de Henry Cockeram

Russon Wooldridge

University of Toronto

[Première parution in Cahiers de lexicologie, 27 (1975), 107-16.]

© 1996 R. Wooldridge


[English abstract]


0. Expansion, condensation et isométrie

Du point de vue syntagmatique, les deux membres de l'équation sémantique sont dans un rapport soit d'expansion (Coeur: Partie centrale des choses), soit de condensation (Partie centrale des choses: Coeur), soit d'isométrie (Solutionner: Résoudre; À raison de: À proportion de). Dans le premier modèle, caractéristique du dictionnaire de langue, le premier membre, unité de la langue, est défini par le second, unité de la métalangue. Le deuxième modèle, formule privilégiée des mots croisés, inverse les fonctions. Ces différences sont neutralisées dans les équations du troisième type, le statut des deux membres étant fonction du contexte particulier de chaque -- équation sémasiologique (cf. premier modèle) ou onomasiologique (cf. deuxième modèle).[1]

Paul Robert, dans son Dictionnaire alphabétique et analogique, utilise les trois modèles: le premier dans une approche traditionnelle (alphabétique), le deuxième dans une approche notionnelle (analogique), le troisième tantôt l'une, tantôt l'autre:

1. Le Dictionaire francoislatin d'Estienne

Plus de quatre cents ans avant la parution du dictionnaire de P. Robert, Robert Estienne avait publié deux dictionnaires complémentaires «pour le soulagement de la ieunesse Francoise, qui est sur son commencement & bachelage de literature [latine]» (DFL 1539, préf.): d'abord, en 1538, le Dictionarium latinogallicam (DLG), dictionnaire de version, «commenceant par les mots Latins deschiffrez en Francois» (ibid.); puis, l'année suivante, le Dictionaire francoislatin (DFL), dictionnaire de thème, «prenant les motz de la langue Francoise, les mettant apres en Latin» (ibid.). Dans le premier, les traductions sont tantôt des équivalents, lorsque les concepts exprimés ont une dénomination en français, tantôt des explications, dans le cas contraire:

1.1. Les équations bilingues

Pour faire le DFL, Estienne retourna tout simplement le DLG; prenant les équivalents isométriques des adresses de son dictionnaire latin-français, il les rangea par ordre alphabétique, puis il présenta comme exemple d'emploi d'un ou de plusieurs des mots qu'elles renfermaient les traductions phraséologiques du DLG: Le procédé non marqué, celui de l'isométrie, a également la plus grande application lexicographique, étant le modèle même du dictionnaire bilingue et, ainsi qu'il a été dit plus haut, s'employant dans le dictionnaire monolingue comme dans les mots croisés. Par contre et toujours en ce qui concerne les formes de l'équation sémantique, le DLG, dans son emploi de l'expansion, se range du côté du dictionnaire de langue monolingue, alors que le DFL en renversant les membres de ces mêmes équations, s'apparente plutôt à la pratique cruciverbiste.

1.2. Les équations monolingues et la condensation

Lorsque, dans le DLG, une entrée est suivie de plusieurs traductions, celles-ci sont le plus souvent séparées dans le DFL: Gardées ensemble, elles sont normalement deux et forment une équation monolingue qui répond à l'équation bilingue: Les équations monolingues du DFL s'intègrent donc toujours à des équations composées (français -> français -> latin), les équations simples, plus nombreuses, équations de base, étant invariablement bilingues.

Ainsi, par une opération largement mécanique, Estienne consigne dans la nomenclature de son dictionnaire français-latin un certain nombre d'entrées paraphrastiques, pour nous en tenir au modèle de la condensation, dénommées tantôt en latin seulement, tantôt, bien que moins souvent, et en français et en latin. Le mot sous lequel les items de ce type sont classés correspond généralement au terme générique:

Dans les autres cas, c'est un autre mot sémantiquement important qui sert de sur-entrée: Dans les équations composées, il peut arriver exceptionnellement qu'une condensation dans la proposition monolingue ne soit pas accompagnée d'une condensation dans la partie bilingue: Il y a également différents degrés de condensation:

1.2.1 La deuxième édition du DFL

La deuxième édition du DFL, parue en 1549 et plus francisante que la première[4], ajoute des items dans lesquels l'équation monolingue est moins faite en fonction du latin: Le caractère monolingue d'une équation est encore plus marqué dans les cas où DFL 1549 a ajouté à un item existant une dénomination francaise:

1.2.2. Les équations indirectes

Le fait, mentionné plus haut (1.2. début), que dans la grande majorité des cas Estienne classa à part dans le DFL les traductions françaises réunies du DLG, eut souvent pour résultat de séparer la définition française d'avec sa dénomination. Il est ainsi nécessaire, dans ce cas, de passer par le DLG pour trouver à une définition française sa dénomination: Dans les derniers exemples donnés ci-dessus, le mot latin est l'étymon de la dénomination française. La dénomination de puissance n'est cependant pas toujours fournie par le DLG; elle peut ou non se réaliser dans la nomenclature du DFL (première édition ou édition postérieure):

1.3. Equations d'inclusion

Le dictionnaire de langue parfois, les mots croisés souvent, donnent des définitions qui ne vont pas assez loin dans l'analyse sémique pour distinguer le mot défini de tous les autres mots du même champ sémantique. On a donc affaire à des équations d'inclusion plutôt qu'à des équations d'équivalence. Le DFL utilise la méthode, dans les équations bilingues comme dans les équations monolingues. Utilisé dans l'ordre "Dénomination française -> Définition française", le procédé peut servir à distinguer plusieurs mots ou acceptions ayant un même signifiant: L'ordre inverse est celui de la grille de mots croisés: Dans les équations composées données ci-dessus, il y a plusieurs inclusions. Ainsi, senelles, prenelles [sic] et groseilles sont à la fois plus spécifiques que petit menu fruict et plus spécifiques que baccula; de même, balaines, beufs et roues sont des espèces de fort grand poisson et de cetus.

