L'INTELLIGENCE  COLLECTIVE
par
Damien CAILLARD
Séminaire internet de Sciences-Po
(Paul Mathias)
2000/2001

On trouvera ici une version
Powerpoint™ de cet exposé.

L’Internet n’est pas une technologie comme les autres, il a une valeur et un potentiel anthropologiques. C’est sur ce principe que Pierre Lévy, sociologue réputé, fonde le concept d’intelligence collective dans son ouvrage L’Intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace paru initialement en 1994. La juxtaposition des deux termes n’est pas choisie au hasard : ici, " intelligence " doit être compris comme dans le sens de " travailler en bonne intelligence " par exemple. L’expression finale se rapporte finalement à deux choses :

  • Le concept à valeur politique au sens large, celui se référant à toutes les activités humaines en société organisée.
  • Le livre dans lequel Pierre Lévy décrit ce que serait une société organisée autour de ce concept d’intelligence collective.
L’objectif de Pierre Lévy dépasse donc la simple réflexion de philosophie politique : partant de phénomènes observés dans la société du début des années 90, il s’interroge sur la pertinence d’un projet associé à la " révolution numérique ", alors que la plupart des analyses se focalisaient (et se focalisent toujours) davantage sur l’impact de cette révolution sur la société, l’économie, la politique … Le sous-titre utilisé par Pierre Lévy, " pour une anthropologie du cyberspace " fournit à ce propos de précieuses indications sur la manière dont le sujet va être traité dans l’ouvrage :
  • " pour " indique une implication personnelle de l’auteur, un engagement politique dans ce qu’il estime être un choix préférable pour l’évolution future de la société, bien que Pierre Lévy garde la tête froide sur les chances d’advenue de ce projet.
  • "  une anthropologie " nous aiguille sur une approche évidemment anthropologique, dans le sens où le simple politique (mode de gestion de la cité) va être dépassé : l’intelligence collective n’est pas une forme de gouvernement dans le sens que l’on attribue à la république ou au fédéralisme. Elle n’est pas non plus réductible à la démocratie directe. L’intelligence collective relève d’un espace anthropologique qui structure fondamentalement la société, et Pierre Lévy va jusqu’à comparer l’ère de l’Internet à la Révolution néolithique.
  • " du cyberspace " focalise enfin sur la composante technique de la problématique. Ici, il faut comprendre la technique au sens large, comme évidemment la technologie de l’information basée autour de l’Internet (même si, en 1994, ce dernier n’est que très peu connu en France, d’ailleurs Pierre Lévy n’en fait pas mention dans son ouvrage) mais aussi comme l’ensemble des dispositifs matériels, organisationnels et culturels (comme la langue ou l’Etat) qui sous-tendent et permettent l’épanouissement de l’intelligence collective.
Ce concept est donc délicat à définir. Nous allons tenter de le faire dans une première partie en commençant par les conséquences de l’avènement de l’Internet sur la société (la constitution du cyberespace), qui permet l’émergence de l’intelligence collective. La nouvelle société humaine qui en résulterait constituerait un espace anthropologique qui prendrait le relais des sociétés actuelles basées sur le capitalisme ou encore l’Etat. Or, le problème réside surtout dans la transition entre espaces anthropologiques, transition que nous étudierons dans une seconde partie, tout d’abord à partir des pour et des contre exposés par Pierre Lévy, ensuite en entamant une critique du caractère utopique du propos du sociologue.
 
 
 
 

I ? L’intelligence collective : un nouvel espace anthropologique
 

De par sa formation, Pierre Lévy a les compétences requises pour comprendre et analyser les problématiques liées à l’impact des nouvelles technologies sur les systèmes de signes et l’évolution culturelle en général. Elève de Michel Serres à la Sorbonne, formé à la micro-informatique dans les années 80 par le CNAM, il a étudié en France et au Québec des problématiques telles que l’intelligence artificielle, la cybernétique ou encore l’impact cognitif des hypertextes. Au début des années 1990, la création des standards du Web au CERN à Genève (Tim Berners-Lee, 1992) et les débuts de la démocratisation des réseaux numériques rend selon lui la possibilité d’avènement d’une nouvelle société plus réelle.
 
