M. Bierbach, "Trois précurseurs de Ménage en France au XVIe siècle : Bovelles, Le Bon et Bourgoing"

3. Bourgoing

Jacques Bourgoing, né en 1543 dans le Nivernais [57], tente de faire fructifier pour le français un troisième aspect de la compréhension qu'on avait de l'étymologie dans l'Antiquité. Le conseiller du Roy [58] dédie au Roi Henri III son ouvrage paru à Paris en 1583 et intitulé De origine usu et ratione vulgarium vocum linguae Gallicae, Italicae, & Hispanicae, libri primi sive Centuria una. Il y traite d'abord seulement cent mots français qui commencent tous par la lettre A [59].

Quelle conception Bourgoing a-t-il du français et pour quelles raisons utilise-t-il donc l'étymologie ? Comme Bovelles et Le Bon, Bourgoing part également de la pensée antique et médiévale selon laquelle toute évolution linguistique est la corruption d'un état idéal à l'origine [60]. Cet état primaire idéal est représenté par l'hébreu ; Bourgoing peint un tableau de l'évolution généalogique facile à mémoriser :

Bourgoing pense que l'unité des trois langues dérivées du latin est encore plus étroite que ne le pensent Bovelles et Le Bon, car il part non seulement de la parenté linguistique commune, mais aussi de celle politico-culturelle :

Cette conception a pour conséquence que Bourgoing ne considère pas le français individuellement, mais en corrélation étroite avec l'italien et l'espagnol et traite de ce fait les trois langues conjointement dans son ouvrage. Même si les trois « langues-sœurs » dérivées du latin sont un latin corrompu, cela n'exclut pas qu'elles puissent atteindre elles-mêmes un apogée et la perfection qu'elles ont déjà atteints dans une large mesure puisqu'elles sont plus proches que jamais du latin [63].

C'est dans l'état d'achèvement relatif des langues vulgaires que le rattachement aux origines est un pas nécessaire pour contribuer à un plus grand perfectionnement [64]. Outre les grammairiens latins comme Varron, il cite ici Isidore de Séville parmi les modèles de son entreprise et ceci à juste titre, car son travail sur les origines ne sert pas à la démonstration de la latinitas comme c'est le cas chez Bovelles ; à la différence de Le Bon, Bourgoing ne s'intéresse pas non plus à l'étymologie en tant que méthode d'une ars grammatica, grâce à laquelle des critères de la correction linguistique pourraient être tirés [65]. Bien plus, Bourgoing ressuscite derechef le concept antique qui détermine également la pensée d'Isidore de Séville et selon lequel la connaissance du mot est la clef de la connaissance de la chose [66]. Dans la question de savoir quelle est la relation entre le mot et la chose, question qui lie depuis toujours la philosophie de la connaissance et la linguistique [67], Bourgoing adopte la position suivante : La connaissance de la chose n'est possible que par le biais de la connaissance des mots et de leurs causae nominandi :

Ainsi, l'étymologie est aux yeux de Bourgoing le premier pas nécessaire à tout savoir :

Dans ces hypothèses conceptuelles, rien d'étonnant à ce que les commentaires concernant les mots-vedettes français ne citent pas seulement les dénominations correspondantes en italien et en espagnol et ne les expliquent pas seulement en faisant appel aux origines latines, grecques et parfois hébraïques, mais bien plus la révélation des différentes motivations de cette dénomination donne également lieu à des commentaires techniques variés [71].

Bourgoing est bien conscient que sa démarche est dépourvue de méthode exacte ; son œuvre est le fruit d'une activité éclectique de collectionneur et d'observateur depuis des années :

La conscience de se mouvoir avec l'étymologie dans le cadre des arts conjecturaux n'est pas seulement vivante au XVIe siècle, mais détermine encore bien après Ménage la représentation de l'étymologie en tant que discipline comme tel est le cas dans l'Encyclopédie de 1756. Dans son article ÉTYMOLOGIE, De Jaucourt qualifie celle-ci explicitement d'art conjectural [73]. Elle est essentiellement considérée comme un instrument utile pour éclairer des questions d'histoire culturelle [74], mais non pas comme science qui répond à l'exigence de produire des résultats fiables. Ceci explique le refus que Ménage exprime dans son avant-propos des Origines de 1650 vis à vis des nombreux précurseurs énumérés nominalement depuis l'Antiquité jusqu'à son époque :

Quiconque s'adonne à un art conjectural le fait sur la base de sa propre somme de savoir et d'expérience subjective [76]. Ménage avait de toute évidence suffisamment confiance en ces deux éléments puisqu'il ajoute aux collections qu'il a critiquées lui-même son dictionnaire étymologique [77].

