TRAVAIL ET COLLABORATION
par
Anne-Cécile Staman
Séminaire internet de Sciences-Po
(Paul Mathias)
2000/2001



(Version RTF de cette étude)


L'introduction d'Internet dans la sphère du travail constitue un bouleversement bien plus important que celui, en son temps, de l'informatique, même s'il en est le prolongement logique. En effet, plus que de faciliter la tâche à ses utilisateurs, Internet implique des changements profonds dans les modes traditionnels d'organisation du travail. Ainsi, il modifie profondément les rapports au temps, à l'espace et à la hiérarchie, par la liberté de circulation de l'information qu'il permet, et la collaboration conséquente des agents. Ce sont ces changements qu'il faut dès lors interroger afin de cerner au plus près les possibilités nouvelles induites par le recours au Net.

Mais ces changements n'ont pas tous le même sens, ni la même portée selon les domaines où ils interviennent. Il est donc pertinent de d'avoir une vision différenciée selon les secteurs touchés par l'introduction d'Internet. L'espace de travail et de collaboration qu'il renouvelle, les méthodes et les pratiques qu'ils inventent n'ont pas le même impact dans le monde de la recherche et le monde du travail. Plus encore, Internet a la particularité d'être un outil à double face, à la fois domestique et professionnel : au service d'intérêts parfois ambivalents, Internet constitue-t-il un moyen de libération, ou, bien au contraire, un vecteur de nouveaux modes d'aliénation ?

Toutefois, Internet ne constitue pas seulement un nouveau moyen, ni un nouveau " lieu " dématérialisé de travail : il tend à devenir, dans le domaine artistique du moins, un nouvel acteur. L'interactivité qui lui est inhérente offre, en effet, l'occasion d'expériences de collaboration inédites, où les distances traditionnelles entre l'artiste et son public sont abolies et remplacées par une relation vivante, où le spectateur devient un agent actif du processus créatif. Peut-être est-ce alors dans cette voie, où le net devient sa propre fin, qu'il dévoile toute la portée de ses ressources. 


I. INTERNET ET LES CHERCHEURS : UN NOUVEAU LIEU DE TRAVAIL COLLECTIF

1. Aux origines du net, l'Arpanet : un projet militaire de travail en réseau 

C'est en pleine guerre froide, 1957, que se forge aux Etats-Unis le projet de constituer la mise en réseau de certains laboratoires de recherche militaire. Pour restaurer la suprématie américaine dans les domaines scientifiques et techniques possédant des applications militaires, le Département de la Défense américain fonde une agence de recherche, l'ARPA (Advanced Research Project Agency). L'objectif de ce projet, qui fut d'abord celui de techniciens de la guerre, était de se doter, dès la fin des années soixante, d'un système informatique virtuellement indestructible, permettant d'assurer la transmission de données informatiques quel que soit le moment et le contexte - les Américains pensaient à l'éclatement d'un nouveau conflit nucléaire - entre les gros ordinateurs de centre de recherche militaire répartis sur tout le territoire américain. Pour cela, les chercheurs de l'ARPA conçoivent le réseau Arpanet - le " Réseau de l'agence pour les projets en recherche de pointe " -, capable de se développer de manière très souple, indépendant des ordinateurs utilisés, et beaucoup moins vulnérable aux attaques nucléaires qu'un système classique centralisé. Ils mettent au point en 1974 le protocole TCP/IP Transport Control Protocol/Internet Protocol, qui s'adapte aux différents débits et permet à un simple micro-ordinateur de communiquer avec un supercalculateur grâce à l'interconnexion de réseaux hétérogènes. 

Toutefois, l'Arpanet ne se présente pas comme un réseau de recherche ouvert : il correspond bien plutôt à l'idée militaire d'une distance à préserver, où les hommes ne sont considérés que comme des outils au service d'une fonction strictement militaire. En 1979, le réseau devient utilisable par les chercheurs civils, et il est alors administré et financé principalement par la NSF (National Science Foundation), l'équivalent américain du CNRS français. L'abandon d'Internet par l'armée américaine représente un phénomène historique non négligeable, car l'armée étant financée par l'impôt, toute recherche qui n'est plus tenue au secret tombe automatiquement dans le domaine public (américain). Ainsi apparaît un système protocolaire gratuit, robuste et disponible, chacun étant libre de produire ici et là des innovations. Le nom d'Internet apparaît pour la première fois en 1982 et, en 1988, Internet devient un réseau mondial essentiellement consacré à la recherche civile. 

