Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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Gilles Ménage et les auteurs de dictionnaires des termes d'art : influences et interactions (André Félibien et Roger de Piles)

René Verbraeken

École Nationale des Hautes Études commerciales de Norvège

Né en 1619, André Félibien fut de six ans plus jeune que Gilles Ménage. Mort en 1695, il lui survécut de trois ans. Ils appartenaient donc, l'un et l'autre, à peu près à la même génération. Né en 1635 et mort en 1706, Roger de Piles, notre troisième protagoniste, appartenait plutôt à la génération suivante. Ce qui nous importe le plus, ce sont cependant les dates d'édition de leurs principaux ouvrages, et, pour l'étude que nous nous proposons de faire, la chronologie des sources essentielles se présente ainsi :

Les Origines de la langue françoise de Gilles Ménage datent, comme l'on sait, de 1650. Dix-huit ans après, en 1668 donc [1], Roger de Piles publie pour la première fois sa traduction -- substantiellement augmentée de remarques -- du poème latin de Charles-Alphonse Du Fresnoy intitulé De arte graphica. Parmi les autres ouvrages de Roger de Piles, nous retiendrons ses Conversations sur la connoissance de la peinture, publiées en 1677, un an après l'œuvre fondamentale d'André Félibien, intitulée Des principes de l'architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent, avec un dictionnaire des termes propres à chacun de ces arts, ouvrage dont, pour ce qui est des secteurs considérés, Ménage s'est beaucoup inspiré. Le fait est qu'à travers son Dictionnaire étymologique, il évoque le nom de Félibien au sujet de dix-huit mots [2]. S'y ajoutent de nombreux cas où, sans spécialement citer sa source, il reprend des tournures et des locutions empruntées à Félibien. Certes, ce dernier ne fait pas partie de ce groupe de personnalités qui, assidues des Mercuriales, ou gardant des relations épistolaires suivies avec Gilles Ménage, gravitaient autour de lui. Toutefois, architecte et ingénieur très en vue, et de surcroît historiographe de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, Félibien était un personnage trop connu à son époque pour ne pas s'attirer l'attention d'un érudit de l'envergure de Gilles Ménage. C'est surtout par l'exemple de sa curiosité d'humaniste que Ménage a pu exercer une influence sur un personnage comme Félibien, mais on constate aussi très concrètement chez ce dernier des velléités d'étymologiste. À travers son dictionnaire, il lui arrive assez souvent de citer des mots grecs ou latins pour expliquer l'origine de tel ou tel terme, et à maintes reprises il renvoie à des sources antiques comme à des sources de date plus récente. On y trouve plus de 235 fois le nom de Vitruve, 15 fois celui de Pline, et 41 fois celui de Perrault. Plus sporadiquement il nomme encore une dizaine d'autres auteurs, y compris Roger de Piles, à qui il fait 2 renvois [3]. Nous nous devons cependant de signaler qu'il ne cite pas une seule fois Gilles Ménage. Quant à l'influence que, de son côté, Félibien a pu exercer sur ce dernier, elle est moins abstraite et par conséquent plus facilement détectable. Elle se reflète, plus précisément, dans le choix d'items et surtout dans les tournures mêmes de certaines explications.

