J.-C. Pellat, "Ménage, un continuateur de Vaugelas influencé par Port-Royal ?"

3. Ménage, Port-Royal et Bouhours

3.1. Genèse d'une polémique

Après leur échec dans la lutte des Provinciales, les Jésuites voulaient prendre leur revanche sur les Jansénistes. Avec le père Dominique Bouhours, il placèrent leurs attaques sur le plan linguistique, pour détruire la réputation d'écrivains qu' avaient acquise les penseurs de Port-Royal.

Ménage a très bien compris la démarche de Bouhours :

Cette partialité du Père Bouhours peut lui faire commettre des erreurs en grammaire :

Ménage va participer au conflit entre Bouhours et Port-Royal parce qu'il a été froissé par les critiques du Jésuite à son encontre, d'abord dans les Doutes sur la langue françoise (1674), puis dans les Remarques nouvelles sur la langue françoise (1675). Après des réponses limitées dans la seconde édition de la première partie des Observations (1675), Ménage se déchaîne contre Bouhours dans la seconde partie (1676), mêlant critiques grammaticales, attaques personnelles... et défense de Port-Royal. Ménage se place aux côtés de M. de Sacy, principale cible des attaques de Bouhours, ce qui provoque la fureur de ce dernier : « Il n'a pu souffrir que j'aye partagé le différent entre lui & ces Messieurs » de Port-Royal, car il est « Prestre de la Compagnie de Jésus, demeurant à Paris en la ruë S. Jaques, au Collége de Clermont » (ObLF II, ch. 84 : 336). Ménage voit juste : en prenant la défense des auteurs de Port-Royal, avec toute son autorité de savant, il risque d'annuler les critiques de Bouhours. D'autant plus que, si l'on en croit Madame de Sévigné, c'est du côté du Jésuite « que le ridicule penche ». Elle trouve d'ailleurs leur querelle divertissante :

3.2. Ménage, un arbitre favorable à Port-Royal

Dans la seconde partie des Observations (et dans les additions de 1675 à la première partie), la plupart des références aux auteurs de Port-Royal partent de critiques formulées contre eux par Bouhours.

3.2.1. Ménage est parfois d'accord avec Bouhours pour critiquer un usage de Port-Royal, comme, par exemple, « pour avoir fait alentour préposition, et non adverbe » (ObLF I, ch. 137 : 278). Son accord peut être chichement mesuré :

Cette inégalité de traitement, favorable à Port-Royal, a provoqué une vive réaction de Bouhours dans ses Doutes, auxquels Ménage répond dans sa seconde partie (ObLF II, ch. 84 : 336 sqq.).

Sur un point délicat, Ménage approuve Bouhours :

La traduction de la Bible était une question brûlante, quand certains accusaient les Jansénistes d'hérésie ; Ménage soutient prudemment l'orthodoxie défendue par Bouhours, mais il ne se prive pas de le critiquer pour avoir employé au dans l'expression Rendez au César, ce qui est au César, au lieu de à (ObLF, ibid.). Et, dans un autre chapitre, Ménage défend la liberté des théologiens, face aux grammairiens :

puis il cite M. de Sacy :

3.2.2. Le plus souvent, Ménage défend les auteurs de Port-Royal contre Bouhours.

1) « Synonimes vicieux » : Bouhours critique bornes & limites, cendre & poussiére, pleurs & larmes, y trouvant des tautologies, au demeurant très fréquentes au XVIe siècle. Pour bornes & limites (ObLF II, ch. 126 : 450), reproché par Bouhours à Costar, Ménage s'appuie sur un exemple de M. de Sacy : « Dieu, qui est éternel, & dont la puissance est sans bornes & sans limites » ; il n'y a pas de « synonimes inutiles », car « Bornes, c'est la marque des limites ». Ménage défend aussi la beauté des deux autres expressions, employées par M. de Sacy :

Ces associations de termes synonymes, qui donnent plus de force à l'expression, comme me l'a fait remarquer M. Ahokas au colloque, constituent un procédé rhétorique courant, déjà utilisé dans l'Antiquité [22].

2) Du style figuré :

Et Ménage cite encore

principal père fondateur de Port-Royal [23].

De même, Bouhours reproche hautesse à M. de Sacy :

il critique aussi glorieux rabaissement, au sens d'"humilité généreuse". Dans ces deux cas, il a tort, et il « est lui-mesme ridicule » (p.443).

Bouhours critique aussi, dans L'Imitation de Jésus-Christ, « Tous mes désirs soupirent vers vous » : il refuse l'emploi de désirs en position de sujet, car « ce sont eux qui font soupirer ». Pour Ménage, cette phrase est très bien dite, et correspond littéralement au texte latin (ObLF II, ch. 127 : 451).

3) Commancer de est critiqué par Bouhours, qui préconise la préposition à, comme Vaugelas :

Ménage conteste Bouhours :

On voit par cet exemple que la critique contre Bouhours atteint aussi Vaugelas, « son Héros », comme dit Ménage.