2. L'affranchissement des contraintes de temps et d'intermédiaires


  • Modification des pratiques des chercheurs

L'introduction de l'Internet dans le milieu de la recherche civile a suscité des changements majeurs dans les pratiques des chercheurs. Ce médium leur permet, en effet, d'échanger en temps réel les résultats de leurs travaux, de travailler en collaboration à distance et en temps réel, mais aussi de diffuser leurs travaux auprès du plus grand nombre. L'Atelier Internet est un bon exemple des modifications induites par l'utilisation de réseaux informatiques dans le milieu de la recherche ; formellement d'abord, en ce qu'il est conçu comme un lieu de rencontre entre chercheurs ; du point de vue du contenu ensuite, en ce qu'il se donne pour objectif d'étudier l'incidence des réseaux informatiques sur les pratiques des chercheurs. Présenté sous la forme d'un séminaire, il est l'occasion pour les chercheurs d'exposer leurs travaux, et leurs expériences de recherche en ligne. A travers cet échange, chacun d'eux a la possibilité de faire fructifier ses travaux respectifs.

- Echanger des informations en temps réel :

là où il fallait jusqu'alors plusieurs jours, le recours à Internet permet de raccourcir les délais de transmission des informations, et de rendre ainsi plus fluide et continu leur échange. Or ceci a pour effet de valoriser le travail collectif et le quotidien de la recherche, là où nous sommes traditionnellement confrontés à la publication discontinue et hétérogène, sans véritable portée interactive, donc dynamique, d'articles personnels. On peut donc penser que l'Internet constitue un moyen de communication améliorant la qualité et l'impact de la recherche.

- Travailler en collaboration en temps réel :

dés lors que l'échange d'informations est facilité, il devient en effet possible de mener un travail interactif, non seulement dans la durée, mais encore dans le contenu. En effet, il devient aisé de mettre en úuvre des travaux à la croisée des disciplines concernées. Ainsi, sur l'Atelier Internet, on peut trouver un atlas de l'immigration, ou diverses cartes du web, c'est-à-dire des travaux qui exigent la collaboration de chercheurs issus de secteur distincts, là où cette collaboration était encore difficilement envisageable par les moyens traditionnels de communication. Le travail en réseau permet ainsi de restaurer une certaine unité au sein de la science, alors que le phénomène de spécialisation croissant qui caractérise aujourd'hui la recherche tend à dissoudre cette unité du savoir. Il permet donc de renouer avec une certaine tradition de pluridisciplinarité.

- Diffuser les travaux au plus grand nombre possible :

Contrairement à l'esprit strictement technicien de l'ancêtre de l'Internet, la recherche civile qui travaille en réseau ne défend pas le caractère confidentiel de ses travaux. Il n'est certes pas possible de parler d'un mode de transmission de l'information transparent, puisque certaines recherches conservent un caractère de secret, et sont protégées sur leur site par des firewall (boucliers de protection); mais simplement d'une démocratisation de l'accès au savoir, avec toutes les restrictions et limites que cela implique. 


  • Modification des rapports traditionnels de hiérarchie dans le milieu de la recherche