Avec Roger de Piles les choses ne se présentent pas tout à fait de la même manière. Certes, ce diplomate, ce secrétaire de la famille d'Amelot, ce peintre doublé d'un théoricien des arts plastiques en général et de la peinture en particulier était, lui aussi, un personnage qui comptait dans les milieux intellectuels. Ménage semble même avoir eu une réelle estime pour lui puisque, en page 236 de son Dictionnaire étymologique (éd. 1694), à l'article CROQUÉ, il le caractérise comme « un des hommes de France le plus qualifié dans la Peinture ». Au demeurant il ne semble pas s'être beaucoup inspiré de lui. Tandis que Pierre Richelet exploite à fond la liste lexicographique dont s'assortissent les Conversations sur la connoissance de la peinture, compilation qui devait se traduire par 20 renvois explicites à cet ouvrage de Roger de Piles, et par à peu près autant de cas d'emprunts manifestes bien que sans renvoi [4], Ménage semble à peine s'en être inspiré. C'est surtout entre Félibien et Ménage que, pour le secteur qui nous occupe, il y a des rapprochements directs à faire, et c'est donc surtout de ces deux que nous parlerons. On détecte cependant encore chez Roger de Piles quelques points à relever. Déjà dans la première édition de sa traduction commentée du poème De arte graphica (1668), Roger de Piles donne, à l'intention des lecteurs non-avertis, une liste succincte de définitions de termes. Il s'agit des mots suivants : attitude, champ du tableau, clair-obscur, contours, couleur rompue, élève, esquisse, figure, goût, groupe, manière, prononcer et svelte. Tous les treize sont chez Félibien, tandis que chez Ménage on ne retrouve que les suivants : attitude, élève, esquisse, figure, groupe, manière et svelte. C'est donc dans les explications de ces sept derniers mots qu'il pourrait, en principe, y avoir des rapprochements à faire. Or, si entre Félibien et Roger de Piles on constate d'évidentes similitudes pour les termes attitude, esquisse, figure et groupe, et des ressemblances partielles pour ceux de clair-obscur, goût, manière et prononcer, seules les définitions des mots groupe et esquisse nous autorisent, par le choix de tournures, à faire des rapprochements entre les trois auteurs. Voici ce que, chez Roger de Piles, on trouve pour le mot groupe :

Et voici des extraits de ce que, pour le même mot, on trouve chez Félibien :

Puis chez Ménage :

L'on sait que la postérité n'a retenu ni l'une ni l'autre de ces deux explications étymologiques. Pour le mot esquisse, on relève chez Roger de Piles le texte suivant :

tandis que chez Félibien on relève, pour ce même mot, notamment le passage que voici :

Chez Ménage on lit :

Puis, ce qui étonne, compte tenu de l'emprunt évident que, pour ce dernier mot, Ménage a fait à Félibien et peut-être, par ricochet, à Roger de Piles, il ne renvoie qu'à Vasari, chez qui il cherche une longue citation, et à son propre ouvrage sur les origines de la langue italienne, ouvrage auquel, pour le secteur lexicographique qui nous occupe, il fait d'ailleurs 12 autres renvois [5].

Pour certains autres mots du groupe que nous venons d'évoquer, on trouve d'évidentes ressemblances entre Félibien et Roger de Piles, comme les deux passages suivants, relatifs au mot manière. Chez Roger de Piles on lit :

passage à rapprocher de la formule suivante relevée chez Félibien :

Pour ce même mot, on ne relève chez Ménage qu'une longue citation latine, et pour les autres items en question, on ne trouve pas non plus chez lui de similitudes susceptibles de nous intéresser.

Si, pour les mots groupe et esquisse, on peut soupçonner chez Ménage des réminiscences de Roger de Piles, le problème qui se pose est de savoir si celles-ci sont venues par voie directe, ou bien par l'intermédiaire des écrits de Félibien. Ce qui nous pousse à conclure dans le sens de la voie indirecte, c'est justement le peu de place que les Conversations sur la connoissance de la peinture semblent tenir dans l'inspiration de notre étymologiste. En effet, des 66 termes constituant la liste lexicographique élargie qui figure dans cet ouvrage de Roger de Piles [6], 17 seulement se retrouveront dans le Dictionnaire étymologique, et aucune des explications données par Roger de Piles n'accuse de ressemblances concluantes avec ce qu'on trouve chez Ménage, sauf celles relatives aux deux mots esquisse et groupe, et qui, elles, sont reprises d'après l'ouvrage de 1668.

Si, somme toute, Gilles Ménage ne semble donc pas s'être beaucoup inspiré de Roger de Piles, ce dernier n'est pas pour autant étranger au sujet qui nous occupe, car notre étude des interactions ne se limite pas par définition aux influences venant du camp des théoriciens des arts et subies par Gilles Ménage ; il s'agit encore des influences allant dans le sens inverse. Il s'agit d'un aspect du climat qui devait régner dans cette seconde moitié du XVIIe siècle, et c'est à ce propos que nous portons notre regard sur les Origines de la langue françoise (1650). Si cet ouvrage n'inaugure pas l'intérêt lexicographique en France, du moins il le stimule fortement, et les listes lexicographiques de Roger de Piles s'inscrivent dans une lignée dont cet ouvrage de Gilles Ménage marque une étape.

