I. Leroy-Turcan, "Gilles Ménage et l'Académie Française"

3. Les dictionnaires : divergences d'école et opposition linguistique fondamentale

3.1. Quelques éclaircissements chronologiques indispensables

Sachant que Ménage est mort en juillet 1692, après avoir relu tous les feuillets de son dictionnaire imprimés jusqu'à la lettre S, on peut être surpris de trouver dans son Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise des références au Dictionnaire de l'Académie, souvent accompagnées de citations correspondant bien au texte du Dictionnaire de l'Académie de 1694. Il faut ici préciser que Ménage avait dans sa bibliothèque [53] le Grand Dictionnaire de l'Académie Françoise dans l'édition de Francfort de 1687, parue chez Frédéric Arnaud, en format in quarto, dont on a conservé un exemplaire du tome I à la bibliothèque de l'Arsenal (Quarto BL 507) [54]. Il s'agit d'une contre-façon de la pré-édition parue à Paris en 1687 chez Feu Mr Le Petit dont on a gardé, toujours à l'Arsenal, les 656 premières feuilles (jusqu'au mot neuf) imprimées en format in folio (cote Fol. BL 270). Cette pré-édition, dont les premiers feuillets furent imprimés dès 1678, fut tirée en cinq cents exemplaires ; mais jugée imparfaite, elle fut passée au pilon. Ce tirage a cependant été diffusé suffisamment pour que des libraires étrangers se le soient procuré, comme le prouve la contrefaçon de Francfort. On sait que l'impression définitive du dictionnaire fut achevée le 2 juillet 1692, mais il fallut encore deux ans pour que soient réalisées la Préface et l'Épître dédicatoire : le Dictionnaire de l'Académie ne fut officiellement présenté au Roi que le 24 août 1694 [55]. Cette précision chronologique a son importance, car elle nous montre (dans l'état actuel de nos recherches) que Ménage était bien documenté, dès la sortie d'un ouvrage, et surtout que le Dictionnaire de l'Académie, avec le dictionnaire de Furetière et l'édition de 1691 du Vocabulario de la Crusca, fait partie des dernières sources que Ménage ait consultées assidûment en vue de compléter à la fois sa nomenclature et sa documentation.

Nous ne reviendrons pas sur les implications théologiques ni sur les préalables linguistiques, de Vaugelas [56] à Balzac et à Bouhours que Messieurs A. McKenna et J.-C. Pellat nous ont déjà si bien présentés hier : cela constituerait presque la matière d'un colloque ! Précisons cependant le point de vue de Ménage :

3.2. Divergences sur les choix fondamentaux

On a vu dans les communications précédentes que Ménage apparaissait comme un dissident par rapport aux grammairiens du bon usage : sa position mérite d'être présentée.

L'Académie, entité représentant le bon goût français et la norme du Bel usage, est en quelque sorte l'écho d'une synchronie normative d'une langue qui change plus vite que ne sont rédigés les articles du futur dictionnaire. On connaît la lenteur avec laquelle avançait la production du dictionnaire de l'Académie [58] (cf. la Requeste).

En revanche, Ménage s'affirme comme l'historien d'une langue en perpétuel changement, dont il étudie la multiplicité des usages réels (cf. sa contribution extraordinaire à la dialectologie), qu'ils soient la conservation d'un état ancien ou inversement l'instrument du renouvellement lexical : diachronie et synchronies, multiples et réelles, sont complémentaires et indissociables.

3.3. Enracinement dans la diachronie

Par-delà les divergences de surface qu'incarne l'Usage « Arbitre des Langues », selon l'expression consacrée, sur laquelle Ménage n'hésite pas à jouer, on peut dégager les raisons plus profondes de ces divergences : nous les limiterons ici à trois points [59], les corpus, l'étymologie et l'exemplification.

1) Les corpus : Ménage n'hésite pas à écrire (proclamer !)

Principe qu'il met en pratique, mais qui ne s'observe pas systématiquement. En substance s'opposent ici deux conceptions différentes du dictionnaire : extensif (multiplicité des usages réels) ou sélectif (épuration de la langue). Ménage veut sauvegarder toutes les strates qui font la richesse de la langue. On sait que, sans lui, certains mots angevins notamment seraient tombés dans l'oubli [61].

2) L'étymologie : l'Académie, en dépit des principes énoncés, n'échappe pas aux considérations étymologiques aussi bien pour les questions de graphie (cf. l'exemple de la graphie asnonner) que pour les mises en sous-vedette des dérivés.