 

A ? Cyberespace et intelligence collective Les réseaux numériques ne sont que le premier stade du cyberespace. En effet, ils ne sont formés que de l’entrelacs de réseaux informatiques, de serveurs et de postes clients ainsi que de la couche logicielle qui les recouvre. Néanmoins leur potentiel d’évolution semble à Pierre Lévy très fort et il entrevoit la constitution rapide d’un cyberespace, caractérisé comme un nouveau milieu de communication, de pensée, de travail et de relations humaines. Le cyberespace dépasse donc la simple définition technique (l’Internet en tant que réseau informatique) mais aussi les limites de l’industrie du multimédia ou du commerce électronique.

Néanmoins une telle évolution n’est pas forcément nécessaire, encore moins évidente. La possibilité d’une " super-télévision " reste tout aussi envisageable. Cela dit, Pierre Lévy justifie la constitution d’un cyberespace humain et social par l’évolution des technologies et l’application de cette évolution aux collectifs humains. En effet, il observe que, dans les trois grands domaines technologiques (matière, vie, information), l’évolution s’est faite dans le même sens :

  1. D’abord les technologies dites archaïques, parfois tout simplement naturelles, qui étaient là à l’origine des temps. C’est la sélection naturelle pour le vivant, la mécanique pour la matière, le " somatique " pour les messages (transmission de l’information d’individu à individu, en face-à-face). Ces technologies ne modifiaient pas le contenu, le corps des objets contrôlés.
  2. Ensuite les technologies dites molaires, dans le sens où la teneur même des corps contrôlés est modifiée mais de façon grossière, peu fine, donc entraînant des déchets et une imprécision plus ou moins grande. Il s’agit de la sélection artificielle en technologies du vivant, de la thermodynamique pour la matière, et du médiatique pour la transmission de messages.
  3. Enfin les technologies moléculaires qui sont en train d’apparaître où d’être utilisées hors des laboratoires, et qui agissent au niveau le plus fin du corps contrôlé : la molécule pour la matière, le gène pour la vie, le bit pour l’information numérisée. De ces technologies relèvent le génie génétique, la nano-technologie ou encore les technologies numériques. Les déchets sont minimisés sinon éliminés, la précision est maximale.
Il convient de noter que l’évolution technologique, ici observée, s’est traduite par une accélération de la vitesse comme par une optimisation des processus et des résultats. Il semble qu’avec les technologies moléculaires, on ait atteint un plafond d’évolution, qu’on ne puisse aller plus loin. L’idée de Pierre Lévy consiste alors à appliquer ce schéma évolutif aux sociétés humaines, aux collectifs humains. Reprenant le même raisonnement, il analyse ainsi :
  1. L’organicité caractérise les collectifs archaïques : dans les sociétés de taille réduite, chacun connaît tout le monde et est lié " organiquement " à tout le monde (clan, famille, tribu).
  2. La transcendance désigne les collectifs molaires, ceux dans lesquels nous évoluons encore aujourd’hui : dans les sociétés plus grandes en taille, la cité s’organise autour d’un leader qui la représente (le despote, le roi, le parlement, le président …) de même qu’elle s’auto-divise en groupes sociaux, castes, etc. L’Etat et la bureaucratie deviennent nécessaires comme incarnations de cette transcendance. L’action de l’Etat sur les collectifs sociaux est forcément molaire, donc grossière, imprécise, simplifiée, même en démocratie : le vote, le référendum ne sont pour Pierre Lévy que des pis-aller.
  3. L’immanence pourrait enfin caractériser les collectifs humains moléculaires. La société s’auto-organise sans passer par une entité supérieure transcendante, avec l’aide cependant de dispositifs techniques ou organisationnels. L’action du collectif sur lui-même est moléculaire, la richesse humaine est valorisée au mieux et de façon subjective.
Cela nous fournit donc une approche intéressante et sans doute plus " parlante " de la notion d’intelligence collective : elle pourrait être entendue comme une entité émanant ? " immanant " - du collectif auto-organisé, mais qui à la différence de l’Etat ne serait pas constitué dans une quelconque structure extérieure aux membres de ce même collectif. Elle serait contenue dans le cyberespace, une sorte d’état d’esprit au sens propre, le résultat du jeu à somme positive de toutes les intelligences des membres de la société. Pierre Lévy en donne une définition précise p 29 de son ouvrage :

" Qu’est-ce que l’intelligence collective ? C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences."