Puisque antérieur à tout ce qu'ont publié André Félibien et Roger de Piles, cet ouvrage de Gilles Ménage ne saurait déceler aucune influence des écrits de ces deux autres. C'est avec d'autant plus d'intérêt qu'on y constate la présence d'articles consacrés à des termes qu'on retrouvera ensuite chez eux, généralement alors élucidés d'une manière plus spécifique. On ne s'étonne pas par ailleurs de constater que les articles qui figurent déjà dans les Origines, sont repris par Ménage lui-même dans son Dictionnaire étymologique, les uns sans changements, les autres sous forme légèrement retouchée ou même substantiellement augmentés. Mais on trouve également dans ce dernier ouvrage un nombre considérable de nouvelles entrées. C'est dans les ajouts de ces deux genres qu'on peut raisonnablement chercher d'éventuels emprunts faits aux deux autres auteurs et, éventuellement, déceler des influences d'ordre plus général.

Pour notre étude comparative de ces sources et pour les conclusions que nous pourrions en tirer, il convient de préciser deux prémisses. La première est qu'il est difficile de donner une définition exacte de ce qu'est un terme d'art, ou plutôt de dire où passe la limite entre ce qui relève de la terminologie artistique et ce qui n'en relève pas. Indépendamment des cas évidents, où les problèmes ne se posent pas, il y a aussi une frange composée de mots qui ne deviennent termes d'art que si le contexte dans lequel on les place les confirme dans cette fonction. La deuxième prémisse, tout aussi importante, tout aussi évidente que la première, est que l'optique diffère beaucoup selon qu'il s'agit d'un dictionnaire de métiers ou d'un dictionnaire étymologique. Ce qui découle de la deuxième de ces prémisses représentera nécessairement un fil conducteur pour une comparaison comme celle que nous allons entreprendre. Quant à la première, nous en dirons quelques mots tout de suite, en évoquant les grandes lignes qui se dégagent du dictionnaire de Félibien.

Ce dictionnaire fait pendant à un long texte où l'auteur parle successivement non seulement de l'architecture (religieuse, civile et militaire), de la sculpture et de la peinture, mais encore de la plupart des arts dits mineurs, ce qui grossit sensiblement l'ensemble, car les arts mineurs, pour la plupart métiers d'artisan autant que professions d'artiste ont, tant pour les outils que pour les matières à utiliser et pour les œuvres à fournir, des besoins terminologiques qui leur sont propres. On aboutit donc très vite à un nombre considérable de mots. Bien que tous les mots spécifiques que contient la première partie de l'ouvrage de Félibien ne soient pas expliqués dans le dictionnaire qui en constitue la seconde, celui-ci se compose de presque 2.700 entrées [7], les unes assez substantielles, les autres plus laconiques. Un peu plus de 350 des mots considérés se retrouvent chez Ménage comme termes d'art [8]. Il s'agit chez Félibien de quelque 210 désignations de matières, et de quelque 620 désignations d'instruments divers. Puis, compte non tenu des termes relatifs aux colorants et aux couleurs qui, eux -- substantifs ou adjectifs -- sont à classer à part, il y a une vingtaine d'adjectifs assez courants auxquels viennent s'ajouter une petite trentaine de participes à valeur adjective, et quelques locutions adverbiales. Le reste du nombre total, formé en majeure partie de substantifs ayant trait aux créations artistiques mêmes, est la composante qui nous intéresse le plus. Mais regardons chacune de ces catégories prise à part.

Quant aux verbes, il y a d'une part ceux qui dans leur sens originel désignent des opérations artistiques, et qui par conséquent sont des termes d'art spécifiques. Citons-en les suivants : buriner, graver, nieller, peindre, verbes qui, tous les quatre, figurent dans le Dictionnaire étymologique. Puis il y a, d'autre part, ceux qui appartiennent essentiellement à d'autres secteurs de la langue. Citons à ce propos ceux d'épargner, lécher, noyer, piquer. Si Ménage ne les cite pas comme termes d'art, c'est sans doute surtout que leur emploi par extension ne concerne guère leur étymologie. C'est là un aspect qui se fait sentir dans beaucoup d'autres cas aussi.

Quant aux adjectifs, on en note une vingtaine de caractère assez courant, mais qui en termes d'art prennent une signification particulière. Ainsi, sec, dur et moelleux, termes que, dans ses Conversations sur la connoissance de la peinture, Roger de Piles signale comme qualificatifs usités en matière d'évaluation d'une œuvre peinte, et que Félibien explique également, mais dont Ménage ne fait même pas mention. On note en revanche svelte, qui figure chez tous les trois, puis gras, mesquin et solide qui pour Roger de Piles et Félibien sont des termes d'art, mais que Ménage ne signale que dans leur acception générale.

