Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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Gilles Ménage, ses aspects théoriques et sa technique à la lumière des acquis de la lexicologie et de la lexicographie modernes

Jaakko A. Ahokas

Helsinki

Comme le titre de cette communication l'indique, j'examinerai ici les aspects théoriques et la technique de Ménage dans son dictionnaire, mais je voudrais le préciser en y ajoutant « sous-jacents » après « théoriques », puisque Ménage ne présente pas explicitement une théorie qui aurait informé son travail. Tous ses ouvrages n'étant pas accessibles en Finlande, je me suis servi de ses Observations sur la Langue Françoise et de la deuxième édition revue et augmentée du Dictionnaire publiée en 1750, dont les éditeurs ont très honnêtement indiqué ce qu'ils y ont ajouté, de même que ce qui y est de Ménage (lettre M). Ménage était le premier en France à publier un dictionnaire explicitement étymologique, mais pas le premier à composer un dictionnaire français monolingue. Nicot, le pionnier, l'a précédé d'un bon nombre d'années avec un dictionnaire daté de 1606, mais je n'ai pas l'intention de faire ici une étude comparée des ouvrages de ce type.

Un principe général se dégage immédiatement de l'examen des œuvres de Ménage, c'est-à-dire le postulat qu'il existe un système de communication linguistique oral et écrit uni, en l'occurrence le français, composé d'unités discrètes appelées « mots » pouvant être décrits et analysés. L'ensemble de ces unités, désigné aujourd'hui par le terme « lexique », comprenait ceux qui étaient employés par une certaine classe sociale, mais Ménage n'est pas exclusif sur ce point : il donne des mots dialectaux, vieillis et familiers ou plaisants comme becquebo (Picardie) "pivert", charivari (l'article comprend plus de deux pages) ou coquecigrue (presque une page). Il présente aussi pratiquement tous les mots ayant servi plus de deux cents ans plus tard à Jules Gilliéron dans son analyse des différents noms de l'abeille : avette, appette, eps et mousches à miel, avec des citations des deux anciennes coutumes de Montreuil et de l'Anjou.

Il n'y a pas grand-chose à dire à ce propos de la typographie de l'ouvrage, qui, dans ses grands traits, ne diffère pas essentiellement de celle pratiquée encore aujourd'hui dans les publications du même type. Les entrées sont en caractère gras, le texte, déplacé vers la droite par rapport à l'entrée, est en maigre, les citations en italique et l'entrée dans la citation en romain. Ce qui manque par rapport aux ouvrages modernes, c'est par la force des choses la prononciation, donnée quelquefois aujourd'hui en caractères phonétiques, mais certaines informations relatives à celles-ci y figurent pourtant, comme celle-ci : « abbayer. On dit aussi abboier. » Ménage n'a pas, selon toute évidence, cherché à déterminer quand et dans quel texte le mot a été utilisé pour la première fois, mais il mentionne pourtant quelquefois une vieille charte ou aussi un texte littéraire dans lequel le mot apparaît, sans toutefois en donner la datation, sauf indirectement, par le titre même et le nom de l'auteur, connus sans doute des érudits de son temps mais devenus vite obscurs. Ainsi, s.v. ABONNER : « Glaber Rodulphus, Hist. litt. 2, cap. 10. », s.v. AIGRE : « Joannes Hocsenius, liv. 2, chap. 15 des évêques de Liège, appelle agresta, ce que nous appellons aigres », s.v. BIENFAIT (pour usufruit) la Coutume d'Anjou, art. 222, ainsi que les Capitulaires de Charlemagne s.v. BENEFICIUM, sans mentionner le sens moderne du mot.

L'ordre de classement des entrées est strictement alphabétique en principe, avec quelques rares exceptions apparemment accidentelles. Ce choix est implicite et semble avoir été considéré comme allant de soi par Ménage, qui n'explique pas pourquoi il l'a adopté ni à justifier son choix, malgré les critiques suivantes formulées par Vaugelas en 1647 :

La discussion sur ce sujet s'est poursuivie jusqu'à nos jours ; en 1952 M. Baldinger a consacré un article sur la forme d'un dictionnaire scientifique, dans lequel il cite six linguistes allemands qui, de 1827 à 1921, ont critiqué les systèmes alphabétiques [1], auxquels on peut ajouter l'ouvrage, beaucoup discuté, de R. Hallig et W. von Wartburg sur le système par concepts comme base de la lexicographie [2]. Ménage ne s'est donc pas demandé comment il fallait classer les dérivés d'une racine ou d'un monème [3].

Puisque Ménage a suivi strictement l'ordre alphabétique, il a disposé toutes les unités qui figurent comme entrées de la même manière, c'est-à-dire d'après la première lettre de l'unité, qui peut être un mot simple, un mot construit (dérivé ou composé, un syntagme ou une locution, les dernières toutefois présentées dans l'article ayant comme première partie le premier mot de l'unité), que Ménage désigne par les termes « façon de parler », « locution », « diction » et le syntagme « on dit proverbialement ».

