T.R. Wooldridge, "Nicot et Ménage révélateurs réciproques de sources cachées et de discours empruntés"

2. Le Dictionnaire étymologique

Si l'on veut faire une lecture un tant soit peu critique du texte dictionnairique -- et cela est vrai autant pour le TLF du XXe siècle que pour celui de 1606, autant pour le FEW que pour le DEOLF --, il est essentiel d'en contrôler l'authenticité et l'exactitude. Dans le DEOLF, il y a deux types de discours idiolectaux : celui du lexicographe, Ménage, et ceux qu'il mentionne ou cite. On peut encore classer les discours idiolectaux en discours actualisés et discours différés. Quand Ménage renvoie à un autre texte -- par exemple, « Voyez Nicot en son Trésor de la langue françoise » --, il invite son lecteur à différer le jugement qu'il portera sur le sujet en question. Il est cependant tout aussi nécessaire de se reporter aux sources, tant nommées que non nommées, pour contrôler les discours actualisés : déclarations d'auteur, déclarations d'autrui intégrées dans le discours lexicographique, citations.

Le DEOLF utilise un système typographique pour distinguer son propre discours lexicographique des citations. Dans le premier, la métalangue est imprimée en romain, les autonymes en italique. Inversement, dans les citations, le texte est imprimé en italique à l'exception des autonymes, qui sont donnés en romain. Les dérogations à cette règle sont souvent causes de lectures erronées. Ainsi, s.v. GAUSSER, le romain de « Au 3e livre d'Amadis, chapitre 6. » peut faire croire que c'est Ménage qui cite Amadis, alors que cette mention et la citation qui la suit auraient été prises chez Nicot [22] :

Lorsque, dans le texte cité, l'autonyme coïncide avec une sous-vedette donnée en début d'alinéa, la sous-vedette peut être récupéree par Ménage ; le cas se produit, par exemple, s.v. ECU :

Plus traîtres sont les articles dans lesquels la source citatrice n'est pas indiquée. Ainsi, au mot SAFRE, les adresses françaises et équivalents latins auraient été pris dans le TLF :

De même, tout le début de l'article FRANCARCHERS du DEOLF aurait vraisemblablement été pris dans le TLF :

Ou encore, le début de l'article BENNEAU, sauf la forme benneau, la marque d'usage et la définition :

Dans les deux derniers cas, les limites des citations -- celle de Nicole Gilles et celle d'Enguerrand de Monstrelet -- sont les mêmes dans le DEOLF et le TLF. En principe, il ne faut pas exclure, bien sûr, dans les cas où Nicot n'est pas nommé, la possibilité d'une source X commune aux deux, cette source pouvant être la source nommée. Cette dernière possibilité semble pourtant exclue lorsqu'on compare le texte de départ avec ceux de Nicot et de Ménage pour les mots francarcher et benneau/bennel. D'après les parutions consultées pour Gilles et Monstrelet, là où Nicot prend quelques libertés avec l'original (par exemple, suppression de adressans, genz, & suffisans s.v. FRANCARCHER ; de & deshonnestement, Et prestement, tous deux s.v. BENNEL), Ménage reste beaucoup plus près de la version de Nicot que de l'original. Jusqu'à présent je n'ai aucune preuve que Ménage ait cité Gilles autrement que par le biais du TLF : a) d'une part, dans les quatre mentions de Gilles imprimées en romain que j'ai trouvées dans le sous-corpus AGINOR du DEOLF (s.v. ANPAN, ASSASSIN, JAQUES-BONS-HOMMES et RIDDE) et les quatre rencontrées ailleurs (s.v. BADELAIRES, BERS, BESANT et FRANCARCHERS) [23], Ménage, qui a l'habitude de préciser la page d'un texte qu'il cite directement, donne pour toute localisation textuelle ce qui peut se lire dans le TLF ; b) d'autre part, tout ce qu'il dit au sujet de Gilles dans ces huit articles se trouve chez Nicot [24].

