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On trouvera ici une
version
Powerpoint™ de cet exposé.
L’Internet n’est pas une technologie
comme les autres, il a une valeur et un potentiel anthropologiques.
C’est sur ce principe que Pierre Lévy, sociologue réputé,
fonde le concept d’intelligence collective dans son ouvrage L’Intelligence
collective : pour une anthropologie du cyberspace paru initialement
en 1994. La juxtaposition des deux termes n’est pas choisie au hasard :
ici, " intelligence " doit être compris comme dans le sens de " travailler
en bonne intelligence " par exemple. L’expression finale se rapporte finalement
à deux choses :
-
Le concept à valeur politique au
sens large, celui se référant à toutes les activités
humaines en société organisée.
-
Le livre dans lequel Pierre Lévy
décrit ce que serait une société organisée
autour de ce concept d’intelligence collective.
L’objectif de Pierre Lévy dépasse
donc la simple réflexion de philosophie politique : partant de phénomènes
observés dans la société du début des années
90, il s’interroge sur la pertinence d’un projet associé
à la " révolution numérique ", alors que la plupart
des analyses se focalisaient (et se focalisent toujours) davantage sur
l’impact
de cette révolution sur la société, l’économie,
la politique … Le sous-titre utilisé par Pierre Lévy, " pour
une anthropologie du cyberspace " fournit à ce propos de précieuses
indications sur la manière dont le sujet va être traité
dans l’ouvrage :
-
" pour " indique une implication
personnelle de l’auteur, un engagement politique dans ce qu’il estime être
un choix préférable pour l’évolution future de la
société, bien que Pierre Lévy garde la tête
froide sur les chances d’advenue de ce projet.
-
" une anthropologie " nous
aiguille sur une approche évidemment anthropologique, dans le sens
où le simple politique (mode de gestion de la cité) va être
dépassé : l’intelligence collective n’est pas une forme de
gouvernement dans le sens que l’on attribue à la république
ou au fédéralisme. Elle n’est pas non plus réductible
à la démocratie directe. L’intelligence collective relève
d’un espace anthropologique qui structure fondamentalement la société,
et Pierre Lévy va jusqu’à comparer l’ère de l’Internet
à la Révolution néolithique.
-
" du cyberspace " focalise enfin
sur la composante technique de la problématique. Ici, il faut comprendre
la technique au sens large, comme évidemment la technologie de l’information
basée autour de l’Internet (même si, en 1994, ce dernier n’est
que très peu connu en France, d’ailleurs Pierre Lévy n’en
fait pas mention dans son ouvrage) mais aussi comme l’ensemble des dispositifs
matériels, organisationnels et culturels (comme la langue ou l’Etat)
qui sous-tendent et permettent l’épanouissement de l’intelligence
collective.
Ce concept est donc délicat à
définir. Nous allons tenter de le faire dans une première
partie en commençant par les conséquences de l’avènement
de l’Internet sur la société (la constitution du cyberespace),
qui permet l’émergence de l’intelligence collective. La nouvelle
société humaine qui en résulterait constituerait un
espace anthropologique qui prendrait le relais des sociétés
actuelles basées sur le capitalisme ou encore l’Etat. Or, le problème
réside surtout dans la transition entre espaces anthropologiques,
transition que nous étudierons dans une seconde partie, tout d’abord
à partir des pour et des contre exposés par Pierre Lévy,
ensuite en entamant une critique du caractère utopique du propos
du sociologue.
I ? L’intelligence collective :
un nouvel espace anthropologique
De par sa formation, Pierre Lévy a les compétences requises
pour comprendre et analyser les problématiques liées à
l’impact des nouvelles technologies sur les systèmes de signes et
l’évolution culturelle en général. Elève de
Michel Serres à la Sorbonne, formé à la micro-informatique
dans les années 80 par le CNAM, il a étudié en France
et au Québec des problématiques telles que l’intelligence
artificielle, la cybernétique ou encore l’impact cognitif des hypertextes.
Au début des années 1990, la création des standards
du Web au CERN à Genève (Tim Berners-Lee, 1992) et les débuts
de la démocratisation des réseaux numériques rend
selon lui la possibilité d’avènement d’une nouvelle société
plus réelle.
