PROBLÈMES D'IDENTITÉ
par
Dominika Nowak
Séminaire internet de Sciences-Po
(Paul Mathias)
2000/2001



Introduction 

Le concept d'identité est dans la vie de chacun lié tout d'abord à la réponse immédiate à la question "qui suis-je?",  déclinée en identité civile.  Mais cette  réponse  n'est  pas unidimensionnelle et renvoie à des composantes culturelles et historiques multiples telles que la nationalité, la religion, une opinion politique etc. qui viennent compléter la définition de la personne par elle même  et par les autres. L'origine latine du mot ("idem" le même, de même) renvoie au postulat de la permanence et la stabilité de ces composantes. 
Les analyses dites " post-modernes" de l'identité envisagent également le procès de la  construction des représentations d'une définition du soi élaborées par l'individu concerné en interaction avec le groupe auquel il se reconnaît appartenir, qui le reconnaît comme sien,  mais aussi par les "out-groupers", censés apporter un regard plus subjectif . L'interaction, l'intersubjectivité et le partage des valeurs communes tiennent ainsi un rôle de premier ordre dans la formation de la conscience du "moi" et des contenus que l'on peut y inclure. 
Une premier paradoxe interne de l'analyse identitaire se dégage ainsi entre le postulat de la permanence et le flou des représentations qui la construisent en mouvement et en évolution perpétuelles. L'analyse postmoderne s'attache ainsi à étudier la multiplicité des déclinaisons identitaires - "le moi dans tous ses états".
Les nouvelles technologies d'information et notamment l'internait, évoluent dans un cadre caractérisé par la fluidité et l'éphémère, caractéristique essentielle pour l'étude de la manifestation et de l'évolution de l'identité dans le cyberespace. L'internet est-il uniquement un intermédiaire et un espace de plus où des revendications identitaires se manifestent ou bien sa spécificité et ses pratiques remettent-ils en cause une notion d'identité éclatée ?
 

 I. L'internet comme outil de diffusion et d'affirmation identitaire qui rend compte de l'évolution des rapports socio-politiques actuels. 

Un moyen de communication en dehors des contraintes spatio-temporelles où des identités diverses s'expriment.

Le caractère non-territorial et ouvert de l'internet permet une manifestation plus libre de l'identité pour les utilisateurs. Il offre une possibilité de proclamer, chercher et affirmer son identité à l'échelle de globe en favorisant des solidarités nationales et autres qu'il s'agisse des individus, des groupes ou des réseaux constitués à partir d'une cause commune. Lorsqu'on cherche à proclamer sa différence, trouver des personnes ayant les mêmes repères religieux, idéologiques ou ne serait-ce que les mêmes loisirs, la création d'un chat ou d'une page web permet de mettre en avant les éléments constitutifs de cette identité et de s'y reconnaître. Un échange direct avec un milieu constructif est ainsi remplacé par un lien de texte ou hypertexte mais la transmission de valeurs peut bien avoir lieu et d'un manière plus performante encore.
En ce qui concerne les particuliers,  les pages voire sites  personnels ou familiaux offrent une  possibilité pour l'individu lambda, caractérisé pour le vaste public par son nom et son prénom,  de fournir plus d'informations sur la définition du soi par exemple en créant des liens hypertexte renvoyant à des pages proches de ses centres d'intérêt.
Les diasporas nationales trouvent ainsi une moyen d'exprimer leur unité de par le monde dans le sens exact du terme. Les personnes concernées peuvent accéder en même temps à des informations qui les concernent; lire la presse de leur pays d'origine - vivre la vie de leurs semblables. Ce lien permet en même temps de souligner son appartenance et la définition de soi positive ( p.ex. je suis polonaise en France, je me tiens au courant de le vie du pays) que de mettre en avant une différenciation avec les sociétés ou milieux environnants. 
Ce moyen de faire entendre son identité et de mettre en avant  ses spécificités est particulièrement important pour les communautés et groupes revendicatifs, comme les indépendantistes basques ou les féministes. L'espace virtuel leur offre toute étendue qui souvent reste limitée dans la vie social et politique réelle d'autant plus que la censure est difficile, voire impossible à mettre en place sur l'internet. 

Communautés et solidarités en réseau.

