L. Caminiti Pennarola, "La correspondance entre Gilles Ménage et Pierre-Daniel Huet : une réflexion sur la langue"

3. La troisième étape de la réflexion linguistique de Ménage est centrée sur la néologie. La position de l'auteur est encore une fois originale. Prenant le contrepied du XVIIe siècle qui s'oppose aux mots nouveaux comme réaction à l'abus du XVIe, il soutient dans ses Observations sur la langue françoise que les auteurs ont le droit d'inventer des mots nouveaux pour exprimer des choses nouvelles, ou des choses anciennes qui n'ont pas de nom. Si on ne faisait point de mots nouveaux, « comme un nombre infini de mots se perdent tous les jours, nous serions bien-tost réduits a nous parler par signes ». Mais il a soin de préciser qu'« il est permis à tout le monde, mais [qu']il n'est pas donné à tout le monde, de faire des mots nouveaux ». [29]

À son avis, en effet :

Les conclusions de Ménage sur la néologie sont l'aboutissement d'une réflexion qu'il avait déjà ébauchée dans quelques-unes de ses lettres de l'année 1663 où, à propos de la quatrième édition des Poemata, il dialogue avec Huet sur la nécessité d'inventer des mots nouveaux, même en latin, et l'exigence de se servir de tous les mots existants. À la différence de Huet, il croit qu'on peut innover dans une langue morte comme dans toutes les autres et il mentionne à ce propos le poète écossais Buchanan qui avait inventé des mots nouveaux sur l'exemple des mots existants :

Et il précise à Huet, dans sa lettre du 8 août 1663 (n.124) :

Le livre de Bochart Hierozoïcon, paru à Londres en 1663, est une occasion de faire valoir son point de vue :

De même qu'il est permis aux poètes d'inventer des mots nouveaux, on peut se servir, d'après Ménage, de tous les mots existants :

C'est le cas des mots latins populosus et magnates, qu'il analyse dans sa lettre du 11 juillet 1663 :

La discussion qui tourne autour de ces deux mots, utilisés dans les Poemata, définit les principes auxquels Ménage se conforme sa vie durant.

4. Malgré son intense réflexion sur la langue dont témoignent ses lettres à Huet, Ménage n'entra jamais à l'Académie. Les lettres 197-9, 214, 218, retracent l'histoire de cette élection manquée. On sait que pour Ménage l'occasion d'entrer à l'Académie se présenta en 1684, à la mort de Gérard Cordemoy. En octobre-novembre 1684, il avait acceptée la proposition des Académiciens par l'entremise de Régnier, secrétaire perpétuel de l'Académie. Le dossier de la Bibliothèque Laurentienne apporte de nouvelles précisions à notre connaissance des faits, déjà évoqués dans l'Anti-Baillet où Ménage ne mentionne pas la solution proposée par les Académiciens quand Bergeret, son médiocre adversaire -- avocat au Parlement de Metz -- avance sa candidature, appuyée par de puissants protecteurs :

Un égal optimisme se manifeste dans un autre billet de la même époque :

Le dernier billet d'un ton différent, trahit son découragement et fait pressentir sa défaite :

D'après le dossier de la Bibliothèque Laurentienne, Ménage a eu d'autres possibilités d'entrer à l'Académie. En 1685, Huet observe avec intérêt les démêlées de Furetière avec ses confrères Académiciens dans l'espoir d'en faire bénéficier son ami, auprès duquel il s'informe :

Ménage manifeste ses perplexités :

La décision prise par le roi de laisser vacant le fauteuil de Furetière jusqu'à sa mort et les problèmes de santé de Ménage firent échouer ce projet.

La mort de François de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, le 16 juin 1687, remet pour la troisième fois en discussion l'élection de Ménage, mais il refuse cette place au grand regret de Huet :

En mai 1688, enfin, à la mort de Furetière -- d'après notre datation --, Ménage reçoit une nouvelle proposition pour entrer à l'Académie, mais il continue à refuser ce « mariage in extremis » :

La postérité a rendu justice au docte Angevin. S'il n'a pas été reçu, il méritait de l'être. Alors qu'on a oublié Bergeret, son médiocre adversaire, Ménage continue à jouir d'un grand prestige comme un des linguistes les plus éminents du siècle de Louis XIV. Ce colloque qui nous réunit pour célébrer le tricentenaire du Dictionnaire étymologique en est un ultérieur et éclatant témoignage.


Notes

29. Cf. ObLF 1675-6 : II, 161 et I, 454.

30. Voir aussi la lettre du 25 août 1663 : « Pour le titre du Livre de Mr. Bochart, il me semble que je vous l'ay fort bien allegué, pour vous prouver qu'il estoit quelque fois permis de faire des mots nouveaux dans les Langues mortes ; et ce que vous me dites que Mr Bochart est un Autheur moderne, et que les Autheurs modernes ne font point de foi, n'est pas apropos ce me semble, puisqu'il est question de langues mortes, et par consequent d'Autheurs modernes » (lettre n.128).

31. Sur Furetière, cf. la lettre du 3 juin 1685.