A ? Cyberespace et intelligence
collective
Les réseaux numériques ne
sont que le premier stade du cyberespace. En effet, ils ne sont formés
que de l’entrelacs de réseaux informatiques, de serveurs et de postes
clients ainsi que de la couche logicielle qui les recouvre. Néanmoins
leur potentiel d’évolution semble à Pierre Lévy très
fort et il entrevoit la constitution rapide d’un cyberespace, caractérisé
comme un nouveau milieu de communication, de pensée, de travail
et de relations humaines. Le cyberespace dépasse donc la simple
définition technique (l’Internet en tant que réseau informatique)
mais aussi les limites de l’industrie du multimédia ou du commerce
électronique.
Néanmoins une telle évolution
n’est pas forcément nécessaire, encore moins évidente.
La possibilité d’une " super-télévision " reste tout
aussi envisageable. Cela dit, Pierre Lévy justifie la constitution
d’un cyberespace humain et social par l’évolution des technologies
et l’application de cette évolution aux collectifs humains. En effet,
il observe que, dans les trois grands domaines technologiques (matière,
vie, information), l’évolution s’est faite dans le même sens
:
-
D’abord les technologies dites archaïques,
parfois tout simplement naturelles, qui étaient là à
l’origine des temps. C’est la sélection naturelle pour le vivant,
la mécanique pour la matière, le " somatique " pour les messages
(transmission de l’information d’individu à individu, en face-à-face).
Ces technologies
ne modifiaient pas le contenu, le corps des objets contrôlés.
-
Ensuite les technologies dites molaires,
dans le sens où la teneur même des corps contrôlés
est modifiée mais de façon grossière, peu fine, donc
entraînant des déchets et une imprécision plus ou moins
grande. Il s’agit de la sélection artificielle en technologies du
vivant, de la thermodynamique pour la matière, et du médiatique
pour la transmission de messages.
-
Enfin les technologies moléculaires
qui sont en train d’apparaître où d’être utilisées
hors des laboratoires, et qui agissent au niveau le plus fin du corps contrôlé
: la molécule pour la matière, le gène pour la vie,
le bit pour l’information numérisée. De ces technologies
relèvent le génie génétique, la nano-technologie
ou encore les technologies numériques. Les déchets sont minimisés
sinon éliminés, la précision est maximale.
Il convient de noter que l’évolution
technologique, ici observée, s’est traduite par une accélération
de la vitesse comme par une optimisation des processus et des résultats.
Il semble qu’avec les technologies moléculaires, on ait atteint
un plafond d’évolution, qu’on ne puisse aller plus loin. L’idée
de Pierre Lévy consiste alors à appliquer ce schéma
évolutif aux sociétés humaines, aux collectifs humains.
Reprenant le même raisonnement, il analyse ainsi :
-
L’organicité caractérise
les collectifs archaïques : dans les sociétés de taille
réduite, chacun connaît tout le monde et est lié "
organiquement " à tout le monde (clan, famille, tribu).
-
La transcendance désigne
les collectifs molaires, ceux dans lesquels nous évoluons encore
aujourd’hui : dans les sociétés plus grandes en taille, la
cité s’organise autour d’un leader qui la représente (le
despote, le roi, le parlement, le président …) de même qu’elle
s’auto-divise en groupes sociaux, castes, etc. L’Etat et la bureaucratie
deviennent nécessaires comme incarnations de cette transcendance.
L’action de l’Etat sur les collectifs sociaux est forcément molaire,
donc grossière, imprécise, simplifiée, même
en démocratie : le vote, le référendum ne sont pour
Pierre Lévy que des pis-aller.
-
L’immanence pourrait enfin caractériser
les collectifs humains moléculaires. La société s’auto-organise
sans passer par une entité supérieure transcendante, avec
l’aide cependant de dispositifs techniques ou organisationnels. L’action
du collectif sur lui-même est moléculaire, la richesse humaine
est valorisée au mieux et de façon subjective.
Cela nous fournit donc une approche intéressante
et sans doute plus " parlante " de la notion d’intelligence collective
: elle pourrait être entendue comme une entité émanant
? " immanant " - du collectif auto-organisé, mais qui à la
différence de l’Etat ne serait pas constitué dans une quelconque
structure extérieure aux membres de ce même collectif. Elle
serait contenue dans le cyberespace, une sorte d’état d’esprit au
sens propre, le résultat du jeu à somme positive de toutes
les intelligences des membres de la société. Pierre Lévy
en donne une définition précise p 29 de son ouvrage :
" Qu’est-ce que l’intelligence collective
? C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée,
coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation
effective des compétences."
On peut d’ores et déjà
insister sur les quatre axiomes de l’intelligence collective :
-
Partout distribuée : personne
ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, le savoir est dans l’humanité
et non dans une entité transcendante qui organiserait sa répartition
auprès de la société.