On peut penser que les nouveaux modes de diffusion de l'information induisent un aplatissement des hiérarchies. En effet, ce n'est plus un unique détenteur de l'information que l'on interroge mais un réseau. Par conséquent, c'est tout un système d'intermédiaires et de censures - répondant souvent à des intérêts économiques - qui se trouvent court-circuiter. Dans les modes traditionnels de publication de travaux de recherche, le chercheur n'est en effet pas libre de diffuser ses articles comme il l'entend : il doit rendre des comptes à ses supérieurs hiérarchiques et passer par toute une série d'étapes qui lui permettront - ou pas - de faire paraître ses travaux. Si son article est accepté, il en perd, de plus, la libre disposition au profit des éditeurs. Or, avec le recours à l'Internet, ce n'est plus un unique détenteur de l'information que l'on interroge mais un réseau. Par conséquent, c'est tout un système d'intermédiaires et de censures qui se trouvent court-circuiter. En ce sens, plusieurs chercheurs se sont ainsi associés pour militer en faveur d'une libre diffusion des travaux scientifiques. Partant du principe selon lequel la plupart des chercheurs tapent aujourd'hui directement sur ordinateur leur manuscrit, ils en concluent qu'il est très facile de partager les résultats de leur recherche avec d'autres chercheurs par le biais d'Internet. Or le traditionnel copyright-transfer agreement constitue un obstacle à cette pratique, dans la mesure où il n'autorise pas les chercheurs à diffuser leurs articles sur le Net. Ils réclament donc que le copyright-transfer agreement soit modifier de telle sorte qu'il permette à tous de diffuser et de stocker librement sur Internet les travaux réalisés, et ce, à des fins non lucratives. Ce projet concerne ainsi non seulement les pages personnelles, mais encore les données publiques, dans la mesure où celles-ci sont un moyen précieux de promotion des idées et des recherches - ils pensent ici au cas des scientifiques des pays en voie de développement où la liberté d'expression et d'information est bien souvent limitée. Ils précisent enfin que certains journaux scientifiques appliquent déjà ce principe, comme l'American Society et l'American physical Society. Ces chercheurs ont établi un dialogue avec les éditeurs, et tentent maintenant de promouvoir ce projet au niveau des institutions. 

L'introduction d'Internet dans les milieux de la recherche suscite ainsi un bouleversement profond du mode de travail des chercheurs, dans le sens d'un travail de collaboration interactif, qui tend à ouvrir les disciplines les unes aux autres, et à démocratiser l'accès au savoir. Dans ce secteur, Internet représente donc tout à la fois un moyen et un lieu de travail nouveau. 

Toutefois, le milieu de la recherche n'est pas représentatif de l'ensemble du monde du travail, car il a la particularité de reposer, de par son évolution constante, sur un postulat de collaboration - certes, minimal - entre chercheurs. Dans le monde du travail, au sens large, cette fois, où la collaboration n'est pas un impératif, mais où , bien au contraire, le sens des hiérarchies est une donnée essentielle, et, par conséquent, où la rétention d'information est une pratique courante, Internet constitue-t-il, de la même manière, un moyen de libération ou induit-il de nouvelles formes d'aliénations du travailleur ?
 

II. INTERNET ET LE MONDE DU TRAVAIL : SOURCE DE LIBERATION OU VECTEUR DE NOUVELLES FORMES D'ALIENATION ?

1. La modification des rapports de hiérarchie par l'introduction de nouveaux réseaux de 
communication

Depuis une dizaine d'années, les nouveaux outils entrent dans l'entreprise : Internet, d'une part, ouvert sur le monde, Intranet, d'autre part, centré sur l'entreprise, ainsi que ses logiciels de communication et d'information baptisés Groupware. Ces outils suscitent des changements profonds dans la gestion de l'information, et d'abord son partage. Or, la détention de l'information est souvent considérée comme synonyme de pouvoir ; d'où la tendance, souvent observée, à la rétention de l'information. Or le travail coopératif assisté par ordinateur que permettent désormais Intranet et les logiciels de groupware - qui mettent à la disposition du personnel de l'entreprise un ensemble intégré de fonctions électroniques de communication et d'échange d'informations (courrier électronique, forums de discussion, bibliothèque de documents, gestion d'agendas partagés, moteurs de recherche associés, processus administratifs électroniques...) - exige, plus encore que dans les formes d'organisation traditionnelles, que les participants manifestent le souci de partager l'information, de travailler en équipe, d'écouter l'autre et de rechercher le consensus. Dans le cadre de leur appartenance à un même groupe de travail, tout va se passer comme si les utilisateurs de ces nouvelles fonctions allaient bénéficier d'un nouveau canal de communication. Ce dernier se positionne à la fois comme une innovation majeure au niveau de l'espace, du temps, et de la mémoire d'un groupe. L'innovation provient essentiellement de la réunion dans le même canal de communication de trois caractéristiques :

- Tout échange est enregistré sous une forme immédiatement exploitable et manipulable par les nombreux outils de l'informatique individuelle (traitement de texte, tableur, indexeur...), simplifiant la mémorisation et la redistribution de l'information (ce qui n'est le cas ni du fax, ni du téléphone).