On peut d’ores et déjà insister sur les quatre axiomes de l’intelligence collective :

  • Partout distribuée : personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, le savoir est dans l’humanité et non dans une entité transcendante qui organiserait sa répartition auprès de la société.
  • Sans cesse valorisée : le collectif humain ainsi organisé aurait pour richesse centrale l’humain en personne. Pierre Lévy insiste sur la notion fondamentale d’économie des qualités humaines. Ainsi, chaque membre du collectif serait porteur d’une richesse qu’on ne pourrait négliger et qui lui assurerait une place et une contribution uniques au sein du collectif intelligent.
  • Coordonnée en temps réel : la référence est ici faite au cyberespace, outil de support et de soutien de l’intelligence collective, qui seul permet une communication médiatique à grande échelle.
  • Qui aboutit à une mobilisation effective des compétences : l’intelligence collective n’est pas qu’un concept théorique ou philosophique, elle peut sous-tendre une nouvelle organisation sociale effective et efficace, basée sur les compétences, le savoir et les connaissances. L’intelligence collective favorise la puissance (dans le sens de " en puissance ", à savoir le potentiel créatif qui existe en chacun de nous) plutôt que le pouvoir (qui, au contraire de la puissance, isole, divise et affaiblit).  " La puissance rend possible, le pouvoir bloque. " : Pierre Lévy invite à " désinvestir les hiérarchies " et introduit la notion de démodynamique ( du grec dunamis : puissance, force) contre la démocratie !
Cette notion de dynamique est d’ailleurs fondamentale, puisque l’intelligence collective serait par nature mouvante, déstructurante. L’adaptation y serait continue, mais aussi (d’après les axiomes que nous venons d’énoncer) moléculaire, donc subjective. Ainsi, on atteindrait à une organisation sociale du collectif qui serait à chaque instant optimale pour chaque individu car constamment recalculée, redessinée de façon unique pour chaque membre. C’est le principe de la " coordination en temps réel ", et l’outil en est le cyberespace. " Le rôle de l’agora virtuelle (…) est ici de contribuer à produire un agencement collectif d’énonciation animé par des personnes vivantes. "

L’intelligence collective a donc les caractéristiques suivantes :

  • décentralisation du savoir et des pouvoirs,
  • autonomie des individus valorisés en tant que créateurs de sens,
  • expansion d'un espace intersubjectif dégagé des contraintes économiques et étatiques,
  • interactivité constante entre les individus et leur environnement (technique, économique, écologique...) dont les modifications sont perçues et contrôlées en temps réel,
  • désagrégation des structures massives (que l'auteur appelle "molaires") au profit d'entités autonomes, petites et conviviales,
  • émergence d'une nouvelle convivialité et d'une nouvelle éthique...
L’auteur nous fournit d’ailleurs une belle métaphore en identifiant l’organisation politique d’un tel collectif humain au chœur polyphonique improvisé dont les objectifs sont d’écouter les autres, de chanter différemment, de trouver une harmonie donc d’améliorer l’effet d’ensemble. Il faut donc éviter soit de chanter trop fort, soit de se taire, soit de chanter à l’unisson. Il s’agit ici davantage qu’un simple système politique, une éthique politique, une civilité.
 
  B ? L’Espace du Savoir Une autre dimension fondamentale de l’intelligence collective, longuement développée dans le livre de Pierre Lévy, réside dans le caractère sur-politique de l’avènement des collectifs humains auto-organisés, dans le changement d’espace anthropologique que cela représenterait.

Qu’est un espace anthropologique ? A l’échelle humaine, il s’agit du plus grand regroupement sensé que l’on puisse opérer sur l’Humanité. C’est donc :

  • Un système de sens. En sémiologie, un espacede signification peut être créé par une simple discussion entre deux personnes, à la lecture d’un livre, ou lors de la constitution d’un Etat. Ces espaces sont plus ou moins plastiques, plus ou moins permanents. Chaque être humain, seul être vivant capable de percevoir le sens, vit dans une multitude d’espace différents. Ainsi, je suis très proche de ma voisine de palier dans l’espace géographique, alors que dans l’espace affectif je me sens davantage proche de mes parents qui vivent à 500 kilomètres.
  • Un système de proximité, de repérage, un espace au sens strict du terme. Chaque espace a ses propres rapports à la distance, mais aussi au temps et à nombre de valeurs propres.
  • Un système structurant. Un espace anthropologique s’applique à l’échelle de l’Humanité, il contient nécessairement tous les autres espaces existants et les structures en fonction de ses règles de proximité propres. Il n’existe pas de plus grand espace de signification.
  • Un système propre à l’humanité
  • Un système irréversible. Un " retour en arrière " est évidemment concevable, mais pas sans éviter une catastrophe majeure, une régression de civilisations.
  • Un système autonome (qui possède ses propres règles et qui peut fonctionner en circuit fermé), mais cependant pas isolé des autres espaces qui l’ont précédé.
Les espaces anthropologiques n’ont pas d’inscription historique ou géographique précise : aujourd’hui, certaines sociétés ont déjà accédé au troisième espace (que nous allons voir), alors que d’autres n’en sont qu’au second, voire au premier.

