Actes des Journées "Dictionnaires électroniques des XVIe-XVIIe s.",
Clermont-Ferrand, 14-15 juin 1996
J.-M. Messiaen, "Réseau lexical et conception d'un dictionnaire électronique"

2. Réseau lexical: concept opératoire?

Par rapport à la notion de «champ», héritée de la lexicologie structurale, le concept de réseau lexical paraît peu précis. Les divers champs associent en effet plusieurs lexies selon une perspective explicite, en fonction de relations circonscrites le plus souvent. Pour simplifier à l'extrême, et sans prétendre à l'exhaustivité, bien des manuels[9] distinguent au moins les «champs» suivants: Cette énumération incomplète montre en combien d'interactions de nature différente peut se trouver impliquée une lexie. Or la lexicographie, «science et pratique» du lexique, a la lexie pour objet d'examen, et nombre de lexies sont en interrelation entre elles de diverses façons et simultanément.

La notion de «réseau lexical», bien que moins précise a priori, paraît plus intéressante, à condition d'en distinguer l'aspect opératoire et l'aspect «fédérateur».

  1. Aspect opératoire. En un corpus textuel délimité, le chercheur, agissant fréquemment en «hyper-lecteur», recense un ensemble de lexies en interrelation, de façon observable le plus souvent: par leurs co-occurrences, par co-référence, ... Le résultat de ce recensement, nommé «réseau lexical», a pour principal intérêt de rendre compte des interrelations dans leur variété, sans exclusive. Cependant le résultat obtenu est fortement fonction du corpus textuel de départ: à titre d'exemple, les emplois de fable (au sens de "mythes") chez Calvin ou chez le Père Garasse sont nettement marqués par leur aspect polémique: cette lexie se trouve notamment associée à hérétique, dans l'oeuvre idéologique du Père Garasse (cf. infra).
  2. Aspect lexicographique. Le réseau lexical devrait être un concept «fédérateur», pour une lexicographie dont la visée descriptive ne soit pas assujettie à la conception de dictionnaires-livres. Il s'agira, en considérant dans l'idéal l'ensemble du corpus textuel préclassique, de repérer les interrelations impliquant une lexie donnée, de «délimiter» le système d'interrelations auquel elle participe (ce qui devrait conduire à une description pragmatique, et plus pertinente du point de vue historique, des «domaines» conceptuels de l'activité humaine). Il n'est pas à exclure que, pour une lexie donnée, les systèmes d'interrelation l'impliquant soient hétérogènes selon ses acceptions. Il convient qu'auparavant soient recensées les interrelations[10] de chaque lexie, voire de chaque acception d'une lexie.
Au moins dans un premier temps, devraient être pris en compte, pour une lexie donnée: La notion de «réseau lexical» permet aussi de rendre compte d'un ensemble particulier d'emplois , ou d'identifier plus finement la valeur que prend une lexie, voire une acception, en un contexte ou domaine particulier. Tel est le cas, à peine perceptible dans le Dictionnaire de l'Académie (1694), d'un emploi à des fins idéologiques:

Chez Calvin (Institution de la Religion Chrestienne, 1560) et le Père Garasse (Doctrine curieuse des Beaux-Esprits, 1623), l'usage polémique de fable pour son acception de "mythe, légende", donne lieu à une synonymie spécifique avec absurditez, sottises: Les quasi-synonymes sont caractérisés par sottes, extravagant(e)s, ridicules, fantasques. Les antonymes présentent également une configuration particulière puisque leur paradigme comporte, outre histoire, l'histoire sacrée, et surtout l'escriture saincte, les sainctes escritures: Dans le numéro 4 du Français Préclassique, Michel Glatigny [11] avait déjà attiré l'attention sur les emplois de croire relevant du débat théologique, et sur la valeur polémique que peut acquérir une lexie en un tel contexte. Or la période préclassique comporte nombre de lexies utilisées à des fins idéologiques, soit à l'époque de la Réforme, soit par la Contre-Réforme. Le problème ainsi posé est double.
  1. Les marqueurs lexicographiques incluent des valeurs d'emploi telles que /péjoratif/, qui contribuent à la description d'acceptions; faut-il alors inclure sotte, sottise, absurdité, ridicule, extravagant, fantasque... dans le réseau lexical de fable? ou convient-il de les placer dans un paradigme indiciel des valeurs d'emploi péjoratives? En effet, pour ne considérer que l'ouvrage de Calvin, les lexies histoire et récit ne sont jamais ainsi marquées, et conte paraît plus bénin: contes plaisans, contes de petis enfans. Ainsi la nomenclature des descripteurs lexicographiques nécessite des ajustements pour le français préclassique, mais aussi un fondement que l'observation des contextes peut lui donner, en identifiant par exemple le paradigme des indices lexicaux d'un domaine d'emploi donné.
  2. Même dans un contexte polémique, tout vocable n'est pas, à une époque donnée et de façon récurrente, apte à être «marqué». Un contexte idéologique ou polémique constituera ainsi, par les lexies qu'il «marque», un ensemble d'interrelations particulier, une «configuration», pour laquelle un traitement particulier devrait être réservé, afin que la description lexicale transcrive un tant soit peu la concomitance entre évolution du lexique et évolution idéologique (au sens large). Se pose enfin, en l'occurrence, le problème de la distinction des divers «domaines» de la pensée et de l'activité humaines: la polémique sur la question religieuse en français préclassique relève-t-elle de la philosophie, de la théologie, de la politique, ...? Dans le cas de vocabulaires de spécialité, le réseau lexical présentera certes quelque homothétie avec une nomenclature. L'envisager seulement ainsi serait trop réducteur. Fabregue/fabegue sont certes des régionalismes pour basile, basilic, basilicon, et, en contexte, cette lexie est mise en rapport avec thym et sar(r)iet(t)e: On peut supposer que, de proche en proche, se dessine l'ensemble des plantes cultivées comme condiments, ce qui aurait néanmoins un intérêt historique, sans compter l'intérêt pour l'histoire du lexique de la vitalité de régionalismes dans des publications à visée «nationale». Mais l'on constate que basilic relève aussi de la nomenclature des plantes médicinales: Au sème de /goût/ s'adjoint celui de /vertu curative/, ce qui n'est pas nécessairement le cas de l'ensemble du paradigme des condiments. D'un point de vue plus strictement lexicographique et lexicologique, l'insertion de basilic dans le réseau lexical de la botanique, des condiments et des plantes médicinales, permet d'établir sans difficulté la distinction avec son homonyme, le basilic, animal fabuleux (en relation avec regard + caractérisant), homonyme qui sera exclu du réseau lexical de basilic plante. Ainsi, le réseau lexical, pour des termes spécialisés, permet-il d'aborder la nomenclature d'usage des locuteurs préclassiques, plutôt que d'imposer au lexique de cette période une nomenclature élaborée ultérieurement à partir des référents.

    [Suite] -- [Retour à la Table des matières]


    Notes

    9. La liste que nous donnons provient principalement du manuel Initiation à la problématique structurale, de Chiss, Filliolet et Maingueneau (Collection «Linguistique Française», tome 1, Paris, Hachette Université, 1977).

    10. Certes il restera ensuite à construire une typologie des systèmes d'interrelations, voire des interrelations elles-mêmes (quoique les travaux sur les «champs» aient ici leur pertinence). Mais ce travail de lexicologie dépend avant tout de l'exhaustivité des matériaux qui auront été collectés.

    11. Michel Glatigny, «Le verbe croire dans les oeuvres françaises de Castellion», Le Français Préclassique, n° 4, 5-34.