- Les fonctions utilisées sont essentiellement asynchrones, parce qu'elles affranchissent les membres d'un même groupe de la contrainte de simultanéité de présence pendant la durée des échanges (ce n'est le cas ni des réunions ni même vraiment du téléphone).

- Les relations au sein d'un groupe sont rendues possibles, indépendamment de la distance et du lieu, avec un bon niveau d'interactivité (moins que le téléphone mais plus que le fax), et de visibilité collective contrôlée (confidentialité qui n'existe généralement pas pour le fax).

Ce nouveau canal de communication va transformer la façon de partager les connaissances ou les expertises, rendre possible l'automatisation de certaines activités et la création automatique d'une mémoire des échanges au sein des groupes de travail. Mais surtout, il tend à remettre en cause les structures hiérarchiques traditionnelles, dans la mesure où l'information circule désormais - en principe - dans toute l'entreprise. D'où un phénomène possible, en tout cas au début de l'introduction de ces nouveaux canaux de communications, de rejet.

2. Conséquences du bouleversement des rapports au temps et à l'espace : libération ou aliénation ? 


  • les bouleversements des rapports au temps et à l'espace induits par le recours à Internet

L'introduction d'Internet dans le monde du travail implique également une conception toute autre des rapports au temps et à l'espace. En effet, le lieu de travail a tendance à se déplacer avec la poche du salarié. Or, si certains voient d'un bon oeil ces transformations, d'autres s'y opposent, estimant qu'il faut un lieu, des horaires, et des garde-fous qui bornent le travail. Le lieu de travail représente, en effet, culturellement, un lieu de sociabilité privilégié qui permet à l'individu de s'intégrer au sein d'une communauté d'intérêts. D'autre part, alors que l'un des grands acquis du XIXe siècle fut la mesure par le temps et non plus à la tâche, la société de l'information, si elle induit un temps de présence plus court - comme on le voit avec l'application des 35 heures, encore que cette loi s'adapte et soit appliquée de façon très hétérogène selon les secteurs - n'implique pas nécessairement un raccourcissement du temps de travail. On voit, en effet, apparaître des temps de travail induits : la messagerie, la lecture...


  • libération ou nouvelle forme d'aliénation ?

Ainsi, si l'introduction de nouveaux canaux de communication dans le monde du travail tend à dissoudre les rapports de hiérarchie traditionnels, il n'est en revanche pas certain qu'elle favorise une libération de l'individu par rapport à son milieu de travail, et particulièrement face à ses employeurs. D'un côté, on pourra considéré que l'ordinateur et l'usage d'Internet permettent au travailleur d'exercer sa profession hors les murs, chez lui, et ainsi de passer plus de temps auprès des siens, pour ses loisirs...et qu'il se présentera dès lors comme une source de libération par rapport au travail. Mais, d'un autre côté, précisément parce qu'Internet affranchit les contraintes de distance et de temps, on voit bien comment il peut devenir un instrument d'aliénation au service des employeurs, dans la mesure où un individu devient joignable, et donc potentiellement opérationnel à n'importe quel moment, quelle que soit son occupation et le lieu où il se trouve à ce moment. On peut citer ici l'exemple récent de Vivendi, qui, après plusieurs entreprises américaines, a procédé en mai 2000 à l'attribution à ses salariés d'un ordinateur pour leur domicile. Le programme affiche trois objectifs officiels : possibilité de se familiariser avec un outil qui tend à devenir le medium principal dans le monde des entreprises ; possibilité d'accroître ses compétences et d'être plus à même de répondre aux clients ; possibilité de s'habituer à un plus grand échange d'informations. Face à ces raisons, de nombreux syndicats se sont montrés plus que sceptiques, estimant que la distribution d'ordinateurs n'était qu'un moyen détourné utilisé par les employeurs pour faire travailler leurs salariés à la maison, les exposant à de nombreuses heures de travail supplémentaires, et non rémunérées, de surcroît. 


