Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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Une académie consacrée à la langue : La Crusca

Sévérina Parodi

Accademia della Crusca

Fondée en 1583 par des gens de lettres, une « équipe » (brigata) de bons vivants qui avaient l'habitude de se réunir dans l'arrière-boutique d'une pharmacie à deux pas du Baptistère de Florence [1], pour y dîner et s'entretenir plaisamment en disant des drôleries (cruscate ou cicalate dont les extravagants sujets donnaient lieu à un emploi exubérant et ludique de la langue florentine), l'Académie de la Crusca, qui voit le jour sous la poussée du linguiste et philologue Leonardo Salviati (1540-1589), qui avait rejoint la joyeuse équipe deux ans auparavant, prend bientôt un tout autre caractère. Sans plus entrer, comme l'avaient fait certains membres dans les premiers jours de vie de la Crusca, par de cinglants pamphlets [2], dans la dispute qui enflammait les linguistes des différentes régions italiennes à propos de la suprématie du florentin et du toscan sur l'usage littéraire -- suprématie dont les trois couronnes (Dante, Pétrarque et Boccace) étaient les incontournables pivots -- les nouveaux académiciens décident de s'atteler à la correction du texte de la Divine comédie et d'en offrir une édition purgée des fautes des copistes non-florentins qui émaillaient le texte dans ses parutions régionales [3]. Cette entreprise qui permet aux académiciens de mesurer l'ampleur des dégâts est capitale pour ce qui va suivre ; c'est-à-dire la prise de conscience que la défense de la langue se fait avant tout par l'explication des mots et en aidant les écrivains à bien les manier ; et pour ce faire, l'instrument ne peut être qu'un bon dictionnaire, pouvant regrouper côte-à-côte les meilleurs exemples des écrivains de langue toscane et florentine [4]. C'est ainsi qu'en 1612 le premier dictionnaire de notre Académie voit le jour, sous un titre, Vocabolario degli accademici della Crusca [5], qui va devenir célèbre dans toute l'Europe savante (la première édition est introuvable un an après sa parution et en 1613, les académiciens s'affairent déjà à en préparer une deuxième [6]), et offrira aux académiciens de la Crusca leurs lettres de noblesse. En Italie, les imitations et les éditions pirates vont tout à coup foisonner, et les querelles aussi, pour ou contre l'Académie et le choix de ses citations d'autorités (auctoritates), dont sont exclus certains écrivains passés au crible des doctrines linguistiques de L. Salviati et du cardinal Bembo, comme il est du reste souligné dans la Préface du dictionnaire même [7]. À l'étranger le Vocabolario connaîtra sa plus grande fortune et servira d'exemple à l'Académie espagnole [8], à Samuel Johnson pour son English Dictionary [9], et bien plus près de nous à celui des frères Grimm [10].

Mais c'est bien l'Académie Française qui suivra la première, en 1694, l'exemple des académiciens italiens -- en renouvelant toutefois radicalement leur méthode lexicographique pour donner naissance au premier dictionnaire de l'usage ; faute d'autorités littéraires historiques, les lexicographes français forgeront eux-mêmes leurs exemples fondés sur le bon usage de la cour et des salons : une langue de conversation plutôt qu'une langue écrite, c'est là que réside toute l'invention.

À la date à laquelle (nous sommes en 1654) Gilles Ménage et Jean Chapelain (nommés académiciens cette même année, précisément le 2 septembre), en appellent à l'Académie pour leur controverse sur un vers de Pétrarque [11], les Florentins sont aux prises avec la préparation de la troisième édition de leur dictionnaire (Florence, 1691, non plus en un mais en trois volumes) et les problèmes que posent la langue scientifique et technique et celle, bien florentine, des arts et métiers. Ce sont les dernières années fécondes de créativité florentine : nos toscans sont alors moins portés, il est vrai, après Galilée, à scruter les mystères grandioses de l'univers, mais ils sont opiniâtres dans leurs observations des choses de ce monde, et ils recherchent provando e riprovando, selon la formule de l'Accademia del Cimento (1657-68), dont très bientôt l'Académie des Sciences à Paris et la Royal Society à Londres vont prendre hardiment la relève.

Et c'est justement sur les « choses » et leurs noms, les « mots », que vont se porter les efforts de deux grands « cruscanti » : l'un est aussi un des correspondants de Ménage, le prince Léopold de Médicis, qui laisse en héritage à notre Académie de nombreux cahiers de terminologies artisanales, malheureusement inutilisées après sa mort en 1675 [12] ; l'autre, Filippo Baldinucci est l'auteur du Vocabolario toscano dell'arte del disegno en 1681 [13].