Il semble communément admis qu’il n’existe que peu d’espaces anthropologiques. Dans une succession relativement chronologique, on pourrait ainsi distinguer :

  • La Terre comme premier espace, " apparu " dès la naissance de l’humanité. La Terre comme espace anthropologique fonctionne dans un rapport au cosmos : l’homme y est au sein d’un tout omniprésent et éthéré qui l’englobe entièrement. Sa place est dans la famille, dans la lignée, mais aussi auprès des dieux, des rites, des traditions … L’homme est un microcosme, une parcelle du cosmos, mais constamment reliée au tout.
  • Le Territoire comme second espace, émergeant au néolithique avec la sédentarisation et la constitution des Cités, est basé sur le rapport à l’Etat comme entité politique majeure. C’est l’époque de la généralisation de la civilisation, de l’aménagement du territoire, de l’urbanisation … le Territoire recouvre progressivement la Terre, il irrigue les terres arides, il canalise les cours d’eau, il construits des routes, des ponts, fait naviguer des bateaux : les rapports à la distance et au temps changent. L’individu change également : il devient un micropolis, un citoyen membre d’une nation. 
  • L’Espace des Marchandises comme troisième espace, le plus abouti aujourd’hui (en attendant l’avènement du quatrième ?) : c’est l’espace centré sur le capitalisme libéral, apparu avec la révolution industrielle et ayant atteint son apogée après la Seconde Guerre Mondiale. Le capitalisme centre la société sur les flux et les liquidités : " (il) transmute en marchandise tout ce qu’il parvient à entraîner dans ses circuits. " L’individu devient un micro-oïkos, un agent économique.
On le comprend, ces trois espaces sont reliés par une même logique, celle de l’accélération : en modifiant notamment les rapports au temps et à la distance, en les raccourcissant, ils accélèrent le rythme de vie des individus et des groupes. On peut également comparer ses espaces en les analysant selon des strates transversales, à savoir des problématiques indissociables de toute société humaine : économique, politique, sociale, ou plus précises. Ainsi, dans l’optique du rapport à la richesse par exemple, la Terre est représentée par le don ou le partage, l’Etat par l’administration, la gestion, et les Marchandises par l’échange à but de productivité. En ce qui concerne la politique, la Terre est l’espace du communautarisme tribal, l’Etat celui de la bureaucratie et de la représentation, les Marchandises celui de la " démocratie thermodynamique ", où se mettent en jeu des oppositions binaires (clivages gauche-droite par exemple) pour aboutir en général à un résultat médian et relativement indifférencié (le " tiède " de la thermodynamique).

Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de vraie relation évidemment, on peut faire l’analogie avec l’évolution constatée dans les technologies, de l’archaïque au moléculaire en passant par le molaire. On peut surtout espérer l’apparition d’un quatrième espace, l’Espace du Savoir, qui est prophétisé par Pierre Lévy comme l’espace où s’épanouirait le collectif humain auto-organisé, lieu de l’intelligence collective sous-tendue par le cyberespace. Bien sûr, cet espace s’inscrirait dans la continuité des espaces précédents : espace anthropologique à part entière, il serait centré sur le savoir humain au sens large, comme le savoir-faire, savoir-vivre, la compétence, l’expérience … Cet espace présenterait logiquement de nouveaux rapports de vitesse caractérisés à l’heure actuelle par l’Internet, mais aussi de nouveaux rapports au collectif (manipulation moléculaire). Cependant, cet espace serait également radicalement différent des espaces précédents, dans la mesure où il représenterait une certaine coupure d’avec la logique antérieure : en effet, l’espace du Savoir suppose l’abandon de la transcendance qui était présente dans les trois espaces précédents (Dieu, l’Etat, le marché financier), et l’immanence caractéristique de l’intelligence collective ne peut être entendue comme une version moléculaire de la transcendance ! De même, les individus étaient caractérisés sous chaque espace précédent par une donnée particulière, propre et unique : leur nom sur la Terre, leur adresse sur le Territoire, leur profession sur l’Espace des Marchandises. Or l’Espace du Savoir implique l’abandon des systèmes de différenciation et la discontinuité des structures. L’homme y est un polycosme, et non plus un micro-être, une parcelle d’un tout : il est le tout, c’est le principe fondamental de l’intelligence collective.