4) Des mots nouveaux : la néologie était combattue, au XVIIe siècle, par les défenseurs du bon usage. Ainsi, Bouhours reproche globalement aux auteurs de Port-Royal de créer des mots nouveaux, comme élévement, effacement, prosternement, abrégement, enyvrement (ObLF II : 190). Ménage, au contraire, défend le droit de créer des mots :

Ménage défend aussi la création de mots savants à partir du grec. À propos d'hydrie (« éguiére ; pot à l'eau »), « le P. Bouhours s'écrie sur ce mot, comme un possédé, & sur celui d'amphore » (ObLF II, ch. 72 : 293) [24]. Ménage défend ce mot en citant Lancelot (Racines grecques) et M. de Sacy, et il ajoute conopée, expliqué par le même Lancelot (« voile pour empescher les moucherons »).

5) Du sens des mots : Ménage utilise aussi des exemples de Port-Royal pour contredire une analyse de Bouhours. Ainsi, quand celui-ci veut restreindre les objets du verbe enfermer à ce qui se met dans un cabinet ou dans un coffre et qu'il préconise d'employer renfermer dans les autres cas, Ménage réplique :

puis il cite à l'appui une phrase de Godeau et quatre de M. de Sacy, dont

Dans un autre chapitre, Ménage reprend Bouhours qui avait critiqué l'expression imiter un exemple au lieu de suivre un exemple, tout en l'admettant à propos « d'éloquence, de poësie, de peinture ». Ménage défend imiter un exemple, qui se dit très bien « mesme à l'égard des mœurs & des actions », en évoquant des passages de Maucroy, de Lamoignon, de M. de la Chambre et de M. de Sacy (ObLF II, ch. 62. Imiter un exemple : 223-4).

6) Quand deux fut se suivent, c'est une faute :

On sait que la répétition est une figure de rhétorique [26].

7) Vers dans la prose : Ménage approuve Vaugelas, qui demande d'éviter les vers dans la prose (surtout les alexandrins), ainsi que les rimes et les consonances (ObLF I, ch. 89 : 187 sqq.). Mais il critique ensuite l'auteur des Doutes, qui croit avoir trouvé dix-neuf vers alexandrins, « avecque beaucoup de peine, dans la Traduction en prose du livre de l'Imitation de Jesus Chrit » (ObLF I, ch. 90 : 196) [27], car « tous ces endroits » ne comportent pas de vers nets et exacts. Il en va de même pour les rimes et consonances que l'auteur des Doutes a relevées à tort « dans les escrits de prose de Messieurs de Port-Royal » (p.199) : ainsi, nature/assûre, hureux/religieux sont, selon Ménage, de fausses rimes.

8) Bouhours fait lui même les fautes qu'il reproche à Port-Royal :

Ménage dresse ensuite une longue liste de fautes de Bouhours. Dans un autre chapitre (ObLF II, ch. 31. Fausses Reigles de Grammaire du P. Bouhours : 87-108), il fait une autre liste d'erreurs, pour mettre en cause la compétence de Bouhours, et, par un retour de censeur, pour lui dénier le droit de reprocher aux autres des fautes qu'il fait lui-même, comme dans la parabole de la paille et de la poutre.

Pour faire un bilan de ces échanges triangulaires, on remarquera que Ménage, dans ses critiques de Bouhours, défend d'abord ses propres idées. Il manifeste notamment une attitude normative plus ouverte, dans le domaine du vocabulaire (créations de mots, extensions de sens et sens figurés) ou de la grammaire (il accepte que commencer soit suivi par de ou à). Il reproche alors implicitement à Bouhours d'avoir rendus trop rigides les principes de Vaugelas (cas de la néologie), mais, au-delà de Bouhours, il arrive que ce soit Vaugelas lui-même qui soit visé (commencer à). Le plus souvent, Ménage cite les auteurs de Port-Royal attaqués par Bouhours pour les défendre, sans toutefois les soutenir systématiquement. Mais il les cite parfois aussi pour critiquer, grâce à leurs exemples, une analyse de Bouhours (bornes & limites ; enfermer, renfermer). Les auteurs de Port-Royal cités par Ménage ne sont pas nombreux : M. de Sacy est le plus souvent mentionné, car il est le plus attaqué par Bouhours. Ménage se réfère ponctuellement à Lancelot, Pascal, Arnauld d'Andilly et à Nicole (ce dernier lui fournit des exemples et, à deux reprises, des jugements sur Bouhours lui-même). Quelquefois, Ménage renvoie globalement à « Messieurs de Port-Royal ».

Dans ce débat grammatical, Ménage risque de se trouver pris en tenaille entre Jésuites et Jansénistes. Se méfiant des Jésuites (un des leurs, le Père Annat, est confesseur du Roi) [28], il prend la peine de préciser, dans l'AVIS AV LECTEVR de la seconde partie des Observations, que ses critiques s'adressent uniquement au Père Bouhours, et non pas aux Jésuites, qu'il respecte collectivement. Mais Ménage n'est pas dupe : il sait très bien qu'il s'attaque à un porte-parole des Jésuites qui mène, avec leur approbation, le combat légitime contre les Jansénistes [29]. Ses positions favorables à Port-Royal témoignent de sa liberté d'esprit et d'un certain courage [30].