  • où commence et où finit le travail ?

La conséquence ultime de l'omniprésence d'Internet dans la vie du travailleur réside, par conséquent, dans le brouillage des frontières entre vie privée et vie professionnelle. L'internet a, en effet la particularité d'être un outil à double face : l'une, professionnelle, et l'autre domestique. Autrement dit, les nouvelles technologies sont identiques chez soi et au bureau. Ainsi, l'ordinateur personnel, et la connexion à Internet pourront être utilisé pour l'entreprise, tout comme l'ordinateur professionnel équipé pourra être employé à des fins personnelles. L'initiative de Vivendi renforce cette évolution, dans la mesure où l'entreprise donne explicitement l'autorisation à ses employés d'utiliser ces équipements à titre privé. C'était implicite avec le téléphone fixe ou le Minitel, c'était même toléré, à condition de ne pas en abuser. Ce dernier terme nous invite à rebondir sur un autre enjeu de la problématique du brouillage de frontières entre vie privée et vie professionnelle : dans la mesure où les usages d'Internet sont mémorisés et surveillés par les employeurs, et où l'ordinateur sert autant - ou presque - à l'usage professionnel que privé, les employés se trouvent soumis à un contrôle omniprésent dans leurs activités. L'introduction d'Internet dans les méthodes de travail implique donc des effets insidieux : le salarié qui travaille à domicile devient joignable à n'importe quel moment, et celui qui travaille en entreprise est sous le coup d'une surveillance accrue. La question qui se pose finalement est de savoir où commence et où finit le travail avec Internet ?

Le double visage d'Internet induit des effets ambivalents dans son utilisation par le monde du travail. S'il fluidifie la circulation de l'information, et favorise l'émergence de nouvelles pratiques de travail en collaboration, contribuant ainsi à la déstructuration des rapports de hiérarchie traditionnels, il implique, en revanche, de nouvelles formes d'aliénation des travailleurs, dans la mesure où ceux-ci se trouvent soumis à la discrétion de leurs employeurs. 

Mais, dans ce contexte, comme dans celui de la recherche, Internet est toujours utilisé comme un moyen et jamais comme une fin : il n'est que le medium - qu'il soit pensé et utilisé comme un instrument ou comme un milieu - qui relie les individus entre eux. Or l'art est ce domaine qui tend à faire du support le véritable sujet des oeuvres. Ne faudrait-il pas alors se tourner du côté de la création artistique pour appréhender Internet comme le véritable sujet de la collaboration entre les individus ? 
 

III. INTERNET OU LA POSSIBILITE D'EXPERIENCES ARTISTIQUES INTERACTIVES INEDITES
 

1. La mise à disposition de nouveaux logiciels, ou comment s'affranchir des cloisonnements socio-
culturels et professionnels

L'usage d'Internet dans le domaine des arts est avant tout caractérisé par un esprit libertaire, dans la mesure où des plasticiens, des informaticiens et autres passionnés de la création artistique numérique, mettent leur création mais surtout leur logiciel à la libre disposition des internautes curieux. Ils ne s'adressent plus à un public averti, ou à des professionnels du milieu, mais tentent de mettre le processus de création artistique numérique à la portée de tous. Il ne faudrait pas croire ici que ce type de projet verse dans une certaine démagogie, proclamant que n'importe qui peut devenir artiste, mais tente simplement de dépasser les clivages professionnels, et surtout socio-culturels, en offrant à n'importe quel curieux la possibilité de rentrer dans un processus de création grâce aux outils informatiques et à l'interactivité - essentiellement la souris mais aussi, dans une moindre mesure, le clavier. Le geste spécifique au multimédia est donc simple et accessible - à tout ceux qui disposent d'un ordinateur connecté à Internet, rappelons-le tout de même, car cela ne concerne aujourd'hui encore qu'une minorité de la population. C'est sans doute dans le domaine musical, que ce processus est le plus développé. En effet, Internet ouvre de nouvelles possibilités inédites dans le jeu de la composition, appelant ainsi à changer la manière de concevoir et de fabriquer de la musique. Ainsi, sur le site officiel de David Bowie, qui est l'un des premiers musiciens à s'être intéressé au Net et à ses possibilités induites d'interactivité, il est possible en téléchargeant gratuitement un logiciel de remixage, de créer son propre remix d'une des chansons de Bowie. Dans la mesure où ce site accueille chaque jour de nombreux visiteurs, on peut penser que ce projet rencontre un certain succès, participant à une déconstruction du mythe de l'artiste-compositeur professionnel.