Pour les termes de couleur, nombreux sont ceux qui tombent en dehors du domaine des termes d'art. On en trouve par conséquent chez Ménage qui ne figurent pas chez les deux autres. On s'étonne à peine de ne pas trouver dans le dictionnaire de Félibien le mot céladon, et on ne s'étonne pas du tout de ne pas y trouver certains autres termes de couleur que Ménage évoque dans le texte qu'il consacre à ce mot :

Certaines autres absences chez Félibien s'expliquent par des faits analogues. Le groupe des outils et autres instruments, étonnamment nombreux dans le dictionnaire de Félibien, pourrait y être sensiblement réduit. C'est que, en matière d'outils, Félibien spécifie parfois à outrance. À titre d'exemple, arrêtons-nous au terme lime. Signalant tout d'abord qu'il existe des limes « de toutes les sortes & grosseurs, servant à plusieurs usages, suivant lesquels on leur donne différens noms », il évoque, par 20 entrées successives, planches à l'appui :

Puis la liste se clôt par les termes Lime à matir et Lime de cuivre à main. Ménage ne signale même pas le mot lime, mais l'aurait-il fait, c'eût été avec une seule entrée, et pour ce qui est des épithètes caractérisant les divers types, il aurait éventuellement fallu les chercher ailleurs dans l'ouvrage, à leur place alphabétique. Donc, l'optique aurait été tout à fait autre. C'est encore ainsi que pour tenailles, Ménage ne donne qu'une seule ligne :

alors que Félibien spécifie 18 types différents, et que pour la scie, Ménage se limite à dire :

Constatations analogues pour un certain nombre d'autres désignations d'outils. Mais il arrive aussi à Ménage d'être plus explicite, témoin l'article consacré au mot riflard :

En l'occurrence, on constate d'ailleurs avec intérêt que ce n'est pas chez Félibien qu'il est allé chercher son inspiration, mais bien dans l'Essay des merveilles de René François, alias Etienne Binet.