Cependant, ce changement d’espace, qui se ferait à l’occasion de la constitution d’un cyberespace humaniste, semble aussi incertain que cet événement fondateur. De nombreux doutes sont suscités par le passage d’un espace anthropologique à un autre, aggravés par le fait que l’Espace du Savoir présente une grande rupture vis-à-vis des espaces précédents.
 
 
 
 
 
 

II ? Enjeux politiques de l’intelligence collective
 
 

Pierre Lévy ne se contente donc pas de décrire une société sans doute en gestation, il prend fermement parti pour l’avènement de cette société mais reste lucide devant les difficulté que la transition pourrait engendrer, difficultés bien sûr surmontables et minimes au regard des bénéfices finaux mais décourageants ou effrayants pour la plupart des habitants de l’Espace des Marchandises qui sont mis au pied du mur.
 
 

A ? Les tensions du changement d’espace Il n’y a que peu d’espaces anthropologiques dans l’histoire de l’humanité, il n’y a donc eu que peu de moments de transition : le Paléolithique, avec l’émergence de la Terre, le Néolithique pour le Territoire, la Révolution Industrielle (grosso modo) pour les Marchandises … sommes-nous en train de vivre une quatrième période de transition ? Quels critères jouent en faveur ou en défaveur du passage à l’Espace du Savoir ? Pierre Lévy dresse un tableau de la situation en estimant tout d’abord que le capitalisme libéral, tel qu’il se présente actuellement, tend naturellement vers l’installation des compétences humaines au centre de la pyramide de valeur de l’économie : comme le dit Michel Serres, " le savoir est devenu la nouvelle infrastructure ". Cependant il s’agit davantage que de simples connaissances techniques ou de simples diplômes … on touche à nouveau à la notion d’intelligence :

" A ressources matérielles égales, à contraintes économiques équivalentes, la victoire va aux groupes dont les membres travaillent pour le plaisir, apprennent vite, tiennent leurs engagements, se respectent et se reconnaissent les uns des autres comme des personnes, passent et font passer plutôt que de contrôler des territoires. Gagnent les plus justes, les plus capables de former ensemble une intelligence collective (...) Les nécessités économiques rejoignent l’exigence éthique. " (p 44)

L’économie se tertiarise, la relation au client prend une place croissante, on débat du " capitalisme moral ", du " développement durable " … cependant le saut qualitatif qui marquerait le changement d’espace ne s’est pas encore produit, bien qu’il ne soit évidemment pas spectaculaire ! En tous cas le capitalisme est de plus en plus centré sur le savoir, mais c’est un savoir inféodé aux impératifs de productivité et de rentabilité, un savoir étranger à la vraie intelligence collective.

De même pourrait-on se féliciter de la généralisation des technologies moléculaires, du moins en ce qui concerne les technologies de contrôle du Vivant, de la Matière et de l’Information … et l’Internet, qui est une réalité, est bel est bien le théâtre du développement de nouvelles communautés différentes de celles existant précédemment et qui pourraient symboliser les premiers balbutiements d’un grand collectif humain intelligent …

Enfin il s’avère que le passage à l’Espace du Savoir serait tout simplement le remède à de nombreux maux de notre temps : chômage, inégalités, exclusion n’ont pas de signification ni de raison d’être dans l’Espace du Savoir car ils représentent une perte de richesse (le collectif est moins intelligent dès qu’un membre en est exclu, puisque chacun est porteur d’un savoir unique). Autant le chômage est une variable économique parmi d’autre dans l’Espace des Marchandises, autant il est une anomalie dans l’Espace du Savoir, où il sera naturellement résorbé.

