Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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Ouverture du Colloque

Kurt Baldinger

Heidelberg

Qui était Gilles Ménage ? L'auteur du premier Dictionnaire étymologique du français, paru en 1694. C'est tout ce qu'on sait d'habitude. Et on s'est moqué de ses étymologies à l'époque comme on s'en moque encore aujourd'hui. Tout comme du premier Dictionnaire de l'Académie française, paru la même année ; on s'est moqué de « cet enfant de tant de pères » (Montesquieu dans les Lettres persanes (XXXII) quelques années plus tard). Est-ce que Ménage « s'identifie au pédant vaniteux mis en scène par Molière dans les Femmes savantes sous le nom de Vadius » ? Question que se pose Isabelle Leroy-Turcan dans sa thèse de 1991 (p.6). Elle s'est rapidement rendu compte que « Gilles Ménage fut un personnage d'une autre envergure ». Mme Leroy-Turcan constate qu' « il n'a été que très progressivement apprécié à sa juste valeur » (p.6) et je me demande même si c'est vraiment le cas. Notre Colloque, il me semble, a justement ce but, d'apprécier Gilles Ménage à sa juste valeur, de le comprendre comme savant du 17e siècle, sans le détacher du contexte contemporain. M. Christian Schmitt -- et je regrette de ne pas pouvoir le passer sous silence -- a publié un compte-rendu de la thèse de Mme Leroy-Turcan qui dépasse de loin les limites d'une critique scientifique objective et qui se termine de façon purement injurieuse [1], lui reproche, p. ex., de ne pas avoir tenu compte de la `préhistoire' de l'étymologie française -- ce qui n'était pas sa tâche et ce qui n'est même pas tout à fait correct -- et qu'elle ait vérifié les étymologies de Ménage à partir des manuels étymologiques actuels. Mais cette vérification est tout à fait légitime, si on ne reproche pas à Ménage de ne pas avoir connu les lois phonétiques découvertes au 19e siècle ! Elle permet au moins de constater dans quelle mesure les principes beaucoup trop généraux de Ménage -- addition de syllabe, retranchement de syllabe, métathèse et analogie --, qui ne freinaient guère ni son intuition ni sa fantaisie, lui permettaient de trouver des solutions étymologiques admises encore à l'heure actuelle. L'écart entre les résultats scientifiques de 1694 et ceux de 1994 n'est pas imputable à Gilles Ménage, mais au progrès de la science linguistique. On pourrait reprocher, à la rigueur, à Mme Leroy-Turcan, d'avoir choisi la lettre B comme base de comparaison puisque le FEW -- le manuel actuel le plus important -- a atteint sa méthode `définitive' seulement à partir de la lettre C (qui a paru après D-F) et la lettre G [2].

Dans cette perspective historique, il est tout à fait étonnant que Ménage ait souvent touché le but : les 70% des étymologies correctes, déjà admises par Diez, sont encore approximativement valables aujourd'hui, ce qui est tout à fait étonnant ! J'en ai fait une première expérience moi-même, lorsque j'ai travaillé comme jeune assistant dans le bureau de Wartburg. En préparant l'article MASSA du FEW (avec amasser, ramasser, etc.) je suis tombé sur un substantif mâsse avec a long (écrit avec circonflexe encore par l'Ac 1835) "(terme de jeu) somme d'argent mise au jeu" qui, apparemment, avait une origine différente. Le DG et Nyrop proposaient un emprunt à l'it. massa. Ménage avait déjà proposé une autre origine (1694) :

MAS. -- Terme de Jeu de Dez. De l'Espagnol mas, qui signifie davantage, et qui a été fait de magis. Du substantif mas, on a fait le verbe masser.

Cette proposition de Ménage est tout à fait correcte [3]. On pourrait objecter que más, en espagnol, n'est pas attesté comme terme de jeu ! Mais ceci s'explique facilement : en espagnol le mot signifie simplement "plus" et n'est pas senti comme terme de jeu ; mais Pongo más "j'augmente mon enjeu" devient un terme de jeu pour un français pour lequel más ne tient pas d'autre signification ! Le mot manque toujours dans le FEW s.v. MAGIS, article rédigé par Poppe (il manque de même s.v. MASSA et parmi les mots d'origine inconnue sous "enjeu", FEW 22, I, l82a). Mais il va sans dire que les possibilités de Ménage, basées sur une méthodologie nettement préscientifique et insuffisante, sont très limitées. La `réhabilitation' envisagée par Mme Leroy-Turcan (p.6) n'est possible que dans un cadre historique, limité par les connaissances scientifiques de l'époque. Est-ce que Gilles Ménage a dépassé ces limites et dans quelle mesure ? Ce sera la tâche la plus sérieuse et la plus importante de notre Colloque. Mme Leroy-Turcan a d'ailleurs raison de distinguer entre la théorie explicite et la théorie implicite de Ménage, celle qu'il formule et explique lui-même et celle qu'il emploie dans le corps même de l'ouvrage. Les deux aspects ne coïncident pas forcément.