De son côté, Carlo Dati, alors secrétaire de la Crusca, se penche sur les origines du toscan, et c'est à ce propos que commencent les échanges de correspondance avec Gilles Ménage, dans une sorte de compétition qui se termine, comme chacun sait, par la victoire de l'académicien français et la parution de ses Origini della lingua italiana (Paris, 1669) : une œuvre remarquable pour l'époque [14].

Mais la rédaction d'un dictionnaire comme celui de la Crusca, qui se base principalement sur la langue florentine et toscane, va rencontrer ses plus grandes difficultés au cours des XVIIIe et XIXe siècles, alors que la langue italienne est assiégée de toute part : le monde intellectuel a commencé à « parler » français, et la communication entre savants passe désormais par cette langue [15]. D'autre part, les auteurs de référence, qui devraient servir pour la mise à jour des citations, ne sont plus exclusivement d'origine toscane, les maîtres à penser sont ailleurs : Vico, Leopardi, Manzoni appartiennent à différentes régions ; pour écrire dans la langue de Dante, les Italiens ont besoin d'un instrument qui tienne vraiment compte de l'évolution du langage dans toute son étendue, désormais « européisante ». Voici, par exemple, ce qu'écrivait Giacomo Leopardi en 1821 :

et peu après :

Ce que ne peut faire une académie, qui, surtout après la restauration impériale de 1811 [18], a pour tâche principale la défense du Toscan. Malgré cela, la Crusca donne une quatrième édition de son dictionnaire dans les années qui vont de 1729 à 1738 (en six volumes) et s'emploie à la rédaction de la cinquième (et dernière) à partir de 1813 et jusqu'en 1861, date à laquelle paraît le premier fascicule, dédié, dans l'enthousiasme pour l'unité du pays, enfin reconquise, au roi d'Italie, Victor Emanuel II [19]. Mais les travaux traînent en long, les difficultés se multiplient à l'intérieur même de l'Académie, où s'affrontent les modernistes et les puristes, ces derniers empêchant jusqu'en 1882, par exemple, que n'entre parmi les œuvres de référence le roman italien par excellence, I promessi sposi d'Alessandro Manzoni.

Dans ces conditions, auxquelles viennent s'ajouter les difficultés financières d'une institution scientifique à laquelle les gouvernements qui se succèdent ne trouvent pas le temps de trop penser, l'Académie végète jusqu'en 1923, au moment où paraît le onzième et dernier volume de son dictionnaire (incomplet et qui restera tel), qui contient toute la lettre O. L'ampleur des dépouillements, par rapport à l'édition précédente, est considérable ; l'articulation du traitement des entrées, claire et soignée ; au milieu de mille difficultés, la Crusca a tout de même gagné son pari.

Ce qui va suivre n'est donc que le résultat du nouveau climat politique : l'Italie est sous la botte d'un gouvernement fortement centraliste, qui ne voit certainement pas d'un bon œil le fait que ce soit Florence et non Rome qui dicte le bon usage linguistique ; d'autre part, comme nous l'avons vu, la Crusca n'a pas su renouveler à temps sa méthode lexicographique et, comme le lui avait suggéré Manzoni (1868), donner à l'Italie son dictionnaire de l'usage ; les critiques se lèvent de toutes parts. Il est donc inévitable qu'un décret gouvernemental sanctionne, à cette date, l'interruption définitive de la tricentenaire activité lexicographique de la Crusca, à laquelle on laisse, par ailleurs la tâche -- qui est tout de même primordiale -- de veiller à l'édition des classiques de la littérature italienne, et de préparer, à son école, les jeunes philologues italiens. Et c'est à cette école que se formeront nos Gianfranco Contini, Vittore Branca, Gianfranco Folena, Ignazio Baldelli et tant d'autres.

