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Invitation romanesque et poétique à la cartographie et à la science

Éric Guichard

Avril 2021

Imaginez entreprendre un voyage : oubliez les autoroutes, le TGV et l'avion, vous partez en mer. Plus précisément, en mers cartographiques. C'est parfois scintillant, avec des irisations magiques et de sublimes reflets dorés, vous redécouvrez les lueurs de l'émeraude, et l'apaisement. Les poissons sont là, ils dansent autour de vous. Les monstres imaginaires aussi, de temps à autre. Mais c'est également tumultueux, genre mers du Nord (ou du grand Sud) : des nuages sombres, du brouillard quand il fait jour, des vagues parfois grosses comme des montagnes qui transforment les embruns en seaux d'eau. Depuis la dernière tempête, la boussole est tombée à la mer et ce qui vous reste de carte est trop détrempé pour être lisible. Et puis, à quoi bon une carte au milieu de nulle part?

Que faire alors? Vous laisser porter par les vents et le destin? Ou vous servir de votre tête, de vos savoirs, des expériences narrées par d'anciens navigateurs qui se transforment en culture? Voire relire trois indications et deux témoignages si vous trouvez au fond de la cale quelques écrits pas trop humides? Ils pourraient vous aider, une fois le calme revenu, à vous situer en fixant quelques astres ou en repérant un fjord à gueule de loup. Le second groupe de solutions n'est pas si stupide, même si vous savez que tous ces écrits ne sont pas la réalité : ils n'en sont qu'une transcription, dotée de multiples défauts. Ils sont partiaux, mensongers, sinon truffés d'erreurs ou contradictoires. Pour autant, ils ne le sont pas plus que les lois de votre pays, du port en lequel vous espérez accoster, ni que les légendes que vos parents vous narraient, pour votre plus grand bonheur d'enfant complice : c'étaient aussi de belles histoires, dont vous n'étiez pas dupe.

Nous espérons que vous arriverez à destination. Il est probable qu'alors vous aussi voudrez écrire : dessiner une nouvelle carte, témoigner de votre expérience et de vos méthodes pour circonscrire l'adversité, pour préciser comment telle vieille table ou tel usage du GPS vous a permis de vous en sortir, ou pourquoi la terre vous semble ronde. L'épreuve vécue vous invitera à ne pas leurrer votre lectorat : vous saurez rappeler que votre propre carte n'est qu'un fragment fragile ajouté à l'édifice des savoirs qui l'ont précédée, dans l'attente des suivants. Il se pourra que votre savoir, votre analyse ou votre expérience change la face du monde : sa lecture, qui en sera considérablement simplifiée. Si par exemple vous inventez une carte qui, accompagnée d'une boussole, permet de traverser l'océan, assurément avec embruns mais sans encombre : sans erreur. Une carte qui porte en elle une étrange affirmation : il arrive qu'une ligne droite sur le plan corresponde à une ligne droite sur l'océan.

« On ne vous demande pas de telles digressions », rétorqueront les grands prêtres des terroirs, « on vous demande de ramener des épices, sinon de découvrir et de décrire le monde et ses peuples ». Vous leur répondrez que la possibilité du voyage est conditionnée par cette affirmation géométrique, que tout voyage suppose qu'existent au moins deux mondes, et que vivre le réel, ou vivre tout court, relève d'un art : celui qui consiste à mettre en contact ces mondes ; et à chaque fois, localement ; quitte à faire d'autres efforts pour, un peu plus loin, les joindre à nouveau. Cela vous rendra humble : vous écrirez d'une part qu'il n'existera jamais aucune carte (même la vôtre), aucun livre qui décrira en toute finesse toutes les vagues de l'Océan ; même celui qui contient toutes les données du monde. Ou des mondes. D'autre part, vous rappellerez qu'une telle exhaustivité vous empêcherait alors de prendre la moindre décision devant la barre quand advient l'inattendu ; ne serait-ce que parce que vous n'auriez pas le temps de la mettre en contexte ou en situation. Or vous savez que le libre-arbitre appuyé sur des savoirs et des raisonnements rigoureux ne relève pas de votre condition d'humain, mais de sa survie : il n'est pas votre ADN, il est votre horizon. Lui, au moins, n'est pas donné. Votre liberté non plus, d'ailleurs.

Et vous savez que ceux qui vous écouteront et vous proposeront ensuite une carte de toutes les cartes, la méta-carte qui vous garantit la lecture parfaite et totale du monde, sont des charlatans. Parce qu'il existe plusieurs mondes. Ensuite parce que (certainement de ce fait), la cartographie est comme l'Océan : multiple ; et qu'elle offre une précieuse capacité : celle de comprendre que le monde n'existe pas vraiment sans vous (comment imaginer un monde sans humains?), et qu'il n'y a pas d'un côté les outils (comme cette méta-carte idéale) et d'un autre leurs utilisateurs faits de chair et de sang, voire d'âme ou d'esprit. Vous savez que vos instruments, vos savoirs, vos muscles et vos réflexions vous ont grandement aidé pour vous tirer d'affaire lors de cette infernale tempête, qui a plus tué que la dernière épidémie de typhus.

Vous saurez expliciter cet étrange lien entre technique et psyché, qui vous unit aux mondes au milieu de l'eau. Vous saurez énoncer que ni l'une ni l'autre n'a de lien avec la nature : toutes deux sont artificielles, produites par vous, et plus généralement par les humains. Vous saurez dire que le monde produit par vos cartes, vos simulations, vos interprétations n'est coupable en rien et ne peut être plus faux que celui que celui prôné par vos détracteurs, qui affirment être dans le vrai et qui dénient à l'idée de nature son artificialité. Tout simplement parce qu'affirmer qu'un monde est vrai contredit l'expérience des humains et leur capacité de virtualisation, qui consiste à circuler entre des mondes tangibles, affirmés, écrits, ré-écrits. Or vous savez désormais que toute description du monde est une construction. Et si vous dessinez des cartes, c'est aussi pour construire des mondes moins fallacieux que celui, unique, des grands prêtres ; et aussi pour brosser des ébauches, des esquisses qui invitent à exploiter nos potentialités d'humains.

Car la carte alimente d'emblée la médiation de votre pensée. Elle vous pose une question simple : « suis-je vraiment une fourmi condamnée à circuler dans l'espace à deux dimensions qu'elle décrit »? La réponse est évidente. La carte vous invite à préciser que tout monde, même celui qui est présenté comme le plus « naturel », n'est qu'une circulation complexe entre un soi et un extérieur, un dedans et un dehors aux contours aussi flous que ceux de la vague qui a failli vous emporter : entre un sujet, son environnement, et des objets, des instruments, des méthodes qui s'interpénètrent au poins que ce sujet ne sait jamais si lui (ou ce monde) relève de l'un ou de l'autre. Vous produisez désormais des cartes, des graphiques car ils objectivent notre incapacité d'humains à objectiver le monde, sauf par petites touches, par approximations successives.

C'est à ce voyage en mers cartographiques des temps modernes que vous convie ce numéro 10 d'Études Digitales.

Éric Guichard, avril 2021 et mars 2022, quand l'Ukraine est mise à feu et à sang.

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Page créée le 4 mars 2022, modifiée le 4 mars 2022