Voilà pour les outils et instruments. Le reste concerne la substance des œuvres, et les formes et profils des diverses créations. Telle qu'elle est présentée par Félibien, la matière s'avère extrêmement hétéroclite, ce qui est avant tout dû à la conception très large qu'a Félibien de la réalité artistique. L'architecture reçoit la part du lion ; comme c'est un architecte qui parle, tous les types de construction y passent, ainsi que leurs principales composantes, et ce, qu'il s'agisse de l'architecture en pierre ou de celle en bois. La gamme va depuis le château et la barbacane jusqu'au poulailler et à la grange ; depuis les termes dôme et basilique jusqu'aux désignations latrine et garderobe, ce dernier mot étant signalé même dans son sens le plus trivial. À première vue l'ensemble paraît complet, mais il y a pourtant des inégalités et de sérieuses lacunes. On y chercherait en vain les termes chevet d'église, jubé et transept, alors qu'on y trouve des mots comme lavoir et hutte, et le mot chevet signalé en tant que terme de plombier. On se demande d'ailleurs ce que le mot marc, défini comme un « poids de huit onces », a à faire au milieu de véritables termes d'art. Notre propos n'est toutefois pas de faire la recension de l'ouvrage de Félibien, mais de comparer les données qui s'y trouvent avec celles que nous fournit Gilles Ménage. Parmi les cas d'emprunt évidents ou probables constatés dans son Dictionnaire étymologique, il convient d'abord de mettre de côté les anodins. C'est que dans les microcosmes de la lexicographie, le renvoi à la source d'inspiration ne s'impose parfois plus. La simple définition d'un mot n'est pas « brevetable ». Nous avons déjà frôlé ce problème en parlant des mots esquisse et groupe, car bien que l'explication que Ménage donne de ces mots accuse des réminiscenses de Félibien et, par voie directe ou indirecte, de Roger de Piles, celles-ci ne sont pas de nature à nécessiter des renvois. Si, semblablement, Félibien définit le bardeau comme un « petit ais dont on couvre les maisons » tandis que chez Ménage on lit « C'est de la tuile de bois dont on couvre les maisons », -- si Félibien cerne le sens du mot carrière par la tournure « Lieux d'où l'on tire la pierre [...] », tandis que Ménage donne « Lieu d'où l'on tire de la pierre [...] -- si Félibien définit la cassine en disant « C'est une petite maison de campagne » tandis que chez Ménage on lit « Mot provençal qui signifie une petite maison de campagne », -- si, semblablement, Félibien définit une cabane comme « une petite maisonnette couverte de chaume », tandis que Ménage donne « petite maisonnette de chaume », -- si Félibien définit le charnier comme un « lieu où l'on met les os des trépassez » tandis que chez Ménage on trouve que c'est un « lieu où l'on met les os des morts », -- si Félibien définit le cintre comme « une arcade de bois sur quoy on bastit les voutes » tandis que chez Ménage on lit que c'est « une arcade qu'on dresse pour bastir une voute », -- si Félibien définit le méplat par la tournure « C'est à dire qui a plus d'épaisseur d'un côté que de l'autre » tandis que Ménage parle de [pièces de bois de sciage] « qui ont plus d'épaisseur d'un côté que de l'autre », il n'y a pas là, malgré les similitudes dans l'énonciation, lieu de reprocher à Ménage de ne pas évoquer la source dont, pourtant, il semble s'être inspiré. Il ne s'agit tout de même pas de problèmes d'exégèse. Il convient d'ailleurs d'être très prudent, afin de ne pas prendre pour des cas d'emprunt ce qui n'est que le résultat de pures coïncidences. Prenons par exemple le mot monnaie. Félibien le définit comme « le lieu où l'on fabrique la monnoye », tandis que Ménage le définit comme « le lieu où l'on bat la monnoie ». À première vue on pourrait croire que Ménage a recopié le texte de Félibien. Toutefois les risques de coïncidences sont grands lorsqu'il ne s'agit que de fragments aussi minuscules, et quand, en 1650, chez Ménage, dans ses Origines, on trouve, à l'article MONNAIE (ou monnoie donc), la tournure « le lieu où l'on fait la monnoie », on se voit fondé à dire que si emprunt il y a, c'est Félibien qui a recopié Ménage état 1650, et non pas Ménage qui a recopié Félibien état 1676.

On relève cependant chez Ménage des cas d'emprunt où il aurait été bien inspiré de faire mention de sa source, Félibien en l'occurrence. Dans ce qui va suivre, nous en présenterons les principaux. Au mot chambranle, Ménage cite mot à mot, à quelques différences d'orthographe près, la définition qu'en donne Félibien, mais sans renvoyer à celui-ci. À l'article E(S)CHOP(P)E, on trouve chez Félibien les tournures suivantes : « On nomme ainsi à Paris ces petites boutiques attachées contre les maisons », tandis que Ménage donne : « On nomme ainsi à Paris ces petites boutiques qui sont au Roy, & qui sont attachées. » Et Félibien de continuer : « Eschop en Anglais signifie petite boutique », tandis que Ménage dit : « Les Anglais appellent eschop une petite boutique. »

Plus loin, on voit Félibien définir le feston comme « un amas de fruits et de fleurs liez ensemble », et Ménage le définir comme « un amas de fruits, de fleurs & de feuillages liés ensemble. » Y suivent, chez Félibien, une dizaine de lignes que Ménage ne reprend pas.

Pour le mot frise, on lit chez Félibien : « C'est dans tous les Ordres la partie de l'Entablement qui est entre l'Architrave & la Corniche », tandis que Ménage donne : « C'est la partie de l'entablement entre l'architrave & la corniche. » Y suivent, chez Ménage, une quinzaine de lignes avec des citations et des renvois à Bernadin Balde, Philander, Vitruve, Pline, Vossius et Saumaise, mais Félibien, chez qui notre étymologiste est allé chercher la définition du mot, n'est pas mentionné.

À l'article GALETAS, Félibien nous dit que « C'est le dernier Estage d'une maison, qui n'est point quarré », passage qui chez Ménage devient : « Le dernier Estage d'une maison non carré. » Puis Félibien y ajoute quelques propos d'architecte, et Ménage de son côté, quelques commentaires étymologiques.