Un autre facteur de lecture erronée possible est le placement trompeur ou ambigu de la mention de source. Dans les articles ANPAN, BADELAIRES et RIDDE, Nicot est donné comme source de ce qui suit, alors qu'il le serait également de ce qui précède la mention de son nom ; c'est le cas encore, parmi nombre d'autres exemples que je pourrais citer, s.v. CEPIER [25] :

La première moitié de l'article RABLE illustre plusieurs des procédés rédactionnels employés par Ménage :

Ménage ne fait que remanier les différents éléments de l'article du TLF : regroupement des deux sens, avec la dénomination latine du second ; récupération de l'étymologie ; explicitation du lien dérivationnel des deux équivalents latins donnés par le TLF pour le premier sens ; construction d'une échelle étymologique à quatre termes à partir de la vedette, des deux formes latines et de la variante française du TLF. La syntaxe et la typographie de l'article du DEOLF n'attribuent à Nicot que la variante et une étymologie, laquelle n'est pas celle donnée par ce dernier [27].

Pour le mot ARIEREBAN, le DEOLF donne à penser que Nicot propose une étymologie allemande -- les renvois fonctionnent normalement comme indication de source (partielle) de la discussion qui les précède, plutôt que comme présentateurs de la discussion qui les suit --, alors que la véritable, composition française, se trouverait chez Caseneuve ; c'est en fait celle-ci qui est donnée par Nicot : « voyez Arriere, & Ban, desquels il est composé. » (s.v. ARRIERE-BAN).

Une cause plus explicable de certaines fausses interprétations de la part de Ménage réside dans la différence des objectifs que se sont donnés le DEOLF, d'un côté, et le TLF et le DFL, de l'autre. Pour Ménage l'équation reliant le français au latin en est d'abord une de provenance du signe (« F < L »), alors que dans le TLF et le DFL elle établit une équivalence sémantique (« F = L ») [28]. Ainsi dans le TLF, s.v. APPENTIS, on lit : « Appentis contre vne maison, Appendix appendicis. » ; ce qui devient dans le DEOLF, s.v. APENTIS : « Apentis vient d'appendix : ce qui a été fort bien remarqué par Nicot. » [29].

Les équivalences traductives établies par Estienne dans la rédaction de ses dictionnaires destinés aux « jeunes apprentis » de la langue latine peuvent aussi être le lieu d'une étymologisation dans une édition ultérieure (37 occurrences sous les lettres A, I et R) :

Les Origines de la langue françoise, publiées 44 ans aprés la parution du TLF et 44 avant celle du DEOLF, présentent parfois une étape intermédiaire entre le texte du premier et celui du second. Prenons, dans l'ordre chronologique, les trois articles de RABALTER/RABATER ; la mention de Victorius, gardée par les OrLF, est supprimée par le DEOLF :

3. Conclusion

La notion de mauvaise lecture soulève la question des systèmes articulateurs employés par les dictionnaires. Quels sont les modèles de macrostructure et de microstructure mis en œuvre par les lexicographes ? dans quelle mesure ces modèles sont-ils réalisés ? Quels outils généraux le consulteur du texte dictionnairique apporte-t-il à la pratique d'un dictionnaire particulier ? de quels outils spécifiques a-t-il besoin pour la fréquentation de tel ou tel dictionnaire ? dans quelle mesure le lexicographe lui fournit-il ces outils ? Le TLF de Nicot utilise plusieurs systèmes articulateurs, tous imparfaitement réalisés. Pour une meilleure lecture du DEOLF de Ménage, il faudrait tenter une description analytique de ses structures.

Le fait que Ménage identifie bien plus souvent que Nicot la source de ses discours empruntés tient en grande partie à une différence de perspective et d'époque. Écrivant dans le dernier quart du XVIe siècle, Nicot s'intéresse à l'histoire de la langue en général, dont les origines [32] ; il garde ses distances vis-à-vis des querelles concernant ce dernier sujet par l'emploi des indéfinis [33]. Dans la deuxième moitié du siècle suivant, Ménage s'engage plus ouvertement dans un examen critique de l'étymologie et des étymologies proposées par ses devanciers ; aussi est-il amené le plus souvent à les nommer. Néanmoins il lui arrive assez souvent également de garder ses distances en recourant à l'indétermination :

J'ai dit que le mot aucuns avait, dans le TLF, une fréquence métalinguistique de presque 500, que cerussa s'emploie neuf fois chez Vitruve ; c'est bien sûr l'existence d'une version électronique de ces textes qui m'a permis de faire cette assertion. L'essentiel de la démonstration que je viens de faire aurait pu se faire évidemment sans l'aide de l'ordinateur ; et l'on peut dire qu'on n'a pas besoin de Ménage pour savoir qu'Estienne s'est servi de Sylvius, ou que Thierry a exploité Périon. Mais je n'ai fait qu'effleurer mon sujet. Pour mener à bien une analyse complète des discours du TLF et du DEOLF, pour les contrôler dans toutes les sources possibles, j'aurais besoin d'une version électronique d'au moins une partie du corpus. Aujourd'hui l'exhaustivité devenant de plus en plus possible, elle est de plus en plus exigée. En disant cela, j'entends exhaustivité de la documentation, l'interprétation des données restant le propre de l'être humain. Permettez-moi donc de plaider, parmi l'ensemble des textes intéressant l'histoire de l'étude des origines de la langue française, pour l'informatisation du Dictionnaire étymologique de Ménage [35].