-
Sans cesse valorisée : le
collectif humain ainsi organisé aurait pour richesse centrale l’humain
en personne. Pierre Lévy insiste sur la notion fondamentale d’économie
des qualités humaines. Ainsi, chaque membre du collectif serait
porteur d’une richesse qu’on ne pourrait négliger et qui lui assurerait
une place et une contribution uniques au sein du collectif intelligent.
-
Coordonnée en temps réel
: la référence est ici faite au cyberespace, outil de support
et de soutien de l’intelligence collective, qui seul permet une communication
médiatique à grande échelle.
-
Qui aboutit à une mobilisation
effective des compétences : l’intelligence collective n’est
pas qu’un concept théorique ou philosophique, elle peut sous-tendre
une nouvelle organisation sociale effective et efficace, basée sur
les compétences, le savoir et les connaissances. L’intelligence
collective favorise la puissance (dans le sens de " en puissance ", à
savoir le potentiel créatif qui existe en chacun de nous) plutôt
que le pouvoir (qui, au contraire de la puissance, isole, divise et affaiblit).
" La puissance rend possible, le pouvoir bloque. " : Pierre Lévy
invite à " désinvestir les hiérarchies " et introduit
la notion de démodynamique ( du grec dunamis : puissance,
force) contre la démocratie !
Cette notion de dynamique est d’ailleurs
fondamentale, puisque l’intelligence collective serait par nature mouvante,
déstructurante. L’adaptation y serait continue, mais aussi (d’après
les axiomes que nous venons d’énoncer) moléculaire, donc
subjective. Ainsi, on atteindrait à une organisation sociale du
collectif qui serait à chaque instant optimale pour chaque individu
car constamment recalculée, redessinée de façon unique
pour chaque membre. C’est le principe de la " coordination en temps réel
", et l’outil en est le cyberespace. " Le rôle de l’agora virtuelle
(…) est ici de contribuer à produire un agencement collectif
d’énonciation animé par des personnes vivantes. "
L’intelligence collective a donc les
caractéristiques suivantes :
-
décentralisation du savoir et des
pouvoirs,
-
autonomie des individus valorisés
en tant que créateurs de sens,
-
expansion d'un espace intersubjectif dégagé
des contraintes économiques et étatiques,
-
interactivité constante entre les
individus et leur environnement (technique, économique, écologique...)
dont les modifications sont perçues et contrôlées en
temps réel,
-
désagrégation des structures
massives (que l'auteur appelle "molaires") au profit d'entités autonomes,
petites et conviviales,
-
émergence d'une nouvelle convivialité
et d'une nouvelle éthique...
L’auteur nous fournit d’ailleurs une belle
métaphore en identifiant l’organisation politique d’un tel collectif
humain au chœur polyphonique improvisé dont les objectifs
sont d’écouter les autres, de chanter différemment, de trouver
une harmonie donc d’améliorer l’effet d’ensemble. Il faut donc éviter
soit de chanter trop fort, soit de se taire, soit de chanter à l’unisson.
Il s’agit ici davantage qu’un simple système politique, une éthique
politique, une
civilité.
B ? L’Espace du Savoir
Une autre dimension fondamentale de l’intelligence
collective, longuement développée dans le livre de Pierre
Lévy, réside dans le caractère sur-politique de l’avènement
des collectifs humains auto-organisés, dans le changement d’espace
anthropologique que cela représenterait.
Qu’est un espace anthropologique ?
A l’échelle humaine, il s’agit du plus grand regroupement sensé
que l’on puisse opérer sur l’Humanité. C’est donc :
-
Un système de sens. En sémiologie,
un espacede signification peut être créé par
une simple discussion entre deux personnes, à la lecture d’un livre,
ou lors de la constitution d’un Etat. Ces espaces sont plus ou moins plastiques,
plus ou moins permanents. Chaque être humain, seul être vivant
capable de percevoir le sens, vit dans une multitude d’espace différents.
Ainsi, je suis très proche de ma voisine de palier dans l’espace
géographique, alors que dans l’espace affectif je me sens davantage
proche de mes parents qui vivent à 500 kilomètres.
-
Un système de proximité,
de repérage, un espace au sens strict du terme. Chaque espace
a ses propres rapports à la distance, mais aussi au temps et à
nombre de valeurs propres.
-
Un système structurant.
Un espace anthropologique s’applique à l’échelle de l’Humanité,
il contient nécessairement tous les autres espaces existants et
les structures en fonction de ses règles de proximité propres.
Il n’existe pas de plus grand espace de signification.
-
Un système propre à l’humanité
-
Un système irréversible.