Le reste est de nos jours : la reprise de l'activité lexicographique -- qui malheureusement n'a pu se faire en propre, mais qui a porté à la création d'un centre pour le dictionnaire italien sous l'égide du CNRS, en collaboration avec l'Académie -- remonte à 1965 [20] : actuellement les travaux portent sur l'établissement d'une banque de données lexicales et la rédaction d'un dictionnaire des deux premiers siècles de la langue [21], comprenant, pour la première fois, non seulement les textes littéraires (par ailleurs bien connus) mais tous les écrits d'intérêt documentaire qui sont, eux, pour la plupart inédits dans un dictionnaire. La réorganisation interne de l'activité académique, à travers trois centres d'études et de recherche, se situe dans les années 1970 : le centre d'études philologiques (dont la création remonte à 1937, qui s'occupe de promouvoir l'étude et les éditions critiques des anciens textes et des écrivains italiens), le centre d'études grammaticales (grammaire historique, descriptive et normative de la langue italienne) et le centre d'études lexicographiques (pour la promotion des recherches sur le lexique italien des origines à nos jours) [22]. Des stagiaires de l'enseignement supérieur et des boursiers des trois centres alimentent les trois revues annuelles et les collections qui les accompagnent : la première, Studi di filologia italiana, fondée en 1927, fait aussi fonction de « Bulletin officiel » de l'Académie ; la deuxième, Studi di grammatica italiana, a pris naissance en 1971 ; la troisième, Studi di lessicografia italiana, se publie depuis 1979.

Pour ceux qui en auraient la curiosité, je dirai encore que les académiciens sont au nombre de 15 sur le territoire national, dont 6 doivent obligatoirement résider à Florence, pour assurer la gestion scientifique et administrative de l'institut [23], et que l'Académie comprend aussi 15 correspondants italiens et 15 correspondants étrangers, tous élus par cooptation.

Tout récemment, et dans la conviction qu'il est primordial que la seule académie italienne, uniquement consacrée depuis quatre siècles à la langue nationale, prenne contact direct avec les principaux intéressés -- c'est-à-dire la « gens » d'Italie --, la Crusca a créé un magazine semestriel, La Crusca per voi [24], à travers lequel elle offre à ses lecteurs les réponses aux nombreuses questions qui lui parviennent sur cette entité en perpétuel mouvement qu'est notre langue.


Bibliographie

Dati, Carlo (1917). Le « Origini italiane » del Menagio e l'« Etimologico toscano » degli accademici della Crusca. Undici lettere di Carlo Dati ad Alessandro Segni (1665-6) (éd. Ferdinando Massai). Firenze.

Manzoni, A. (1868). « Dell'unità della lingua e dei mezzi di diffonderla. Relazione al Ministro della pubblica istruzione », Nuova Antologia di Scienze, Lettere ed Arti, A. III, vol. 7, fasc. III, p.427-41. Firenze.

Parodi, Sévérina (1975). Inventario delle Carte leopoldiane, Nel terzo centenario della morte del card. L. de' Medici (6 nov. 1617 - 11 nov. 1675). Firenze.

Parodi, Sévérina (1980). « Leopoldo de' Medici per un dizionario enciclopedico », Convegno nazionale sui lessici tecnici del Sei e Settecento (Pisa, Scuola Normale Superiore, 1-3 déc. 1980). Contributi I, p.39-64.

Vitale, Maurizio (1959). Le prefazioni ai primi grandi vocabolari delle lingue europee. I. Le lingue romanze. Milano-Varese, Ist. Editoriale Cisalpino.


Notes

1. Il s'agissait de Giambattista Deti (1539-1607), Anton Francesco Grazzini, mieux connu sous le nom de Il Lasca (1503-1585), nouvelliste, Bernardo Canigiani (1524-1604), Bernardo Zanchini (m. 1585), juriste, Bastiano de' Rossi ([1556]-1626), écrivain et premier secrétaire de la Crusca.

2. Degli accademici della Crusca. Difesa dell'Orlando furioso dell'Ariosto contra 'l Dialogo dell'epica poesia di Camillo Pellegrino. Stacciata prima (Firenze, 1584) ; Il Lasca, dialogo, Cruscata ovver Paradosso d'Ormannozzo Rigogoli, rivisto e ampliato da Panico Granacci, cittadini di Firenze e accademici della Crusca, nel quale si mostra che non importa che la storia sia vera, e quistionasi per incidenza alcuna cosa contro la poesia (Firenze, 1584).

3. La Divina Commedia di Dante Alighieri nobile fiorentino ridotta a miglior lezione dagli Accademici della Crusca (Firenze, Manzani, 1595).

4. La décision en est prise le 6 mars 1591 (cf. Procès-verbaux, Cod. 23, p.120).

5. Venezia, impr. Giovanni Alberti, 1612.

6. Venezia, impr. Jacopo Sarzina, 1623.

7. Je cite d'après la reproduction qui nous est offerte par Vitale 1959 : « Nel compilare il presente Vocabolario (col parere dell'Illustrissimo Cardinal Bembo, de' Deputati alla correzion del Boccaccio dell'anno 1573 e ultimamente del Cavalier Lionardo Salviati) [...] » (p.82).