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Notes

22. De même, s.v. MALTALENT, la mention en romain de « Budé en ses Commentaires de la Langue Grecque » et la citation qui la suit font partie du texte de Nicot (s.v. THALENT) cité juste avant par Ménage ; il en est de même de la mention de Ronsard, s.v. SQUENIE : TLF (dp. 1564): « Squenie, ou Roquet, Theristrum, B. voyez Roquet, Chitoniscus, vel Chitonium. Ronsard escrit Souquenie. » ; DEOLF 1694 : « Nicot: Squenie, ou roquet, theristrum. Budaeus. Voyez roquet. Chitoniscus, vel chitonium. Ronsard écrit souquenie. C'est une contraction de souquenie. »

23. TLF = respectivement s.v. ESPAN, ARSACIDE, JAQUERIE, RIDDE, BADELADRE, BERS, BESANT et FRANC.

24. Dans le cas de Monstrelet, si l'on peut penser encore que la citation que Ménage donne s.v. PAILLETÉ ait été trouvée dans le TLF (il vient de citer Nicot s.v. PAILLE), il y en a d'autres qui manquent au TLF : par ex., s.v. CATILLER, LAVEDAN (cf. « Les Auteurs les plus anciens où je l'ai lu, ce sont Marot & Monstrelet. » s.v. LAQUAIS).

25. Voir aussi s.v. GREMIL (TLF GRENIL), GRIPER (GRIP), JASERAN, RABLE.

26. Le DEOLF reproduit la forme fautive Josué ; il s'agit d'Ysaie.

27. Cette lecture trompeuse, ou fautive, de Nicot n'est pas la seule. Au mot AUTAN, le DEOLF donne : « Nicot a dit Autom & Automne, qu'il explique par vent de midi. » ; alors que le TLF dit : « Autom, ou Automne, Le vent d'auton, ou de midy, Auster ». Dans le TLF, il faut lire : « autom (ou automne) s'emploie, entre autres, dans le syntagme vent d'auton qui se dit aussi vent de midy en français, auster en latin ».

28. Cf. DFL 1539, préface : « [ce liure] va prenant les motz de la langue Francoise, les mettant apres en Latin ».

29. Cf. CEPIER, supra.

30. « {...} » = OrLF 1650, Secondes additions.

31. La citation de Gilles que Ménage donne, en italique, s.v. FRANCARCHERS (cf. supra) est suivie dans les OrLF de la mention suivante imprimée en romain : « Le Roy Loüys XI. son fils les cassa depuis. Voyez le mesme Nicole Gilles /./. ». Elle viendrait du TLF : « Le Roy Loys vnziéme son fils les cassa depuis, voyez Nicole Gilles. ». Le DEOLF la supprime.

32. Dans le TLF, le mot origine s'emploie 28 fois au sens de "étymologie", étymologie cinq fois (cf. « l'etymologie & origine du mot », s.v. SOUDARD).

33. Voir, par ex., s.v. FOISON : « Aucuns estiment qu'il vient de cet autre François Fois, Comme, si foison estoit innumerableté, & grande quantité de fois d'vne chose, c'est à dire abondance d'icelle chose, A autres est aduis qu'il vient de cestuy Latin, Affatim. Et que le François dit foison pour faison, comme si ledit Affatim estoit à faison : Mais Subiudice lis sit. ».

34. Cf. s.v. ECHALAS (OrLF et DEOLF « quelques-uns »), FEU adj. (OrLF « Il y en a qui » -> DEOLF « Plusieurs »), MAQUEREAU (OrLF et DEOLF « Plusieurs »).

35. En attendant l'informatisation intégrale du DEOLF, nous devons reconnaître que des sous-ensembles déjà mis sur ordinateur par I. Leroy-Turcan, tels ceux des phytonymes et des mentions de Rabelais (cf. supra), prouvent l'intérêt de la constitution d'une base de données complète, mais ne donnent pas la garantie absolue d'une saisie exhaustive.