Un " retour en arrière " est évidemment concevable, mais
pas sans éviter une catastrophe majeure, une régression de
civilisations.
-
Un système autonome (qui
possède ses propres règles et qui peut fonctionner en circuit
fermé), mais cependant pas isolé des autres espaces qui l’ont
précédé.
Les espaces anthropologiques n’ont pas
d’inscription historique ou géographique précise : aujourd’hui,
certaines sociétés ont déjà accédé
au troisième espace (que nous allons voir), alors que d’autres n’en
sont qu’au second, voire au premier.
Il semble communément admis
qu’il n’existe que peu d’espaces anthropologiques. Dans une succession
relativement chronologique, on pourrait ainsi distinguer :
-
La Terre comme premier espace,
" apparu " dès la naissance de l’humanité. La Terre comme
espace anthropologique fonctionne dans un rapport au cosmos : l’homme y
est au sein d’un tout omniprésent et éthéré
qui l’englobe entièrement. Sa place est dans la famille, dans la
lignée, mais aussi auprès des dieux, des rites, des traditions
… L’homme est un microcosme, une parcelle du cosmos, mais constamment
reliée au tout.
-
Le Territoire comme second espace,
émergeant au néolithique avec la sédentarisation et
la constitution des Cités, est basé sur le rapport à
l’Etat comme entité politique majeure. C’est l’époque de
la généralisation de la civilisation, de l’aménagement
du territoire, de l’urbanisation … le Territoire recouvre progressivement
la Terre, il irrigue les terres arides, il canalise les cours d’eau, il
construits des routes, des ponts, fait naviguer des bateaux : les rapports
à la distance et au temps changent. L’individu change également
: il devient un micropolis, un citoyen membre d’une nation.
-
L’Espace des Marchandises comme
troisième espace, le plus abouti aujourd’hui (en attendant l’avènement
du quatrième ?) : c’est l’espace centré sur le capitalisme
libéral, apparu avec la révolution industrielle et ayant
atteint son apogée après la Seconde Guerre Mondiale. Le capitalisme
centre la société sur les flux et les liquidités :
" (il) transmute en marchandise tout ce qu’il parvient à entraîner
dans ses circuits. " L’individu devient un micro-oïkos, un
agent économique.
On le comprend, ces trois espaces sont
reliés par une même logique, celle de l’accélération
:
en modifiant notamment les rapports au temps et à la distance, en
les raccourcissant, ils accélèrent le rythme de vie des individus
et des groupes. On peut également comparer ses espaces en les analysant
selon des strates transversales, à savoir des problématiques
indissociables de toute société humaine : économique,
politique, sociale, ou plus précises. Ainsi, dans l’optique du rapport
à la richesse par exemple, la Terre est représentée
par le don ou le partage, l’Etat par l’administration, la gestion, et les
Marchandises par l’échange à but de productivité.
En ce qui concerne la politique, la Terre est l’espace du communautarisme
tribal, l’Etat celui de la bureaucratie et de la représentation,
les Marchandises celui de la " démocratie thermodynamique ", où
se mettent en jeu des oppositions binaires (clivages gauche-droite par
exemple) pour aboutir en général à un résultat
médian et relativement indifférencié (le " tiède
" de la thermodynamique).
Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de vraie
relation évidemment, on peut faire l’analogie avec l’évolution
constatée dans les technologies, de l’archaïque au moléculaire
en passant par le molaire. On peut surtout espérer l’apparition
d’un quatrième espace, l’Espace du Savoir, qui est prophétisé
par Pierre Lévy comme l’espace où s’épanouirait le
collectif humain auto-organisé, lieu de l’intelligence collective
sous-tendue par le cyberespace. Bien sûr, cet espace s’inscrirait
dans la continuité des espaces précédents : espace
anthropologique à part entière, il serait centré sur
le savoir humain au sens large, comme le savoir-faire, savoir-vivre, la
compétence, l’expérience … Cet espace présenterait
logiquement de nouveaux rapports de vitesse caractérisés
à l’heure actuelle par l’Internet, mais aussi de nouveaux rapports
au collectif (manipulation moléculaire). Cependant, cet espace serait
également radicalement différent des espaces précédents,
dans la mesure où il représenterait une certaine coupure
d’avec la logique antérieure : en effet, l’espace du Savoir suppose
l’abandon de la transcendance qui était présente dans les
trois espaces précédents (Dieu, l’Etat, le marché
financier), et l’immanence caractéristique de l’intelligence collective
ne peut être entendue comme une version moléculaire de la
transcendance ! De même, les individus étaient caractérisés
sous chaque espace précédent par une donnée particulière,
propre et unique : leur nom sur la Terre, leur adresse sur
le Territoire, leur profession sur l’Espace des Marchandises. Or
l’Espace du Savoir implique l’abandon des systèmes de différenciation
et la discontinuité des structures. L’homme y est un polycosme,
et non plus un micro-être, une parcelle d’un tout : il est le tout,
c’est le principe fondamental de l’intelligence collective.