8. Diccionario de la lengua castellana ; en que se explica el verdadero sentido de las voces, su naturaleza y calidad, con las phrases o modo de hablar, los proverbios o refranes, y otros cosas convenientes al uso de la lengua [...] (composé par la Real Academia Española, Madrid, 1726-39).

9. A Dictionary of the English Language in which the Words are deduced from their Originals ; to which are prefixed a History of the Language, and English Grammar (impr. W. Strahan pour J. & K. Knapton, 1755).

10. Jacob & Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch (Leipzig, 1841-).

11. Cf. Mescolanze d'Egidio Menagio (Paris, 1678) ; les lettres originales composent le manuscrit n° 94 des Archives de l'Académie.

12. Cf. Parodi 1975 et 1980.

13. Une réimpression anastatique, suivie d'une « Nota critica » de S. Parodi nous a été assez récemment offerte par la S.P.E.S. de Florence (1975).

14. Sur ce sujet on peut voir, entre autres, Dati 1917.

15. Et ce n'est peut-être pas par hasard que, dans ses dernières lettres à ses correspondants florentins, Ménage n'emploie plus l'italien, mais s'exprime exclusivement en français, arrivant même à demander à certains d'en procurer la traduction pour ceux qui ne comprendraient pas le français. Peut-on voir là une sorte d'intuition que les temps ont changé et que le français doit dorénavant se considérer comme « langue de culture et de communication » ?

16. Je traduis très librement : « Mais [l'Italie] s'est arrêtée au moment où les disciplines se sont accrues et ont connu un très ample et rapide perfectionnement ; elle n'a pris part en aucune façon au perfectionnement des connaissances, ni au reste ; de plus, et pour bien des causes, elle a complètement délaissé sa propre langue [...] ; c'est pénible, mais il faut bien dire que, dorénavant, si elle ne veut pas être la seule partie d'Europe simplement à l'écoute, ou tout à fait ignorante des nouvelles connaissances universelles, si elle veut parler à ses contemporains de choses qui s'adaptent à nos temps, il lui faut accueillir et donner droit de cité dans sa langue [...] à bon nombre de mots tout à fait étrangers ».

17. « Condamnons (comme et autant que raison le veut) les gallicismes et appelons-les barbares, mais pas (si je puis les nommer ainsi) les européismes, car ce qui appartint au monde civil tout entier, de par les raisons de la civilisation, ne fut jamais barbare, comme l'emploi de ces mots qui découle de cette même civilisation et de la science même de l'Europe. »

18. C'est dans le préambule d'un Acte impérial, qui porte la date du 9 avril 1809, que l'on reconnaît : « [...] que les peuples de nos Départemens de la Toscane sont de tous les peuples de l'ancienne Italie, ceux qui parlent le dialecte italien le plus parfait, et qu'il importe à la gloire de notre Empire et à celle des Lettres, que cette langue élégante et féconde se transmette dans toute sa pureté [...] » ; ce qui prélude, évidemment, à la restauration de l'Académie, qui se fait par décret en date du 19 janvier 1811. Au chapitre III de ce décret il est dit que l'Académie « [...] est spécialement chargée de la révision du Dictionnaire de la langue italienne, [et] du maintien de la pureté de la langue. »

19. Vocabolario degli Accademici della Crusca, 5e éd. (Firenze, 1861-1923).

20. Mais c'est au cours du « Premier congrès international d'études italiennes » (Cambridge, août 1953) que la proposition en est faite, par une motion commune qui « souhaite unanimement la réalisation d'un grand et digne Dictionnaire de la langue italienne », confié aux soins de l'Accademia della Crusca. La mise en œuvre des premiers essais remonte à 1956, et l'accord avec le CNRS se fait d'abord pour le quinquennat décembre 1964 - décembre 1969.

21. Par convention, la date limite est celle de la mort de Giovanni Boccaccio (1375).

22. Actuellement ces centres sont, respectivement, sous la direction des académiciens suivants : Domenico De Robertis, Giovanni Nencioni et d'Arco Silvio Avalle.

23. Cela se fait à travers un « Conseil », qui se réunit à peu près une fois par mois ; le « Collège » au complet se retrouvant, pour en approuver l'activité, à peu près trois fois par an.

24. Firenze, Accademia della Crusca, dep. oct. 1990.