2. Faire de l'internaute un agent actif du processus de création

Si le Net permet de s'affranchir des contraintes de cloisonnement culturels et professionnels, il permet encore de rapprocher le quidam de l'artiste, et de le placer dans une position d'acteur et non plus seulement de spectateur. Si l'on reprend l'exemple de la musique, on comprend bien comment les projets, comme ceux de Bowie, impliquent la perte de la dimension collective de la musique, dans la mesure où l'on se trouve ici dans un système du 1+1+1+1...chacun travaillant dans son coin, en même temps. Mais ils permettent en contrepartie à l'utilisateur d'échanger son statut de spectateur contre celui d'agent actif de l'úuvre. Jusqu'ici, il y avait le compositeur, l'interprète et l'auditeur ; aujourd'hui on peut imaginer confondre l'interprète et l'auditeur. Plus encore, on peut imaginer que les compositions réalisées par les internautes - parce qu'elles sont le fruit d'individus n'ayant pas le même âge, pas la même culture - permettent à l'auteur de découvrir des parties de son úuvre sous un nouvel angle. L'interactivité atteint, par conséquent, ici une dimension supplémentaire. 

Mais c'est surtout à l'artiste que revient la tâche de promouvoir des idées nouvelles et des manières nouvelles de les " dire " en adéquation avec les possibilités d'interactivité inédites offertes par le Net. Car, pour le moment, Internet se contente de promouvoir et de diffuser les schémas idéologiques du capitalisme ; par exemple, la musique sur le Net, c'est aujourd'hui surtout les sites MP3 et leur logique de commercialisation, au service d'oeuvres formatées, tant dans leur forme que dans leur durée. Mais il s'agit sans aucun doute de laisser le temps aux artistes de crée de nouveaux repères et d'exploiter les ressources offertes par le Net. Il existe d'ailleurs déjà des sites qui proposent de petits jeux musicaux interactifs où on peut avoir un début d'idées des potentialités de ces nouveaux outils. Sur ce site, chaque touche du clavier correspond à un sample, ce qui permet de fabriquer ses propres remixes. Si ce type de projet n'a pas la prétention de créer de grandes oeuvres, il présente, en revanche, une façon nouvelle de jouer de la musique. C'est au niveau du simple plaisir que ce type de réalisation influe. 

3. Le net comme lieu de créations interactives collectives

Les sites que nous venons d'évoquer ont tous un point commun : ils mettent en relation l'auteur, sa création, ou le logiciel qu'il a mis sur pied, face à l'internaute, mais ils laissent tous de côté la dimension collective de l'interactivité. Or c'est sans doute l'une des dimensions les plus prometteuses du Net en matière de création artistique interactive. Seul face à son ordinateur, l'internaute ne fait qu'agir dans son coin sur une úuvre ou un logiciel de création ; il reste donc dans un face à face bipolaire. La possibilité induite par le Net de mettre en présence les internautes ouvre un horizon riche de collaborations artistiques. Ceux-ci peuvent dès lors prendre au part au processus de création, comme c'est le cas pour le projet protoform. Cette utopie élaborée en collaboration avec un généticien consiste en la création d'un organisme vivant en mesure d'assurer un certain nombre de fonctions sociales et vitales pour le compte de ses partenaires : à la fois compagnon, maison, vêtement, médicament, véhicule ou encore rêve, le protoform est un animal-objet dépositaire de nos fantasmes qui change de forme, de structure, de couleur et qui est capable de sécréter des substances à volonté. Conçu comme une " fiction interactive destinée à se développer comme univers persistant ", cet ambitieux projet accueille en ligne un grand nombre de joueurs qui pourront interagir durablement sur l'entité biologique planétaire. Le protoform se présente donc comme une variante génétique du subconscient, et ainsi comme un fantastique territoire de jeu ouvert à tout un chacun. 