Cependant, ce changement d’espace,
qui se ferait à l’occasion de la constitution d’un cyberespace humaniste,
semble aussi incertain que cet événement fondateur. De nombreux
doutes sont suscités par le passage d’un espace anthropologique
à un autre, aggravés par le fait que l’Espace du Savoir présente
une grande rupture vis-à-vis des espaces précédents.
II ? Enjeux politiques de l’intelligence
collective
Pierre Lévy ne se contente donc
pas de décrire une société sans doute en gestation,
il prend fermement parti pour l’avènement de cette société
mais reste lucide devant les difficulté que la transition pourrait
engendrer, difficultés bien sûr surmontables et minimes au
regard des bénéfices finaux mais décourageants ou
effrayants pour la plupart des habitants de l’Espace des Marchandises qui
sont mis au pied du mur.
A ? Les tensions du changement
d’espace
Il n’y a que peu d’espaces anthropologiques
dans l’histoire de l’humanité, il n’y a donc eu que peu de moments
de transition : le Paléolithique, avec l’émergence de la
Terre, le Néolithique pour le Territoire, la Révolution Industrielle
(grosso modo) pour les Marchandises … sommes-nous en train de vivre une
quatrième période de transition ? Quels critères jouent
en faveur ou en défaveur du passage à l’Espace du Savoir
? Pierre Lévy dresse un tableau de la situation en estimant tout
d’abord que le capitalisme libéral, tel qu’il se présente
actuellement, tend naturellement vers l’installation des compétences
humaines au centre de la pyramide de valeur de l’économie : comme
le dit Michel Serres, " le savoir est devenu la nouvelle infrastructure
". Cependant il s’agit davantage que de simples connaissances techniques
ou de simples diplômes … on touche à nouveau à la notion
d’intelligence :
" A ressources matérielles
égales, à contraintes économiques équivalentes,
la victoire va aux groupes dont les membres travaillent pour le plaisir,
apprennent vite, tiennent leurs engagements, se respectent et se reconnaissent
les uns des autres comme des personnes, passent et font passer plutôt
que de contrôler des territoires. Gagnent les plus justes, les plus
capables de former ensemble une intelligence collective (...) Les nécessités
économiques rejoignent l’exigence éthique. " (p 44)
L’économie se tertiarise, la
relation au client prend une place croissante, on débat du " capitalisme
moral ", du " développement durable " … cependant le saut qualitatif
qui marquerait le changement d’espace ne s’est pas encore produit, bien
qu’il ne soit évidemment pas spectaculaire ! En tous cas le capitalisme
est de plus en plus centré sur le savoir, mais c’est un savoir inféodé
aux impératifs de productivité et de rentabilité,
un savoir étranger à la vraie intelligence collective.
De même pourrait-on se féliciter
de la généralisation des technologies moléculaires,
du moins en ce qui concerne les technologies de contrôle du Vivant,
de la Matière et de l’Information … et l’Internet, qui est une réalité,
est bel est bien le théâtre du développement de nouvelles
communautés différentes de celles existant précédemment
et qui pourraient symboliser les premiers balbutiements d’un grand collectif
humain intelligent …
Enfin il s’avère que le passage
à l’Espace du Savoir serait tout simplement le remède à
de nombreux maux de notre temps : chômage, inégalités,
exclusion n’ont pas de signification ni de raison d’être dans l’Espace
du Savoir car ils représentent une perte de richesse (le collectif
est moins intelligent dès qu’un membre en est exclu, puisque chacun
est porteur d’un savoir unique). Autant le chômage est une variable
économique parmi d’autre dans l’Espace des Marchandises, autant
il est une anomalie dans l’Espace du Savoir, où il sera naturellement
résorbé.
Beaucoup de choses poussent donc en
faveur du changement d’espace, néanmoins les tenants des espaces
précédents (principalement l’Etat ou le marché capitaliste)
ont peur d’un tel bouleversement et résistent donc aux évolutions.