Au sujet du mot lézarde, Félibien dit que « Les Maçons appellent ainsi les crevasses ou fentes qui se font dans les murs », alors que chez Ménage on lit qu'« on appelle ainsi les crevasses qui se font dans les murs de maçonnerie. »

Signalons encore le cas du terme menuisier, au sujet duquel on trouve chez Félibien le passage suivant : « On appelle Minutarius un menuisier, à cause selon quelques-uns qu'il travaille en petit, en comparaison du charpentier », alors que chez Ménage on lit : « De Minutarius parce que les Menuisiers travaillent en petit en comparaison du Charpantier. » Y suivent, chez Félibien, quelques indications d'ordre pratique, tandis que Ménage étoffe son article de 14 lignes d'observations d'ordre étymologique. Est-ce pour ne pas ternir l'éclat de celles-ci que notre étymologiste omet d'évoquer le nom de Félibien au sujet de la définition qu'il lui emprunte, ou est-ce qu'il juge le renseignement donné trop banal pour mériter un renvoi ? À tout prendre, on est peut-être en présence d'un cas limite.

Nous n'aurions pas terminé nos propos sur les emprunts sans évoquer deux cas curieux, l'un relatif au mot céruse, l'autre relatif au mot saffre. Dans l'un et l'autre cas Ménage, tout en renvoyant au Dictionnaire des termes propres à la Philosophie, de Pierre de Régis, reproduit un assez long passage qu'on trouve déjà chez Félibien.

Les cas où Ménage renvoie explicitement au dictionnaire de Félibien constituent un ensemble hétérogène. Parfois il ne fait qu'évoquer le nom de celui-ci, sans spécifier en quoi consistent les emprunts éventuels. C'est le cas pour les mots bar et parangon, ce dernier mot pris dans le sens d'"espèce de marbre noir". À l'article CHAPITEAU, il renvoie à Félibien mais sans spécifier que l'explication qu'il donne lui-même contient une bribe empruntée directement à Félibien, -- puis s'étend sur sept lignes sans faire allusion aux caractères stylistiques des différents ordres de chapiteaux, alors que Félibien en parle explicitement.

Pour le mot arc-boutant, il reprend intégralement le texte de Félibien, le renvoi à Vitruve compris, puis ajoute de son propre cru : « Arc boutant, c'est arcus pultans, c'est-à-dire pulsans ». Il ne reproduit par contre pas la deuxième acception que Félibien signale de ce mot. À l'article ARTISON, on lit que « Mr Félibien dans son Dictionnaire des Arts [définit ce mot comme un] petit ver qui s'engendre dans le bois », tandis que pour astragale il renvoie d'abord à Despreaux et à Vitruve puis à Félibien, sans toutefois citer le texte de celui-ci. Pour les mots banquette et cymaise, il cite mot à mot la première moitié du texte qu'on relève chez Félibien, et pour le mot charnière tout l'ensemble. Si, au mot david, il ne reproduit qu'approximativement le texte de Félibien, il cite celui-ci in extenso pour le (dans son acception d'élément de décoration architecturale). Pour les mots balustre, bascule, ébauche (ébaucher) et laque de Venise il y a de longues citations de Félibien. Même constatation pour le terme camaïeu, dont Ménage ne cite toutefois qu'une seule des acceptions. Pour le mot dôme : également citation mot à mot et renvoi à Félibien, mais ici le tout est précédé d'une citation latine, et d'un renvoi à Vossius et à Du Cange. La dernière citation que Ménage fait de Félibien, démesurément longue d'ailleurs, et de caractère plus anecdotique qu'étymologique, on la trouve à l'article SÉRANCOLIN.