Beaucoup de choses poussent donc en faveur du changement d’espace, néanmoins les tenants des espaces précédents (principalement l’Etat ou le marché capitaliste) ont peur d’un tel bouleversement et résistent donc aux évolutions. En fait, cette résistance n’est pas forcément voulue, disons qu’elle est la conséquence de l’inadaptation d’une entité à l’espace anthropologique dominant. Ainsi, nous vivons aujourd’hui en Occident au sein de l’Espace des Marchandises, dominant depuis 1945 à peu près ; ce qui ne veut pas dire que les espaces précédents (la Terre, le Territoire) ont disparu : ils ont été recouverts, subordonnés à l’Espace dominant, mais point annihilés. Ainsi le Territoire a " recouvert " la Terre d’un réseau routier, ferroviaire, urbain etc. ; de même les Marchandises ont subordonné les réseaux territoriaux en réseaux commerciaux, organisés non plus en fonction des centres de décision administrative mais en fonction des centres de richesse monétaire. Or, l’Etat a bel est bien subsisté au sein de l’Espace des Marchandises devenu dominant, car le Territoire existe toujours, même s’il est dominé par les Marchandises. Mais cet Etat est visiblement inadapté à l’espace des Marchandises, il ne le comprend pas, il ne saisit pas sa vitesse. L’avènement d’un capitalisme libéral sans réelle possibilité de retour à l’étatisme ou même au dirigisme, l’émergence de multinationales (qui portent bien leur nom : déterritorialisées, elles ne répondent pas à la logique du Territoire mais à celle des marchandises ; or ce sont elles qui dirigent le monde), la mondialisation se déroulent parallèlement à la perte de vitesse (au sens propre !) de l’Etat et de toutes les entités qui relèvent du Territoire : institutions politiques, systèmes de représentation, administrations … on revient toujours à un problème de vitesse : " les procédures de décision et d’évaluation aujourd’hui en usage ont été établies pour un monde relativement stable et dans une écologie de la communication simple. Or l’information est aujourd’hui de nature torrentielle ou océanique. "

On assiste donc finalement à de flagrants décalages entre d’un côté les vieux espaces ou espaces vieillissants qui freinent des quatre fers l’évolution anthropologique, et de l’autre la logique, ou tout simplement la recherche de l’optimum humain et social, qui semble prôner le changement d’espace. Aujourd’hui, outre l’inadaptation de l’Etat a capitalisme libéral, le même phénomène se produit vis-à-vis de l’Espace du Savoir en gestation : ni l’Etat ni le capitalisme libéral ne semblent comprendre Internet, et il se résignent à lui appliquer de force leurs propres règles qui lui sont forcément inadaptées. Les problématiques très actuelles de la propriété intellectuelle (les brevets sont typiques de l’Espace des Marchandises) ou de la prééminence de lois nationales (évidemment issues du Territoire) sont les symptômes de ce décalage flagrant. L’Espace du Savoir doit s’arracher des espaces antérieurs pour se développer pleinement :

" Aujourd’hui, côté marchandises, l’Espace du savoir est encore soumis aux exigences de compétitivité et aux calculs du capital. Sur le Territoire, il est subordonné aux objectifs de puissance et à la gestion bureaucratique des Etats. Vers la Terre, enfin, il est toujours englué dans les mondes clos et les mythologies archaïques du new age ou de la deep ecology (…) " (p 138)

Mais, d’une façon plus grave encore, Pierre Lévy indique à la fin de son ouvrage que " le pire arrive quand les espaces d’en dessous veulent commander et violenter les espaces du dessus. " (p 225) : par une métaphore usant des quatre points cardinaux de la boussole, il met en évidence ce qui peut advenir quand les différents espaces anthropologiques entrent en conflit ouvert :

  • Au Sud (dans les pays pauvres de la planète évidemment …), la Terre envahit les espaces supérieurs du Territoire et des Marchandises. Résultat : les clans, les tribus se placent par la force à la tête des Etats et détournent les richesses des Marchandises à leur profit.
  • A l’Est (dans l’ancien bloc soviétique), c’est l’Etat qui entend régenter les autres espaces adjacents, et se développe donc l’économie planifiée et finalement contre-productive (Territoire envahit Marchandises) et la propagande (Territoire envahit Savoir).
  • Au Nord (dans les pays " riches " de l’Occident présent), l’espace des Marchandises est tout-puissant. Non seulement il a assouvi la Terre (pollution, exploitation), il a domestiqué le Territoire (libéralisme) mais surtout il a envahi le Savoir, et cela donne la société du spectacle.
Ce dernier point est souvent repris par Pierre Lévy au cours de son ouvrage : " la société du spectacle est ce moment intermédiaire où la sphère informationnelle a déjà acquis un début de consistance sans avoir encore pris son autonomie par rapport à la Marchandise. " (pp. 222-223). Paroxysme de l’Espace des Marchandises, où la sémiotique n’est plus concentrée dans la présence de la Terre, ni la représentation du Territoire mais dans l’illusion (à savoir le décalage complet entre la réalité et son image médiatique, voire la primauté de cette image sur la réalité), la société du spectacle est articulée autour du " triptyque infernal télévision/sondages/élections ", et elle focalise l’attention à la fois des acteurs du Territoire (les politiques) et de ceux des Marchandises (les hommes d’affaire). Pourtant elle n’est même pas une période de transition vers l’Espace du Savoir : les médias traditionnels sont construits sur un modèle centralisé, transcendantal, charriant molairement des masses d’information indifférenciée. " S’ils propagent des émotions, irradient des images et dissolvent à merveille les isolats culturels, les médias de masse sont d’un faible secours pour aider les peuples à élaborer collectivement des solutions à leurs problèmes et à penser ensemble. "