En fait, cette résistance n’est pas forcément voulue, disons
qu’elle est la conséquence de l’inadaptation d’une entité
à l’espace anthropologique dominant. Ainsi, nous vivons aujourd’hui
en Occident au sein de l’Espace des Marchandises, dominant depuis 1945
à peu près ; ce qui ne veut pas dire que les espaces précédents
(la Terre, le Territoire) ont disparu : ils ont été recouverts,
subordonnés à l’Espace dominant, mais point annihilés.
Ainsi le Territoire a " recouvert " la Terre d’un réseau routier,
ferroviaire, urbain etc. ; de même les Marchandises ont subordonné
les réseaux territoriaux en réseaux commerciaux, organisés
non plus en fonction des centres de décision administrative mais
en fonction des centres de richesse monétaire. Or, l’Etat a bel
est bien subsisté au sein de l’Espace des Marchandises devenu dominant,
car le Territoire existe toujours, même s’il est dominé par
les Marchandises. Mais cet Etat est visiblement inadapté à
l’espace des Marchandises, il ne le comprend pas, il ne saisit pas sa
vitesse. L’avènement d’un capitalisme libéral sans réelle
possibilité de retour à l’étatisme ou même au
dirigisme, l’émergence de multinationales (qui portent bien leur
nom : déterritorialisées, elles ne répondent pas à
la logique du Territoire mais à celle des marchandises ; or ce sont
elles qui dirigent le monde), la mondialisation se déroulent
parallèlement à la perte de vitesse (au sens propre !) de
l’Etat et de toutes les entités qui relèvent du Territoire
: institutions politiques, systèmes de représentation, administrations
… on revient toujours à un problème de vitesse : " les
procédures de décision et d’évaluation aujourd’hui
en usage ont été établies pour un monde relativement
stable et dans une écologie de la communication simple. Or l’information
est aujourd’hui de nature torrentielle ou océanique. "
On assiste donc finalement à
de flagrants décalages entre d’un côté les vieux espaces
ou espaces vieillissants qui freinent des quatre fers l’évolution
anthropologique, et de l’autre la logique, ou tout simplement la recherche
de l’optimum humain et social, qui semble prôner le changement d’espace.
Aujourd’hui, outre l’inadaptation de l’Etat a capitalisme libéral,
le même phénomène se produit vis-à-vis de l’Espace
du Savoir en gestation : ni l’Etat ni le capitalisme libéral ne
semblent comprendre Internet, et il se résignent à lui appliquer
de force leurs propres règles qui lui sont forcément inadaptées.
Les problématiques très actuelles de la propriété
intellectuelle (les brevets sont typiques de l’Espace des Marchandises)
ou de la prééminence de lois nationales (évidemment
issues du Territoire) sont les symptômes de ce décalage flagrant.
L’Espace du Savoir doit s’arracher des espaces antérieurs
pour se développer pleinement :
" Aujourd’hui, côté
marchandises, l’Espace du savoir est encore soumis aux exigences de compétitivité
et aux calculs du capital. Sur le Territoire, il est subordonné
aux objectifs de puissance et à la gestion bureaucratique des Etats.
Vers la Terre, enfin, il est toujours englué dans les mondes clos
et les mythologies archaïques du new age ou de la deep ecology
(…) " (p 138)
Mais, d’une façon plus grave
encore, Pierre Lévy indique à la fin de son ouvrage que "
le
pire arrive quand les espaces d’en dessous veulent commander et violenter
les espaces du dessus. " (p 225) : par une métaphore usant des
quatre points cardinaux de la boussole, il met en évidence ce qui
peut advenir quand les différents espaces anthropologiques entrent
en conflit ouvert :
-
Au Sud (dans les pays pauvres de
la planète évidemment …), la Terre envahit les espaces supérieurs
du Territoire et des Marchandises. Résultat : les clans, les tribus
se placent par la force à la tête des Etats et détournent
les richesses des Marchandises à leur profit.
-
A l’Est (dans l’ancien bloc soviétique),
c’est l’Etat qui entend régenter les autres espaces adjacents, et
se développe donc l’économie planifiée et finalement
contre-productive (Territoire envahit Marchandises) et la propagande (Territoire
envahit Savoir).
-
Au Nord (dans les pays " riches
" de l’Occident présent), l’espace des Marchandises est tout-puissant.
Non seulement il a assouvi la Terre (pollution, exploitation), il a domestiqué
le Territoire (libéralisme) mais surtout il a envahi le Savoir,
et cela donne la société du spectacle.
Ce dernier point est souvent repris par
Pierre Lévy au cours de son ouvrage : " la société
du spectacle est ce moment intermédiaire où la sphère
informationnelle a déjà acquis un début de consistance
sans avoir encore pris son autonomie par rapport à la Marchandise.