3) L'exemplification : Ménage était en désaccord avec l'Académie sur le refus de donner des exemples pris dans la littérature/les littératures ou ailleurs. Un des arguments avancés était fondé sur la pudeur naturelle des Académiciens à citer leurs propres œuvres, dont le dictionnaire, cet « enfant de tant de pères » est en réalité un écho. On comprend pourquoi, dans les Observations sur la langue françoise comme dans le DEOLF, Ménage ne s'est pas privé de citer abondamment ses contemporains, auteurs littéraires et académiciens !

Ces trois points montrent à quel point la perspective linguistique de Ménage est enracinée dans l'histoire de la langue française, et, pour l'essentiel, on retrouve dans l'œuvre de la fin de sa vie, le DEOLF qui est bien l'aboutissement du travail de toute sa vie, la conviction qu'il a énoncée si jeune, avant d'avoir atteint l'âge de 25 ans, dans la Requeste des Dictionnaires !

4. Conclusion

Contrairement à la Compagnie qui devait toujours finir par trouver un accord pour produire une œuvre commune, Ménage a eu la tache plus facile : seul maître pour son propre ouvrage, il avait une conviction absolue qui, tout au long de sa vie, l'a guidé dans une perspective toujours plus affirmée, la diachronie. Peut-être à l'occasion d'un autre colloque démontrerons-nous que Ménage n'était pas un Ancien, en dépit des apparences. Il n'était pas non plus un Moderne dans la perspective de son époque. En revanche, il a mis en œuvre des pratiques linguistiques trop modernes pour ses contemporains, et son originalité comme l'étendue de son érudition n'ont pas toujours été perçues à leur juste valeur [62]. Ainsi s'affrontent deux conceptions radicalement différentes de l'étude du français qu'on peut résumer à la synchronie absolue et normative de l'Académie, opposée à une synchronie aux multiples facettes des usages réels qu'on peut nommer synchronie épaisse (en fait pluralité de synchronies parallèles, chacune plus ou moins épaisse selon sa stabilité) : la synchronie pour Ménage est obligatoirement enracinée dans la diachronie.

Certes, par son érudition, sa connaissance historique de la langue et son envergure scientifique, Ménage répondait aux « qualités d'un parfait académicien » telles qu'elles sont énoncées dans une lettre d'Académicien adressée à l'auteur du Journal des Savans (seconde lettre publiée dans l'Anti-Baillet), mais l'étude des divergences linguistiques entre les deux conceptions différentes des dictionnaires nous permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles Ménage n'a jamais voulu fondamentalement être de l'Académie. Il ne pouvait ainsi cautionner une philosophie linguistique à laquelle il n'adhérait pas.

[Retour à la table]


Notes

53. B.N., mss. lat. 10378, feuillet 34 dans la série des in quarto qui commence au feuillet 23. Nous préparons une édition commentée de ce manuscrit.

54. Quelques feuillets de ce t.I in quarto sont aussi conservés à la Mazarine (de A à Aversion) dans un recueil de pièces variées (Rés. 10058 J, pièce 12), et à la bibliothèque Sainte-Geneviève.

55. Outre Pellisson & d'Olivet 1743, cf. Caput 1986 : 42.

56. Dès 1650, dans les Origines, s.v. serge-sarge, Ménage note : « M. de Vaugelas en ses Recherches de la Langue Françoise, qui est un livre très-curieux et très-utile, dit qu'il faut dire serge et non pas sarge en quoy je ne suis pas de son avis. » (c'est nous qui soulignons).

57. Menagiana 1693 : 134, note de Baudelot.

58. Cf. la Requeste des dictionnaires (B.N. Rés. X 2019), p.19-20 : « C'est après tout Monsieur l'Usage, / Qui fait ou deffait le langage, / Si bien qu'il pourroit arriver, / Quand vous seriez prest d'achever / Vostre nouveau vocabulaire / Et vostre nouvelle grammaire / Que grand nombre de vos dictions, / Et plusieurs locutions, / Qu'on trouve maintenant nouvelles / Et qui vous paroissent très-belles, / Ne seroient plus lors de saison. »

59. Ces trois points seront détaillés dans notre contribution au Colloque international sur « Le Dictionnaire de l'Académie française et la lexicographie institutionnelle » pour le tricentenaire de l'Académie en novembre 1994 : « Les grammairiens du XVIIe siècle et la première édition du Dictionnaire de l'Académie en 1694 ».

60. Menagiana 1693 : 11 = 1715 : I, 99.

61. Cf. la communication de Brigitte Horiot dans ces Actes ; cf. aussi l'intérêt de la liste des vieux mots proscrits par l'Académie qui se trouvent dans Ménage (liste produite par Inge Popelar (1976 : 179 sqq.).

62. Cf. Leroy-Turcan 1993 et 1994b.