Conclusion

Les trois auteurs du XVIe siècle, Bovelles, Le Bon et Bourgoing, font appel à l'étymologie lorsqu'ils s'efforcent de donner au français une forme encore plus parfaite. Dans ce but, chacun applique à la langue vulgaire un des aspects caractéristiques de l'étymologie sur lesquels certains grammairiens de l'Antiquité, en particulier Varron, avaient mis l'accent [78]. Utiliser les moyens de l'étymologie n'est pas, pour eux, une sorte de discipline philologique avant la lettre, mais le point de départ légitime de toute réflexion linguistique, un héritage des Anciens. Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure Ménage peut être considéré comme le continuateur de cette tradition. Selon toute apparence, les efforts de Ménage furent en tous cas compris par ses contemporains sous l'angle d'une transposition des données varroniennes. Dans son Dictionnaire historique et critique de 1720, Pierre Bayle qualifiait Ménage de « Varron du XVIIe siècle » [79]. En tant que grammairiens succédant à Varron, Bovelles, Le Bon et Bourgoing ne seraient donc pas uniquement dans un sens chronologique les prédécesseurs de Gilles Ménage.

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Notes

57. On sait peu de choses de sa vie : « Jacques Bourgoing appartenait à une famille nivernaise, dont un grand nombre de membres remplirent des charges judiciaires. [...] De ce mariage étaient nés six fils et quatre filles. Jacques était le dernier de ces enfants : il était né le 18 mars 1543. » (Archives 1988 : 223 (fiche 142)) ; « [...] mais nous ne savons rien de sa vie et nous ignorons même quand il mourut. » (ibid. : 227).

58. « Auctore I.B. Parisiensi Consiliario Regio » (Bourgoing 1583 : page de titre).

59. Apparemment, il avait l'intention de poursuivre son ouvrage en cas de succès (Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° [e.iv.]v).

60. « [...] la conception du temps qui avait été celle de l'homme antique. Elle se fonde en effet sur l'idée que, loin d'être créateur, le temps n'est qu'un processus de dégradation à partir d'une origine où les êtres et les choses étaient en pleine possession de leur intégrité authentique » (Fontaine 1966 : 532).

61. Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° a.iij.v.

62. Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° e.i.v.

63. « [...] l'Italie, France, & Hespagne [...] ont aisément par le changement de la langue maternelle, & emprunt de la Latine maistresse, composé ces langues, que nous voyons Latines corrompues : engendrées vray est, de la corruption de la Latine [...] Mais en beauté & accomplissment : qui est à present nostre but & subiect. On ne peut nier quelles ne soient maintenant plus parfaites que iamais, d'autant qu'elles approchent plus que iamais du Latin, leur origine [...] » (Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° [a.iv.]r). Gerighausen (1963 : 95 et 103) fait remarquer que Bourgoing prend explicitement position dans la discussion en France en faveur de la latinité et contre une nature imminemment grecque de la langue française. Bourgoing désigne nominalement Budé et Perion comme les partisans de la grécité de la langue française (Epistre au Roy, f° e.ij.r).

64. C'est ce qui s'était déjà passé dans l'antiquité latine : « La langue Latine estant en sa fleur & vertu du temps & par la bouche de Cicero, Cesar, & plusieurs autres, sçauantz et puissants Romains, fust aussi recherchée en son origine par le docte Varro, Festus Pompeius, Nonius Marcellus, & autres, & de siecles plus moderne [sic] par Isidorus, bon autheur. » (Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° a.iij.v). Ce n'est certainement pas un hasard si les noms de ces trois grammairiens, « Varro, Festus Pompeius, Nonius Marcellus », sont cités dans ce contexte : De lingua latina de Varron avait été publié en France tout d'abord dans une édition qui regroupait également les cornucopiae de l'Italien Perotti et les œuvres de Festus et Nonius Marcellus (cf. Varron 1967 : I, Introduction, xxviii sqq.). L'édition parisienne trouvée dans le catalogue de la BN est datée de 1528 selon le colophon. C'est très probablement grâce à cette édition que la réception de l'œuvre de Varron dans la France du XVIe siècle fut directement liée aux deux autres grammairiens.