En fait, Ménage a relativement peu de mots composés comme entrées ; je n'en ai pas fait le compte, mais j'ai pris comme échantillon ceux dont le premier élément est le thème verbal porte-. Or, malgré le fait que certains en sont relativement fréquents encore aujourd'hui, il n'y en a pas un qui fasse l'objet d'un article, même ceux qui se réfèrent à des faits plus familiers du temps de l'auteur que de nos jours. Porte-monnaie n'entre pas en ligne de compte, puisqu'il n'est attesté que depuis 1856 (d'après PR 1990), porte-bannière non plus (1875), bien que la première datation de bannière soit du 12e siècle et que l'objet ait eu une forte valeur symbolique dans la société féodale (sous bannière Ménage a bandophorum dans un exemple en latin). D'autres mots dont les référents sont également valorisés dans ce type de société sont porte-drapeau, porte-étendard, porte-épée et porte-étriers. Dans d'autres domaines conceptuels nous avons porte-clés "gardien de prison", porte-croix, portefaix et portefeuille. Par contre, la série de mots ayant comme première partie le thème verbal boute du verbe bouter, « vieux mot » selon Ménage, qui « forme plusieurs dictions encore en usage », comprend les unités suivantes : boute-en-train, boute-feu, boutehors, boute-selle, boute-tout-cuire "goinfre", boutevent et boutechoque "mauvaise rime" (s.v. GORET « rime goret », rithme de gorets ou de boutechouque, dans un traité de rhétorique, s.d.) ; bouteroue (1636) n'est pas donné.

Ce qui est dit ci-dessus sur la manière de présenter les syntagmes lexicalisés, les locutions, les proverbes et les autres entités du même type n'est pas entièrement exact. Il y a quelques cas dans lesquels une unité de ce type est donnée comme entrée, par exemple abbois, être aux abbois, avec la remarque : « C'est une façon de parler tirée de la chasse au Cerf », avec une citation d'Henri Estienne. Ferrer est traité de la même manière dans la locution ferrer la mule, selon Ménage une « expression proverbiale qui se dit lorsque les domestiques [...] trompent sur le prix des marchandises », avec une anecdote de Suétone à l'appui, où l'unité est décrite comme un « proverbe » ; à noter que le mot proverbe ne figure pas comme entrée dans l'ouvrage. On trouve quelquefois les locutions dans des contextes inattendus, par exemple sous males (pl.) et la remarque : « on dit proverbialement `les effets sont mâles, & les paroles femelles' ». L'article est assez long, avec le renvoi « voir hardie langue, couarde langue », mais il n'y a pas d'entrée langue.

Il est impossible de présenter ici une analyse statistique sur la fréquence des lexèmes appartenant aux différents champs sémantiques représentant les différents domaines des activités humaines [4].

Lorsque nous examinons la nomenclature de l'ouvrage de Ménage à la lumière de ce que je viens d'exposer, nous pouvons constater que ses intérêts personnels ainsi que ceux d'un homme érudit et cultivé de l'époque s'y reflètent dans une assez large mesure. M. Matoré (1968 : 73) le décrit comme « un érudit et non un amateur comme Vaugelas et Bouhours ». D'abord avocat au parlement, il se fit ensuite ecclésiastique mais ne se retira nullement du monde, car il réunissait chez lui des savants et des gens d'esprit ainsi que des femmes du monde et écrivait lui-même des poèmes galants. De sa carrière d'avocat proviennent les termes de droit, féodal ou autre, assez abondamment commentés, qui ne sont toutefois pas nombreux au point qu'on le remarque. On trouve alleu (p.38-41), ambassadeur (une page et demie ; mes comptes ne sont pas exacts à une ligne près), ap(p)anage (près de deux pages), aubaine (une page et demie), adveu, advouerie, advouer "tenir et relever d'un seigneur" (plus de deux pages), baillif (le P. Jacob : baile "ambassadeur de Venise", Caseneuve environ une colonne, Ménage plus d'une colonne), baron (Ménage plus d'une page, Le Duchat un tiers de colonne, le P. Jacob une colonne), cour du roi (une page trois quarts, avec aussi la Cour des Miracles ; l'article est centré sur l'étymologie, que l'auteur renonce à déterminer), fief (une page et demie).

Quand on dit que Ménage était un érudit, cela ne signifie pas qu'il était grammairien. Il ne discute guère de points de grammaire et n'inclut que très peu de termes techniques de ce domaine ou de la philologie dans sa nomenclature, où l'on ne trouve pas les termes adjectif, adverbe, conjonction, impératif, indicatif, négation, négative (ni le verbe nier), phrase, proposition (ni proposer), subjonctif, syntaxe ou verbe (mais par contre apostrophe : « Terme d'imprimerie [...] cette marque n'est pas ancienne dans notre langue » ; à noter la confusion entre « langue » et « écriture »).