Notre étude comparative des deux dictionnaires nous fait découvrir une chose qui, à première vue, paraît curieuse : autant les termes d'architecture d'origine grecque sont nombreux chez Félibien, autant leur nombre est restreint chez Ménage. N'insistons pas sur le fait que ce dernier ne consacre d'articles ni au mot dorique, ni à ceux d'ionique ou de corinthien. Bien que destinés à jouer un rôle exceptionnel en matière stylistique, ces mots n'étaient au départ que de simples adjectifs géographiques, et pour le reste, le dictionnaire étymologique n'était bien entendu pas un manuel d'histoire des styles. Encore pour une autre raison il ne fallait pas s'attendre à voir Ménage, à l'exemple de Félibien, définir des termes comme tétrastyle, hexastyle, octostyle et décastyle ; notre étymologiste supposait sans doute les lecteurs auxquels il s'adressait capables de compter jusqu'à dix en grec. Mais avec épistyle on se pose la question de savoir pourquoi il n'en fait pas mention, ce d'autant plus que sous la lettre A, il donne, bien que laconiquement, le terme architrave. On constate d'autre part dans le Dictionnaire étymologique l'absence des termes amphiprostyle, araeostyle, diastyle, eustyle, péristyle et pychostyle, termes qui tous se trouvent chez Félibien. Même constatation pour amphithéâtre, apophyge, hélice (dans le sens d'"élément décoratif d'un chapiteau corinthien"). Absence constatée également pour métoche, pour métope et triglyphe, pour pilastre, pour stylobate, pour échine [9] (dans la signification de moulure). Et on pourrait encore allonger la liste en y ajoutant hémicycle, hyperthyron, pilastre, proscenium, tholos, tympan, et encore d'autres.

Ce n'est assurément pas que Ménage ne s'intéressât pas à ces termes. Parfois il s'en sert d'ailleurs dans les articles qu'il consacre à d'autres mots, comme c'est le cas quand, après avoir, sans plus d'explication, déclaré que le mot architrave est un « terme d'architecture », il cite la boutade provocatrice suivante, cherchée chez Montaigne :

On voit bien entendu ici que certains mots archéologiques qui depuis lors sont devenus courants, s'étaient à peine introduits à l'époque. Arrachés à leur contexte historique, ils risquaient, à cause de cela, de paraître faussement sélects. Mais à travers la citation on décèle aussi un certain dédain d'homme de lettres à l'égard des créateurs plasticiens. Au demeurant, si Ménage ne s'occupe qu'assez peu de ce genre de mots, c'est peut-être surtout qu'il considérait que l'explication purement archéologique n'était pas son propos, ni même spécialement de sa compétence. C'est sans doute pour cette raison qu'à maints endroits il s'en remet à celle de Félibien, allant parfois jusqu'à annoncer la citation par la formule « mais écoutons ce que dit Mr Félibien ». Puis la plupart de ces mots, formés ailleurs, avaient été importés tels quels, et n'avaient guère subi de transformations en France.

Malgré les différences qui les séparent, il est intéressant de faire des rapprochements entre Gilles Ménage, André Félibien et Roger de Piles. Véritable nature d'artiste, Roger de Piles avait, en questions d'art, une intuition extraordinaire qui complétait son érudition. Pour Ménage, puits de connaissances en matière de lettres, le vocabulaire des arts plastiques n'était qu'un secteur lexicographique parmi de nombreux autres, et assurément pas celui qui le passionnait le plus. Quant à Félibien, érudit lui aussi mais d'une autre manière, architecte, connaisseur des arts, mais avant tout administrateur et officier à l'intendance royale, il se cantonne dans ses spécialités et observe les choses d'un œil pratique. Observant la situation avec le recul historique, nous pouvons conclure par l'affirmation que ces trois personnages se complètent. Pour Roger de Piles, l'intérêt voué à la terminologie n'allait pas au-delà de ce qu'il lui fallait pour approfondir les questions artistiques qui lui tenaient à cœur, et pour étayer ses engagements dans les débats esthétiques. Pour Félibien, il s'agissait en matière de vocabulaire de déterminer la signification des mots dans un but utilitaire. Tel n'était pas le principal souci de Ménage. Quelque 170 ans avant les discussions de l'art pour l'art, il s'engagea, pourrait-on dire, dans les combats du mot pour le mot. L'affaire d'un étymologiste de son profil n'est pas l'étude des mots en fonction de l'utilité des choses qu'ils désignent, mais celle des mécanismes qui régissent leur formation, et celle des événements qui les propagent. Au demeurant, les définitions fournies par Félibien -- à coup sûr -- et celles fournies par Roger de Piles -- peut-être -- ont contribué à alimenter le savoir de Ménage dans le secteur considéré. En contrepartie, sa curiosité intellectuelle a dû stimuler ces deux autres précurseurs du siècle des lumières. Ainsi tout entre dans une vue d'ensemble. Ajoutons que si, à nos yeux, Ménage aurait dû plus souvent citer ses sources, nous sommes peut-être tributaires de l'optique de notre propre époque. L'obligation quasi légale de citer ses sources n'existait pas à l'époque de Ménage, et si on les citait quand même, c'était partie par révérence, partie -- et surtout -- pour faire montre de son propre savoir.