65. « [...] souvent advient, disoit Varro, que la nature des mots est certaine & entiere : mais l'vsage est ou depraué par le vulgaire, ou changé à son arbitre & fantaisie. Donc qui peut bien parler sans sçauoir la proprieté : d'ou se peut mieux sçauoir la propriété, que par l'origine ? » (Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° e.iij.v). Cependant, les autres arguments avancés au cours de cette dédicace montrent que, dans son travail sur les origines des mots français, il n'y va pas de cet aspect.

66. D'après cette conception, le chemin mène à la chose seulement par le biais du mot, d'où la connaissance du mot considérée comme à la base de tout savoir. Et comme chez Isidore de Séville, les origines comprises comme connaissance approfondie du lexique mènent aux yeux de Bourgoing à l'encyclopédie. Bourgoing comprend cela comme imitatio des modèles des Anciens lorsqu'il fait des recherches étymologiques dans l'intention de transmettre un savoir encyclopédique : « Ce n'est donc sans exemple & louable imitation de rechercher & cognoistre l'origine des motz, indices des choses. » (Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° a.iij.v). Dans cette conception du mot, Bourgoing suit les traces de Varron ; chez ce dernier, une telle conception est proche des représentations platonicienne et stoïcienne (cf. Arens 1969 : 6-17). Cf. aussi Collart (1978 : 195) : « Tous les grammairiens anciens sont convaincus qu'il y a entre le 'mot' et la 'chose', verbum et res, un rapport d'idéale convenance. [...] Varron nous dit en effet [...] : 'Verbum dictum est quasi a uerum boando, hoc est uerum sonando' ('Le mot uerbum est formé, par à peu près, sur uerum boare, c'est-à-dire : faire retentir la vérité'). » Bourgoing lie celle-ci au mythe chrétien de la création du mot par Adam qui agit sur l'ordre de Dieu (cf. Bourgoing 1583 : a.ij.v). Contrairement à Bovelles, Bourgoing déclare expressément son hostilité à la conception aristotélicienne selon laquelle les noms des choses seraient arbitraires : « Qui m'a faict esmerueiller que ce grand & commun Philosophe estime plus les noms estre fortuitement donnés : le sien mesme d'Aristote estant bonne fin ariston telos. Car quant a ceux qui sont simples appellez primitifs, encor ont ils leur origine d'vne autre langue, plus ancienne, que nous deuons estimer l'Hebraique, par argument du simple au composé [...] » (Bourgoing 1583 : Epistre au Roy, f° a.iij.r).

67. Cf. Arens 1969 : 6.

68. Cette formulation rappelle celle d'Isidore de Séville dans le livre I De Grammatica, chap. 29, De etymologia des Etymologiae : « Omnis enim rei inspectio, etymologia cognita, planior est. » (Isidore : I.29, col. 105). Collart (1978 : 195 sqq.) traduit ceci par : « L'étude attentive de toute chose est plus aisée une fois l'étymologie connue ». La conception d'Isidore de Séville concernant le rapport du mot à la chose comme impositio nominum secundum naturam reflète exactement l'interprétation de Varron (cf. Isidore : I.29).

69. Bourgoing 1583 : f° e.iij.r-v.

70. Bourgoing 1583 : f° e.iij.v.

71. Les mots-vedettes servent donc de titres de traités qui comprennent souvent plusieurs pages et pour lesquels il est difficle de donner des exemples en peu de mots. Néanmoins, dans l'article abecé, par exemple, on voit que pour Bourgoing il s'agit de faire la lumière sur certains aspects du domaine évoqué en comparant les différentes causae nominandi dans les trois langues-sœurs (Bourgoing 1583 : f° 9r).

72. Bourgoing 1583 : f° i.v. Bovelles, lui aussi, qualifie son activité de coniectura : « Vnde autem Belgae dicti sint, coniectura docet : quoniam à Belgio minore Brenni fratre [...] » (Bovelles 1973 : 97). Encore plus transparent dans la dédicace : « En effet, dans ces recherches, on n'a pas le timon de la raison, on n'a pas de règle fixe et déterminée pour conduire le char de l'esprit mais il faut naviguer, il faut jeter l'ancre là où le temps, le lieu et les lèvres hésitantes des hommes appellent nos intelligences. » (ibid. : 75).