Ainsi, notre monde actuel arrive à épuisement des capacités de progrès de l’Espace des Marchandises, duquel l’Espace du Savoir semble avoir du mal à s’extraire. Le blocage est souligné notamment en politique par Pierre Lévy :

" Aujourd’hui, deux temporalités molaires et uniformisantes s’affrontent en politique. D’un côté, celle de la politique-spectacle, discontinue, éclatée, sans mémoire, sans projet, incohérente. De l’autre côté, la temporalité des Etats et des bureaucraties, terriblement lente, conservatrice, crispée sur la continuité immobile de la gestion des territoires, gouvernée par la gestion du passé. Le bruit et la monotonie. " (p 88)



 
 
 
 

B ? Une utopie réaliste ? De cette situation bloquée, l’Espace du Savoir pourra-t-il émerger ? Dans quelle mesure peut-on aller explorer l’Ouest, ce quatrième point cardinal inconnu, représenté pour le moment par un vaste océan menaçant ? D’après Pierre Lévy, c’est une possibilité, rien qu’une possibilité parmi d’autres, mais elle existe cependant. Pourtant, si on se détache du livre L’Intelligence collective, quel regard critique peut-on porter sur la prophétie politique du sociologue ?

Tout d’abord, l’histoire peut-elle nous éclairer sur certains points, nous apporter quelque enseignement ? D’une certaine manière, oui, même s’il convient de se méfier de l’amalgame histoire de l’Humanité/anthropologie. Si les différents espaces anthropologiques ont bien existé et " régné " à des époques différentes (pour simplifier), ils n’ont pas disparu, et c’est là le propre de l’évolution anthropologique : chaque nouvel espace dominant recouvre et subordonne l’espace précédent sans le faire disparaître, d’une part parce qu’il ne le peut pas, d’autre part parce qu’il en a besoin ! En effet, le patriotisme, ressort du nationalisme et de la " souveraineté " du Territoire, ne s’appuie-t-il pas sur les émotions qui sont nées sous le règne de la Terre ? Et le capitalisme, pour fonctionner, n’a-t-il pas besoin d’un Etat assurant la sécurité policière et juridique des échanges commerciaux ? Si les espaces n’entrent pas en conflit, ils peuvent tout à fait prospérer entre eux, s’entraidant mutuellement. Et nous vivons tous dans les trois, parfois les quatre espaces anthropologiques réunis.

" On vit selon les lignes d’erre de la Terre, parmi les clôtures et les guichets du Territoire, le long des circuits de la marchandise, dans les espaces intérieurs du Savoir. " (p 214)

Pierre Lévy utilise la métaphore d’un cahier de quatre feuilles, chacun représentant un espace anthropologique. Roulez ce cahier en boule compacte et transpercez cette dernière d’une aiguille à tricoter : cette aiguille représente un problème complexe, ou un être humain. Chacun traverse les quatre espaces anthropologiques selon un ordre unique, rencontrant parfois plusieurs fois un espace sans toucher un autre. De même, chacun d’entre nous a un rapport singulier avec les quatre espaces, ce qui fait la richesse potentielle exploitée dans l’Espace du Savoir !

Ainsi peut-on espérer que l’avènement de l’Espace du Savoir se fera sans obérer les autres espaces, qui continueront à exister et même à prospérer, parfois encore mieux que jamais, et ce sans changer leurs règles de fonctionnement propre, tant qu’elles ne s’appliquent pas de façon irréfléchie aux autres espaces (même dans une société future " régie " par l’intelligence collective, il y aura toujours un Tribunal d’Instance pour faire appliquer les dispositions du Code Civil sur la Responsabilité de sa personne par exemple).