" (pp. 222-223). Paroxysme de l’Espace des Marchandises, où
la sémiotique n’est plus concentrée dans la présence
de la Terre, ni la représentation du Territoire mais dans l’illusion
(à savoir le décalage complet entre la réalité
et son image médiatique, voire la primauté de cette image
sur la réalité), la société du spectacle est
articulée autour du " triptyque infernal télévision/sondages/élections
", et elle focalise l’attention à la fois des acteurs du Territoire
(les politiques) et de ceux des Marchandises (les hommes d’affaire). Pourtant
elle n’est même pas une période de transition vers l’Espace
du Savoir : les médias traditionnels sont construits sur un modèle
centralisé, transcendantal, charriant molairement des masses d’information
indifférenciée. " S’ils propagent des émotions,
irradient des images et dissolvent à merveille les isolats culturels,
les médias de masse sont d’un faible secours pour aider les peuples
à élaborer collectivement des solutions à leurs problèmes
et à penser ensemble. "
Ainsi, notre monde actuel arrive à
épuisement des capacités de progrès de l’Espace des
Marchandises, duquel l’Espace du Savoir semble avoir du mal à s’extraire.
Le blocage est souligné notamment en politique par Pierre Lévy
:
" Aujourd’hui, deux temporalités
molaires et uniformisantes s’affrontent en politique. D’un côté,
celle de la politique-spectacle, discontinue, éclatée, sans
mémoire, sans projet, incohérente. De l’autre côté,
la temporalité des Etats et des bureaucraties, terriblement lente,
conservatrice, crispée sur la continuité immobile de la gestion
des territoires, gouvernée par la gestion du passé. Le bruit
et la monotonie. " (p 88)
B ? Une utopie réaliste
?
De cette situation bloquée, l’Espace
du Savoir pourra-t-il émerger ? Dans quelle mesure peut-on aller
explorer l’Ouest, ce quatrième point cardinal inconnu, représenté
pour le moment par un vaste océan menaçant ? D’après
Pierre Lévy, c’est une possibilité, rien qu’une possibilité
parmi d’autres, mais elle existe cependant. Pourtant, si on se détache
du livre
L’Intelligence collective, quel regard critique peut-on
porter sur la prophétie politique du sociologue ?
Tout d’abord, l’histoire peut-elle
nous éclairer sur certains points, nous apporter quelque enseignement
? D’une certaine manière, oui, même s’il convient de se méfier
de l’amalgame histoire de l’Humanité/anthropologie. Si les différents
espaces anthropologiques ont bien existé et " régné
" à des époques différentes (pour simplifier), ils
n’ont pas disparu, et c’est là le propre de l’évolution anthropologique
: chaque nouvel espace dominant recouvre et subordonne l’espace précédent
sans le faire disparaître, d’une part parce qu’il ne le peut pas,
d’autre part parce qu’il en a besoin ! En effet, le patriotisme, ressort
du nationalisme et de la " souveraineté " du Territoire, ne s’appuie-t-il
pas sur les émotions qui sont nées sous le règne de
la Terre ? Et le capitalisme, pour fonctionner, n’a-t-il pas besoin d’un
Etat assurant la sécurité policière et juridique des
échanges commerciaux ? Si les espaces n’entrent pas en conflit,
ils peuvent tout à fait prospérer entre eux, s’entraidant
mutuellement. Et nous vivons tous dans les trois, parfois les quatre espaces
anthropologiques réunis.
" On vit selon les lignes d’erre
de la Terre, parmi les clôtures et les guichets du Territoire, le
long des circuits de la marchandise, dans les espaces intérieurs
du Savoir. " (p 214)
Pierre Lévy utilise la métaphore
d’un cahier de quatre feuilles, chacun représentant un espace anthropologique.
Roulez ce cahier en boule compacte et transpercez cette dernière
d’une aiguille à tricoter : cette aiguille représente un
problème complexe, ou un être humain. Chacun traverse les
quatre espaces anthropologiques selon un ordre unique, rencontrant parfois
plusieurs fois un espace sans toucher un autre. De même, chacun d’entre
nous a un rapport singulier avec les quatre espaces, ce qui fait la richesse
potentielle exploitée dans l’Espace du Savoir !