Le but du Colloque est donc de rendre justice à Gilles Ménage, et ceci dans un sens critique, mais tenant compte de l'état de la science linguistique et tout particulièrement étymologique de l'époque. Il a été critiqué sévèrement aussi bien au XVIIe siècle qu'aujourd'hui et souvent de façon non justifiée ou contradictoire. Il est temps de le juger de façon plus impartiale, de lui rendre justice, tout en critiquant ses défauts -- qui sont en même temps ceux de la science linguistique de son époque --, et en relevant ce en quoi il a contribué au progrès de notre science.


Notes

1. Ce n'est pas du tout la seule fois que Christian Schmitt a fait preuve d'un manque de pondération déplorable. Deux exemples : son compte-rendu de la thèse de Thomas Städtler, Zu den Anfängen der französischen Grammatiksprache (Beiheft de la ZrP, 223), Tübingen 1988, dans lequel il dit ne pas comprendre que j'ai pu accepter comme éditeur « eine derartige Studie » pour les Beihefte de la ZrP (Romanistisches Jahrbuch 1992, p.189) ; que l'on compare ce jugement avec celui de Brian Merrilees, romaniste de Toronto de renommée internationale : « Cet excellent livre de Thomas Städtler fera date et servira comme point de repère à toute nouvelle investigation dans ce domaine » (Romania 109, 1988, 397-411) ; Merrilees précise : « Le glossaire par S. est extraordinairement riche et fournit une documentation qui devrait enlever tout doute sur l'existence d'une terminologie compréhensive fonctionnant au moyen âge. Plus de 200 termes, dépouillés des onze textes publiés par S. » (p.415). Siegfried Heinimann (Bern) écrit à propos du même travail : « Die umsichtig und im allgemeinen sorgfältig ausgeführte Dissertation ist ein wertvoller Beitrag zur historischen Lexikographie wie zur Geschichte der mittelalterlichen Grammatik. » (ZrP 107, 1991, 213-5). Leena Löfstedt (romaniste suédoise bien connue, enseignant aux États-Unis) : « Bonne présentation des premières grammaires qui utilisent le français comme métalangue, le livre de M. Städtler constitue un complément important à l'œuvre de L. Holtz. [...] La seconde moitié du livre [...] constitue un dictionnaire des termes grammaticaux du français médiéval [...]. Il s'agit d'un dictionnaire parfait comme peut le faire un membre de la rédaction du DEAF. Le travail minutieux de M. Städtler est couronné de succès : beaucoup de mots jusqu'ici inconnus de nos dictionnaires et beaucoup de premières dates corrigées » (Vox Romanica 49/50, 1990/91, 527-8). Je me contente de ces trois témoignages.

Dans un autre compte rendu Christian Schmitt me reproche de publier des pages et des pages pour établir l'étymologie de beaucoup < beau et coup, étymologie connue depuis belle lurette et mise en question par personne, mais il n'a même pas lu attentivement le premier passage de l'article en question (Le remplacement de moult par beaucoup) où je dis clairement que c'est l'étymologie interne, le processus lent et complexe du changement de dénomination, qui m'intéresse (v. maintenant à ce sujet ma réponse à Schmitt : Nachdenkliche Betrachtungen (ZrP 109, 1993, 600-1), et je suis convaincu qu'il s'agit d'une perspective de première importance pour la recherche future. `L'étymologie histoire du mot' deviendra de plus en plus primordiale.

2. En ce qui concerne le travail de Mme Leroy-Turcan, cf. maintenant le c.-r. de Max Pfister (ZrP 110, 1994, 265-7).

3. K. Baldinger, « La masa del juego entre la multitud de las masas », Homenaje a Dámaso Alonso, I, 1960, p.159.