Quant à la critique de l’utopie de son discours, Pierre Lévy y répond en insistant sur trois points :

  • L’avènement de l’Espace du Savoir se fera finalement sans aucun préjudice envers les autres espaces, bien au contraire (ce que nous venons de voir) ; quand les entités des Marchandises et du Territoire l’auront compris, la transition pourra enfin se faire ; or cette prise de conscience n’est, elle, pas utopique
  • L’Espace du Savoir repose avant tout sur le cyberespace, sa première manifestation, et cela est souligné à maintes reprises par le sociologue : " Nous estimons de plus qu’un tel progrès (…) dépend d’équipements culturels d’ordre technique, linguistique, conceptuel, juridique, politique ou autre : les bonnes volontés individuelles n’y suffisent pas. " (p 92). Il développe d’ailleurs certains outils de sa conception tels que les Arbres de Connaissance ou la Cosmopédie comme pistes intéressantes du développement technique du cyberespace.
  • Enfin, en épilogue de son ouvrage : " L’intelligence collective (…) répond à une éthique du meilleur plutôt qu’à une morale du Bien. (…) Le Bien ne varie pas, le meilleur diffère partout. Le Bien s’oppose au mal, il l’exclut. En revanche, le meilleur " comprend " le mal puisque, logiquement équivalent au moindre mal, il se contente de le minimiser. " (p 236). L’intelligence collective ne sera donc pas l’occasion de mettre en place un Meilleur des Mondes, ou un Big Brother, pas plus qu’une instauration du règne de la raison (Habermas) ou de la technique (Heidegger), parce que l’immanence, la subjectivité et la " coordination en temps réel " sont garantis par la nature même de l’Intelligence collective et du cyberespace.

 
 
 
 
 
 

En guise de conclusion, il est intéressant de remarquer que le principe de l’émergence d’une " intelligence collective ", même si elle n’a pas été formulée sous ces termes et dans cette optique, est relativement ancien. Nous pourrons citer deux auteurs fameux, représentants " d’approches " et d’époques différentes :

  • Le père jésuite Teilhard de Chardin (1881-1955), théoricien du concept athée de la noosphère, littéralement la sphère de l’esprit, qui émanerait des êtres humains sociables et intelligents et qui envelopperait la Terre physique. Voulant réconcilier religion et science, il développa une vision spiritualiste de l’évolution naturelle.
  • L’astrophysicien Hubert Reeves qui, notamment dans son ouvrage L’heure de s’enivrer, s’interroge également sur le sens de l’évolution et sur le devenir de l’homme mais dans une perspective plus scientifique. Ainsi, pour lui, l’évolution pousse naturellement vers davantage de performance, ce qui se traduit par davantage de complexité mais également une raréfaction des " représentants " de chaque étape qualitative. Les quarks sont la base de sa " pyramide de la complexité ", puis viennent les nucléons (protons, neutrons … qui ne rassemblent pas tous les quarks !), puis les atomes (qui ne rassemblent pas tous les nucléons), puis les molécules (idem), les biomolécules, les cellules vivantes, les organismes vivants, les êtres humains … A chaque fois, les élus sont moins nombreux, mais plus performants en termes qualitatifs. Quel est donc le stade supérieur à l’homme dans l’évolution ? Ce serait … la société organisée dans un but de paix et de prospérité (l’ouvrage a été écrit en 1986, en pleine Course aux Armements).
Bref de nombreuses analyses d’origines et d’époques diverses semblent converger sur l’idée d’une finalité politique humaniste dépassant le stade social que nous connaissons aujourd’hui ; cependant Pierre Lévy aura sans doute été un des premiers à entrevoir dans la généralisation débutante de l’Internet le premier véritable prémisse du changement d’ère, de la révolution anthropologique qui se dessine et qu’il convient de favoriser par tous les moyens.
 
 
 
 

Bibliographie :

Autres références :
  • Michel AUTHIER et Pierre LEVY, " La cosmopédie, une utopie hypervisuelle " in Culture Technique, n° 24, avril 1992, pp. 236-244
  • Michel AUTHIER et Pierre LEVY, Les arbres de connaissance, La Découverte, Paris 1992