Notes

1. Paris, 1668. Le privilège dont le livre porte mention date pourtant de 1667. Les très amples remarques qu'y ajoute Roger de Piles vont de la page 58 à la page 158, alors que le poème même et sa traduction ne s'étendent que sur 56 pages. Le livre se termine par une bonne centaine de pages (p.159-267) que Roger de Piles présente sous l'intitulé « sentimens de Charles Alphonse Du Fresnoy sur les principaux et meilleurs Peintres des derniers siècles ».

2. Il s'agit des mots suivants : arc-boutant, artison, astragale, balustre, banquette, bar, bascule, camaïeu, chapiteau, charnière, cymaise, david, dé, dôme, ébauche (et ébaucher), laque (de Venise), parangon et sérancoli.

3. À l'article COULEURS ROMPUES et à l'article PRONONCER.

4. Pierre Richelet renvoie explicitement à Roger de Piles pour les mots suivants : camaïeu, champ du tableau, contour, contraste, d'après, dessin, esquisse, fond, fresque, goût, groupe, jetter une draperie, manière, plafond, profil, proportion, reflet, repos, tout-ensemble, touches des arbres. Voici d'autre part ceux qu'il explique en s'inspirant de Roger de Piles, sans toutefois citer le nom de celui-ci : Antique, bas-relief, carnation, charge, clair-obscur, coloris, détrempe, élève, empâté, loin, lumière, mannequin, masses, mesquin, peindre, prononcer, sec, svelte, teinte, toile imprimée, ton de couleur, union.

5. Nous limitant donc sous ce rapport aux mots figurant chez Félibien et signalés comme termes d'art dans le Dictionnaire étymologique, nous avons constaté des renvois aux Origini della lingua italiana pour : boutique, burin, cabane, cîterne, creuset, ébauche (ébaucher), émail, esquisse, galère, galerie, gargouille, groupe et stuc.

6. En voici la liste, fidèlement reproduite tant pour l'orthographe que pour l'ordre des mots : l'antique ; les antiques ; attitude ; bas-relief, basse-taille ; camayeu ; carnation ; champ du tableau, fond, derrière ; charge, charger ; clair-obscur ; coloris, colorier ; couleur ; couleur rompue ; contour ; contraste ; d'après ; dessin ; détrempe ; draperie, jetter une draperie ; élève ; embu ; empaster ; esquisse ; estampe ; figure ; fraisque ; goust ; histoire ; jour, lumiere ; loin, proche ; manequin ; maniere ; masses ; mesquin ; modele ; morceau ; noyer les couleurs ; pastel ; peindre ; platfond ; profil ; prononcer ; proportion ; les repos ; reflet ; sec, dur, tendre, moelleux, stanté ; suelte ; teinte, demi-teinte ; toile imprimée ; ton de couleur ; touches d'arbres ; tout-ensemble ; union ; grouppe. Chez Félibien on retrouve tous ces termes, à l'exception des neuf suivants : basse-taille, d'après, les repos, reflet, masses, morceau, ton de couleur, touches d'arbres et tout-ensemble.

7. Le chiffre est plus précisément d'environ 2.670, y compris d'ailleurs quelque 240 cas où le renseignement donné se limite à un simple renvoi à un autre article. Il y a d'autre part un nombre considérable de cas (180 env.) où, pour toute explication, l'auteur ne fait que renvoyer aux planches ou/et au texte même de la première partie de l'ouvrage. Encore plus souvent au moins quelque 300 fois un renvoi de ce même genre s'ajoute à une véritable explication, et cette constatation vaut pour les longs articles comme pour les brefs. Ajoutons à cela que certains articles comportent des explications de plusieurs mots. Tout cela fait que le nombre total d'articles ainsi que la longueur de ceux-ci n'ont qu'une importance toute relative.

8. Nous ne comptons pas ceux qui par les effets de l'homonymie coïncident avec des termes d'art, ni ceux qui, employés par extension, peuvent prendre un sens artistique que Ménage ne signale pas. Cette dernière prise de position ne se justifie d'ailleurs qu'à moitié, car l'étymologie d'un mot est une chose, et son application ultérieure en est une autre.

9. Ménage donne ce mot dans son sens plus habituel, en le signalant comme un terme emprunté à l'italien.