Cet exemple nous amène vers l'un des enjeux essentiels de la création interactive : on voit bien, en effet, comment le Net devient plus qu'un lieu de rencontre, et un simple instrument de travail ou de création ; il devient le véritable sujet de la collaboration des individus connectés. C'est le Net et ses ressources induites qu'il s'agit d'explorer et d'exploiter le mieux possible, et non des paramètres artistiques pré-définis - que le Net, contribue, par ailleurs à réinventer. La collaboration des individus, parce qu'elle comporte une dimension interactive dans le processus de création est le véritable enjeu des expériences sur Internet. L'exemple de représentations théâtrales, ou de concert en ligne représentent le point le plus abouti dans ce domaine. L'association e-toile a présenté au mois de Novembre dernier une adaptation de la pièce médiévale " le Martyre de Saint-Etienne ". Il s'agissait là de l'inauguration de la première salle de spectacle électronique. Plus d'un millier d'internautes se sont connectés dès le premier soir, dépassant largement les 100 spectateurs espérés. L'ambition de cette association est de s'approprier Internet pour y développer de nouveaux types de mise en scène, de jeux, de nouveaux codes du spectacle vivant. La relation elle-même du comédien à son public est adaptée aux atouts du Net : tout au long de la représentation, l'artiste peut " sentir " son public d'internautes qui, au moyen de différentes touches de couleurs, lui font part de leurs humeurs et influent sur son jeu. Autrement dit, la représentation de spectacles sur le net permet d'abolir la traditionnelle distance entre la scène et la salle, et de susciter une relation " vivante " entre le comédien et son public, qui prend dès lors part au spectacle proprement dit, de manière active, et dans toute sa diversité. Ce type d'événement montre bien comment les représentations artistiques traditionnelles s'adaptent à l'interactivité du Net, au lieu d'importer, tels quels, leurs spécificités. Le net devient donc bien le sujet - au sens de centre de l'action, mais aussi d'auteur de l'action - de la collaboration non seulement entre les internautes, mais encore entre les artistes et leur public. 


CONCLUSION

L'introduction et l'extension progressive d'Internet dans le travail et les expériences de collaboration induisent, finalement, un nombre croissant de modifications dans les pratiques des individus. Toutefois, ces modifications n'ont pas la même portée, ni même la valeur selon les secteurs. Plus encore, les changements induits sont parfois porteur d'une certaine ambivalence. Ainsi, il ne faut pas trop vite conclure à l'affranchissement des contraintes de temps, d'espace, mais surtout de hiérarchie, pour les internautes, en particulier dans le monde du travail, où sont en train d'apparaître de nouvelles formes d'aliénation, comme, par exemple, l'intrusion du professionnel dans la vie privée. Internet tend surtout, pour le moment, à brouiller les repères traditionnels, et appelle ainsi à la définition de nouveaux critères de distinction permettant d'organiser au mieux les changements de méthode de travail qu'implique le Net.

Ce n'est, au fond, que dans les domaines où les enjeux de pouvoir et d'argent sont laissés de côté qu'Internet donne la véritable portée de ses atouts, et ce, précisément parce qu'il n'est plus seulement un moyen ou un lieu de travail, mais le sujet de la collaboration des individus. Les projets artistiques qui existent aujourd'hui en ligne ont, en effet, pour enjeu commun, d'explorer les possibilités nouvelles qu'offre Internet, et tous tentent alors de s'adapter - plus ou moins heureusement et efficacement - à ce nouvel acteur de la vie culturelle et artistique, pour qu'il donne naissance à des formes inédites de collaboration entre les internautes. L'enjeu aujourd'hui est de dépasser le simple stade de la curiosité pour travailler à créer des objets multimédia qui produisent des sentiments complexes comme le rire, la peur et le désir ; autant dire tout ce qui fait la richesse de l'échange humain.