On s'attendrait à ce que Ménage, en tant que poète, se soit intéressé à la terminologie de ce domaine, auquel on adjoignait la rhétorique de l'époque, mais là aussi les entrées sont rares. Il n'y a pas chanson, geste, épique, épopée (de 1675), ni hexamètre, iambe, mètre, métrique, poème, poète, poétique, rhétorique, syntaxe, style ; il y a alexandrin, l'objet d'un long article, et élégie. On pourrait présumer que Ménage, mondain et auteur de vers galants, ne voulait pas faire figure de pédant en étalant des détails techniques. Le côté technique de la musique ne l'intéressait apparemment pas non plus, la terminologie de ce domaine étant tout aussi peu représentée dans l'ouvrage. On n'a pas le mot même de musique, pas plus que chant, chanter, plain-chant, chœur, chorale, contrepoint, harmonie, hymne, psalmodie, psalmodier, psaume ; on a antienne (pas le sens figuré), clavecin, harpe, lut (une colonne ; de l'espagnol, avec l'étymologie arabe), viole et violon, donc les instruments usuels dont on jouait dans les salons, ainsi que clairon et cor, ajouté par Le Duchat.

Comme je l'ai dit ci-dessus, je n'ai pas établi pour cette communication une statistique par domaines des entrées qui figurent et ne figurent pas dans le Dictionnaire, car ce serait un travail très étendu, même à l'ordinateur. Je n'ai fait que présenter un plan d'ensemble pour ce genre d'entreprise.


Bibliographie

Baldinger, K. (1952). « Die Gestaltung des Wissenschaftligen Wörterbuchs », RJ 5, p.65-94.

Hallig, R. & W. von Wartburg (1952). Begriffssystem als Grundlage für die Lexicographie. Versuch eines Ordnungsschemas. Berlin, Abhandlungen der Deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin. Klasse für Sprachen, Literatur und Kunst 4.

Matoré, G. (1953). La Méthode en lexicologie. Domaine français. Paris.

Matoré, G. (1968). Histoire des dictionnaires français. Paris.

Rey, A. (1977). Le Lexique : images et modèles. Du dictionnaire à la lexicologie. Paris.

Rey-Debove, Josette (1971). Étude linguistique et sémiotique des dictionnaires français contemporains. The Hague-Paris, Mouton.

Tollenaere, F. de (1960). Alfabetische oder ideologische Lexicografie ?. Leiden.

PR 1990 = P. Robert, Le Petit Robert 1. Nlle éd. revue, corrigée et mise à jour. Paris.


Notes

1. Cf. Tollenaere 1960 : 1-2.

2. Hallig & Wartburg 1952 ; cf. Rey 1977 : 32-3.

3. Problème à propos duquel entre autres M. Alain Rey parle de l'éclatement de la réalité linguistique selon la répartition arbitraire de l'alphabet, avec l'exemple suivant : « point faible rejeté après pointeur, point mort après pointilliste, point-virgule après pointure seraient tous séparés de point », avec la remarque additionnelle : « où on les trouve actuellement » (Rey 1977 : 24). J'ai traité moi-même brièvement ce problème dans une communication à la 10e Rencontre des professeurs de français de l'enseignement supérieur (en Finlande) les 16-17 mars 1990 (les communications n'ont pas été publiées), où je cherche à découvrir pourquoi, dans le dictionnaire Petit Robert, les entrées feu de joie et coup de feu sont placés sous feu, tandis que mettre le feu aux poudres et feu follet sont l'objet d'articles séparés. Selon moi, ceci est dû au fait que les deux premières unités ont pour référent un feu concret, tandis que, des deux autres, le référent de la première est métaphorique et c'est la « poudre », ayant comme référent transposé "manifestation soudaine de violence" qui est l'élément principal, et que celui de la deuxième est « follet », porteur des sèmes "surnaturel" et "maléfique", qui confère à « feu » un sens spécial.

4. Mme Rey-Debove (1971 : 92-5) emploie à ce propos les termes langues thématiques et domaine conceptuel ou thème, défini comme le centre d'intérêt de tout individu, lié à ses activités professionnelles, à ses occupations, à ses loisirs. Une partie de chacun de ces domaines est commune aux personnes moyennement cultivées. Le lexique des langues thématiques se compose donc de mots non courants renvoyant aux concepts non courants d'un thème et de mots peu courants ou courants, mais marqués, renvoyant aux concepts courants d'un thème. L'influence de ces concepts se fait fortement sentir dans les langues thématiques et dirige le choix des entrées d'un dictionnaire selon la personnalité de son auteur, « la personnalité du dictionnaire ».