Ainsi peut-on espérer que l’avènement
de l’Espace du Savoir se fera sans obérer les autres espaces, qui
continueront à exister et même à prospérer,
parfois encore mieux que jamais, et ce sans changer leurs règles
de fonctionnement propre, tant qu’elles ne s’appliquent pas de façon
irréfléchie aux autres espaces (même dans une société
future " régie " par l’intelligence collective, il y aura toujours
un Tribunal d’Instance pour faire appliquer les dispositions du Code Civil
sur la Responsabilité de sa personne par exemple).
Quant à la critique de l’utopie
de son discours, Pierre Lévy y répond en insistant sur trois
points :
-
L’avènement de l’Espace du Savoir
se fera finalement sans aucun préjudice envers les autres espaces,
bien au contraire (ce que nous venons de voir) ; quand les entités
des Marchandises et du Territoire l’auront compris, la transition pourra
enfin se faire ; or cette prise de conscience n’est, elle, pas utopique
-
L’Espace du Savoir repose avant tout sur
le cyberespace, sa première manifestation, et cela est souligné
à maintes reprises par le sociologue : " Nous estimons de plus
qu’un tel progrès (…) dépend d’équipements culturels
d’ordre technique, linguistique, conceptuel, juridique, politique ou autre
: les bonnes volontés individuelles n’y suffisent pas. " (p
92). Il développe d’ailleurs certains outils de sa conception tels
que les Arbres de Connaissance ou la Cosmopédie comme pistes intéressantes
du développement technique du cyberespace.
-
Enfin, en épilogue de son ouvrage
: " L’intelligence collective (…) répond à une éthique
du meilleur plutôt qu’à une morale du Bien. (…) Le Bien ne
varie pas, le meilleur diffère partout. Le Bien s’oppose au mal,
il l’exclut. En revanche, le meilleur " comprend " le mal puisque, logiquement
équivalent au moindre mal, il se contente de le minimiser. " (p
236). L’intelligence collective ne sera donc pas l’occasion de mettre en
place un Meilleur des Mondes, ou un Big Brother, pas plus qu’une instauration
du règne de la raison (Habermas) ou de la technique (Heidegger),
parce que l’immanence, la subjectivité et la " coordination en temps
réel " sont garantis par la nature même de l’Intelligence
collective et du cyberespace.
En guise de conclusion, il est intéressant
de remarquer que le principe de l’émergence d’une " intelligence
collective ", même si elle n’a pas été formulée
sous ces termes et dans cette optique, est relativement ancien. Nous pourrons
citer deux auteurs fameux, représentants " d’approches " et d’époques
différentes :
-
Le père jésuite Teilhard
de Chardin (1881-1955), théoricien du concept athée de
la noosphère, littéralement la sphère de l’esprit,
qui émanerait des êtres humains sociables et intelligents
et qui envelopperait la Terre physique. Voulant réconcilier religion
et science, il développa une vision spiritualiste de l’évolution
naturelle.
-
L’astrophysicien Hubert Reeves
qui, notamment dans son ouvrage L’heure de s’enivrer, s’interroge
également sur le sens de l’évolution et sur le devenir de
l’homme mais dans une perspective plus scientifique. Ainsi, pour lui, l’évolution
pousse naturellement vers davantage de performance, ce qui se traduit par
davantage de complexité mais également une raréfaction
des " représentants " de chaque étape qualitative. Les quarks
sont la base de sa " pyramide de la complexité ", puis viennent
les nucléons (protons, neutrons … qui ne rassemblent pas tous les
quarks !), puis les atomes (qui ne rassemblent pas tous les nucléons),
puis les molécules (idem), les biomolécules, les cellules
vivantes, les organismes vivants, les êtres humains … A chaque fois,
les élus sont moins nombreux, mais plus performants en termes qualitatifs.
Quel est donc le stade supérieur à l’homme dans l’évolution
? Ce serait … la société organisée dans un but de
paix et de prospérité (l’ouvrage a été écrit
en 1986, en pleine Course aux Armements).
Bref de nombreuses analyses d’origines
et d’époques diverses semblent converger sur l’idée d’une
finalité politique humaniste dépassant le stade social que
nous connaissons aujourd’hui ; cependant Pierre Lévy aura sans doute
été un des premiers à entrevoir dans la généralisation
débutante de l’Internet le premier véritable prémisse
du changement d’ère, de la révolution anthropologique qui
se dessine et qu’il convient de favoriser par tous les moyens.
Bibliographie :
Autres références :
-
Michel AUTHIER et Pierre LEVY, " La cosmopédie,
une utopie hypervisuelle " in Culture Technique, n° 24, avril
1992, pp. 236-244
-
Michel AUTHIER et Pierre LEVY, Les
arbres de connaissance, La Découverte, Paris 1992
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