Les deux derniers items cités à 1.2.1 auraient pu être placés ici. En effet, le becfigue n'est pas nécessairement le seul oiseau qui se nourrisse de figues. Comme autre exemple du même genre, mentionnons également:

Le nombre de sèmes du côté du membre générique d'une équation variant en raison directe du nombre de ses termes, la distance sémique séparant les deux membres d'une équation d'inclusion est normalement plus grande dans les équations isométriques que dans les équations non isométriques;

2. Conclusion

Le degré de synonymie des termes francais réunis, soit dans le DLG, soit dans le DFL, est forcément variable et difficile à déterminer, surtout dans le cas des équations isométriques. Dans le DLG, les équivalents français peuvent ou être synonymiques, ou représenter différentes acceptions du mot latin; le statut de la paraphrase peut être ambigu -- analyse du français ou du latin? L'intérêt lexicographique de la réunion de la dénomination et de la définition est pourtant indéniable.[6]

Post-scriptum

The English Dictionarie, de Henry Cockeram (1623)

D.T. Starnes a montré la dette de la lexicographie anglaise envers R. Estienne par l'intermédiaire des dictionnaires latin-anglais et anglais-latin du XVIe siècle.[7] Ainsi, la voie tracée par Cooper, Thomas, Rider et Holyoke[8] mène directement du Dictionarium latinogallicam (1552) d'Estienne à l'un des premiers dictionnaires anglais monolingues, The English Dictionarie; or, An Interpreter of Hard English Words (Londres, 1623) de Henry Cockeram. Les ouvrages de Baret, Huloet, Elyot et Cooper[9] permettent aussi de remonter, par une filiation secondaire, de Cockeram au Dictionaire francoislatin d'Estienne.

Dans la première partie de son Interpreter of Hard English Words, Cockeram interprète, ou définit, en anglais courant, des "hard words" (mots difficiles, c'est-à-dire rares, littéraires, techniques, savants): «Edormiate. To sleepe out ones fill.»; «Exuscitate. To awake one vp from sleepe.» C'est là, l'objet principal de la lexicographie anglaise monolingue à ses débuts.

La deuxième partie, «The English Translator», insolite celle-là, retourne les items de la première. Ainsi, l'article Sleepe:

Alors que les équations en condensation monolingues (définition en langue A -> dénomination en langue A) d'Estienne furent l'exception et non la règle (voir plus haut), celles de Cockeram forment, avec des items d'encodage isométriques (type: anglais courant sleepy -> anglais "difficile" somnolent), toute la seconde partie de son dictionnaire.

Il faut remarquer que bien que certains de ces "hard words" aient bel et bien existé en anglais, ou y subsistent encore, il s'agit avant tout de latinismes. On les retrouve presque tous, sous leur forme originale latine, dans les dictionnaires bilingues dont est issu le lexique de Cockeram. Comparons:


Bibliographie

Dictionnaires de Robert Estienne


Notes

1. Cf. T.R. Wooldridge, "Le dictionnaire des mots croisés: types et méthodes", Cahiers de lexicologie, 26 (1975), 3-14.

2. Cf. P. Robert, Dictionnaire (1951-1964), Introduction; A. Rey, in Cahiers de lexicologie, 7 (1965), 91.

3. Les parenthèses sont de nous.

4. Cf. T.R. Wooldridge, Les Débuts de la lexicographie française [University of Toronto Press, 1977].

5. On pourrait séparer le latin de cet item en terme spécifique + terme générique.

6. [Mars 1997: Nous offrons au lecteur une grille de mots croisés inspirés du Dictionaire francoislatin d'Estienne.]

7. D.T. Starnes, Renaissance Dictionaries: English-Latin and Latin-English, U. of Texas Press, 1954; D.T. Starnes & G.E. Noyes, The English Dictionary from Cawdrey to Johnson, U. of N. Carolina Press, 1948.

8. Thomas Cooper, Thesaurus linguae Romanae et Britannicae, Londres, 1565; Thomas Thomas, Dictiomarium linguae Latinae et Anglicae, Cambridge, 1587; John Rider, Bibliotheca scholastica, Oxford, 1589; rev. par Francis Holyoke, 1606.

9. John Baret, An Alvearie or Triple Dictionarie, in Englishe, Latin, and French, Londres, 1573; Id., An Alvearie or Quadruple Dictionarie, Londres, 1580 [= 1573 + grec]); Richard Huloet, Abcedarium Anglico-Latinum, Londres, 1552; rev. par John Higgins, 1572; Thomas Cooper, Bibliotheca Eliotae, Londres, 1548.