73. « [...] l'origine d'un mot est en général un fait à deviner, un fait ignoré, auquel on ne peut arriver que par des conjectures, en partant de quelques faits connus. [...] l'art étymologique est, comme tout art conjectural, composé de deux parties, l'art de former des conjectures ou des suppositions, & l'art de les vérifier [...] » (Diderot & d'Alembert 1751-80 : VI, 98b, s.v. étymologie).

74. « Cependant malgré ces inconvéniens, l'art étymologique ne doit point passer pour un objet frivole, ni pour une entreprise toûjours vaine & infructueuse. [...] Il fait partie de la littérature dont l'étude peut être quelquefois un secours, pour éclaircir l'origine des nations, leurs migrations, leur commerce, & d'autres points également obscurs par leur antiquité. » (Diderot & d'Alembert 1751-80 : VI, 111a, s.v. ÉTYMOLOGIQUE, art).

75. Ménage 1650 : Epistre, f° [a.iv.]v.

76. Cf. Diderot & d'Alembert 1751-80 : III, 870b, s.v. CONJECTURE.

77. Dans son épître de l'édition de 1650, il n'ajoute à ses nombreuses critiques dirigées contre les travaux étymologiques parus jusqu'alors aucun argument qui justifierait un nouvel ouvrage. Il passe simplement en revue le grand domaine des connaissances linguistiques, littéraires et historiques, qui selon lui seraient la condition sine qua non pour tenter à nouveau des réflexions étymologiques dont les résultats auraient plus de chances d'être acceptés, mais à cela il ajoute : « Et je n'ay qu'vne legere connoissance de la moindre partie de toutes ces choses » (Ménage 1650 : Epistre, f° e.v). Ménage ne nommant aucune autre raison à sa nouvelle tentative dans le domaine de l'étymologie, domaine exploité, selon lui, avec si peu de succès jusqu'alors, il nous reste à en déduire que, bien qu'il affirme le contraire, il considère l'étendue de ses propres connaissances pour une telle entreprise pour suffisante ou pour le moins comme plus grande que celle de ses prédécesseurs.

78. Pas une seule de ces tentatives n'a pu résister dans la discussion linguistique portant sur le français aux siècles suivants. Ceci montre dans quelle mesure ces trois ouvrages se révèlent être les tous premiers tâtonnements d'une réflexion sur la langue vulgaire. Considérer l'étymologie comme une méthode permettant de prouver la latinitas du français, ce que fait Bovelles, est une idée qui est en perte de vitesse dans le courant du XVIIe siècle. L'étymologie comme moyen de décider de la correction de la langue, tel est le but de Le Bon, perd également de son importance au XVIIe siècle et cède le pas à l'idée de l'usage. Le point de départ de Bourgoing, qui était de considérer la connaissance profonde du mot comme accès nécessaire à tout savoir est repris par Besnier dans sa préface du dictionnaire de Ménage de l'édition de 1694 comme justification de ses réflexions étymologiques, alors qu'il n'était déjà plus un concept généralement accepté. Le jésuite Besnier prend explicitement appui sur la théorie traditionnelle de l'impositio verborum grâce à la sagesse d'un nomenclateur originaire et entreprend de justifier très tardivement l'étymologie, cette « Science presque abandonnée parmi nous » (Besnier 1694 : f° e.i.r), du point de vue de la philosophie de la connaissance et de la langue notamment, en se référant également aux Pères de l'église (ibid. : f° o.ij.r). Besnier a conscience que sa conception se dresse contre une autre tendance fortement représentée à son époque : « Aprés cela je ne croy point qu'on puisse souffrir le langage de certaines gens, qui sous pretexte de n'estimer que la seule science des choses, avancent de sang froid, qu'un traité d'Etymologies deshonore presque la France, ou du moins le siecle de Loüis le Grand. » (ibid.)

79. « Ménage [...] a été l'un des plus savans hommes de son tems, & le Varron du XVIIe Siecle. » (Bayle 1720 : s.n. MÉNAGE). Pour le renvoi à Ménage par Bayle, cf. Leroy-Turcan 1991 : 6.