Conclusion

Pour conclure, soulignons que la place que Ménage accorde aux auteurs de Port-Royal ne tient pas seulement à des raisons de circonstances, c'est-à-dire à son conflit avec Bouhours.

Dans l'ensemble de ses Observations, Ménage se réfère aux auteurs de Port-Royal soit pour des analyses (GGR surtout), soit pour des attestations d'usages. Dans le second cas, Ménage traite ces auteurs comme d'excellents garants de l'usage, à cause de la qualité de leurs livres. Néanmoins, les citations de ces écrivains dans la première partie des Observations ne sont pas très nombreuses. Ménage choisit ses références selon les besoins de sa démonstration, quelles que soient ses sympathies (qui ne sauraient supprimer son sens critique : il lui arrive de reprendre les auteurs cités, ceux de Port-Royal comme les autres). On peut penser que le genre particulier des livres de Port-Royal (des ouvrages de théologie, très souvent des traductions) convenait moins bien aux Observations que des œuvres littéraires en prose ou en vers. Dans la seconde partie des Observations, les références aux auteurs de Port-Royal sont plus nombreuses et sont généralement mises en rapport avec les critiques de Bouhours. La sympathie que Ménage éprouve pour les penseurs de Port-Royal est alors renforcée par la querelle avec ce Jésuite.

Sur le plan linguistique, le conflit de Ménage et de Bouhours révèle deux démarches différentes pour définir la norme du français. Ménage, grammairien savant, défend une norme plus souple et non restreinte au présent ; il développe une démarche scientifique en faisant appel au plus grand nombre d'exemples et de références possibles. Bouhours et Vaugelas, grammairiens de salons, s'appuient sur un nombre limité d'exemples choisis et visent à constituer une norme restreinte, reflet de l'usage de la société aristocratique où ils brillent. Ménage l'érudit, malgré la qualité de sa conversation, n'a pas pu imposer ses idées durablement. Esprit trop libre, soucieux de recherches sérieuses et peu avide des honneurs de l'Académie française, il avait bien des raisons de se sentir proche de ces Messieurs de Port-Royal, qui représentaient une certaine forme de résistance à l'absolutisme politique et religieux de Louis XIV. Mais la postérité n'a pas accordé à ce grand grammairien la renommée et le prestige des penseurs de Port-Royal.

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Notes

20. Rosset 1908 : 55.

21. Lettre à Mme de Grignan, 16 septembre 1676. Pour une vue plus générale et plus détaillée de cette querelle, voir la communication d'A. McKenna. La critique sans doute la plus acérée de Ménage s'appuie sur une longue citation de Pierre Nicole (Essais de morale, t.3), qui a fait, sans le nommer, le portrait de Bouhours en « religieux dameret » (ObLF II : 218-9 ; voir Sainte-Beuve 1953 : III, 415).

22. P. Fontanier (1968 : 332-3) parle, dans les figures d'élocution, de « Métabole ou Synonymie ».

23. Figure aussi en addition (p.484) effusions de malignité, de Nicole (Essais de morale) : Ménage accumule comme à plaisir les exemples de Port-Royal.

24. Bouhours s'en prend en fait au « nouveau dictionnaire de M. Danet pour Monseigneur le Dauphin », que Ménage défend pour son côté extensif, non sélectif.

25. Dans le titre du chapitre, Ménage reprend ironiquement le mot délicatesse que Bouhours affectionne. Ce chapitre se termine par une longue citation de Nicole (p.261-2), qui évoque le débat qui eut lieu à Port-Royal sur l'attitude à adopter face aux attaques de Bouhours.

26. Fontanier 1968 : 329.

27. Cette traduction, publiée en 1662 sous le nom du « sieur de Beuil, prieur de Saint-Val », est l'œuvre de M. de Sacy, comme Ménage l'indique (cf. Sainte-Beuve 1953 : I, 805).

28. Le Menagiana lui prête ce mot : « Une maxime que je conseillerai toûjours à mes amis, c'est d'être bien avec les Jésuites : pour moi je m'en suis toûjours bien trouvé » (éd. 1713, t.II : 40).

29. Pascal a déjà dit (Au R.P. Annat, Jésuite) : « Vous composez véritablement un corps uni sous un seul chef ; et vos règles, comme je l'ai fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l'aveu de vos supérieurs » (17ème Provinciale). Ménage sait bien qu'il risque d'être considéré comme un ami de Port-Royal, quand il évoque l'attitude de « l'Auteur des Doutes » : « je commence à croire qu'il me croit Janséniste » (ObLF I, ch. 313 : 540).

30. Demaizière (1991 : 313) souligne son « zèle pour ses amis » : ainsi, il écrivit non sans courage à Louis XIV pour demander la libération de Fouquet.