La communauté en sciences sociales, selon la définition de Tönnies, se caractérise par un lien de solidarité spontanée autour d'une cause et de valeurs communes entre les individus qui la composent. Pour Gellner et Anderson, la nation n'est qu'une "communauté imaginé" dans laquelle une institutionnalisation des représentations de soi et du groupe d'appartenance commune a eu lieu, sur la base des intérêts communs. 
Que ce soit au niveau individuel ou celui du groupe, on peut affirmer que l'internet favorise la création de solidarités spontanées et l'émergence virtuelles de communautés, qu'elles aient un équivalent dans la vie réelle ou pas.  L'existence de chats, de newsgroups spécialisés et les actions de solidarité par rapport aux causes communes, tel le sort des femmes en Afghanistan, en témoignent. Leur impact sur la réalité de la vie politique et sociale reste souvent mitigé mais l'internet permet de fédérer les personnes qui soutiennent la même cause en rendant ainsi plus facile la mise en place d'un réseau dans la vie réelle. De l'e-mail et rencontres en ligne au courrier traditionnel et à l'organisation d'un forum, le pas est à franchir. Ou peut-être assistons-nous à l'émergence d'une " nouvelle communauté imaginaire" des utilisateurs du web?

Le réseau des réseaux de par cette structure même reflète la fragmentation, la segmentation des appartenances et des allégeances individuelles. Si les relations sur l'internet sont pour la plupart celles de l'individu à l'individu et la mise en relation d'une cause particulière avec ses militants immédiate, l'intensité de ces échanges peut prendre le pas sur  l'identité spatialement définie, par exemple sur le lien national. On n'est plus citoyen d'un pays uniquement,  on est également et peut-être avant tout un écologiste fonctionnant  en réseau pour pouvoir entamer un dialogue avec quelqu'un qui, malgré les différences géographiques et culturelles, partage les mêmes préoccupations quant à la survie de la planète.
L'internet et l'ordinateur deviennent ainsi un interface technologique indispensable et essentiel au développement des affinités et à l'affirmation su soi dans son milieu idéologique naturel.
Le travail en réseau pose également le problème du rapport au passé individuel et à l'histoire, élément crucial pour la définition de son appartenance. La conscience de partager un passé commun, mise en valeur par les monuments aux morts etc. par les autorités nationales pour renforcer la cohésion nationale,  peut paraître éloignée des préoccupations d'un cyberespace relevant du domaine de l'immédiat.  Ainsi, la transmission des valeurs communes risque de se trouver au sein d'une contestation continue, où la compétition d'idées peut conduire non seulement à la multiplicité mais à un brouillage total des éléments venus de nulle part et se valant mutuellement. Mais en même temps, l'assurance du lien entre les requêtes et les réponses à l'utilisateur constituent une entrée nouvelle dans la construction de la "mémoire du lien".
 

L'internet apparaît comme un moyen de diffusion de valeurs et de composantes identitaires diverses qui y trouvent un refuge ou une confirmation; un individu est susceptible de trouver sur le réseau les clés pour sa définition et les moyens de retrouver ses semblables. On peut également avancer que les réseaux contribuent à rapprocher leurs utilisateurs du fonctionnement selon le mode d'un village global où chacun est immédiatement "connectable" aux autres et où l'espace réel et le milieu environnant ne constituent pas d'obstacle à la formation et à l'affirmation des identités et des allégeances multiples. Mais les possibilités offertes par cette technologie d'interaction virtuelle posent également les enjeux de la définition d'un individu., lorsque la réponse à la question "qui suis-je?" devient "celui que j'ai envie d'être".
 

II. Multiplicité identitaire virtuelle ou l'internet comme un espace d'expérimentation de la pluralité des êtres.

L'internet offre la possibilité d'être autre,  d'être plusieurs... Peut-on parler d'une schizophrénie  du moi en réseau?

Liberté et arbitraire absolu de la définition du soi sur un MOO.

Dans la vie réelle certains paramètres de l'identification de l'individu liés notamment à son aspect matériel restent difficilement muables. Dans le cyberespace tout est possible, comme en témoigne l'expérience de Sherry Turkle avec les MOOs et les MUDs. Bien que les thèses ede l'auteur soient empreinte d'un psychologisme quelque peu outrancier, on ne peut éviter l'intérrogation sur l'unité du moi en réseau qui devient créateur. L'internet permet-il à l'homme dêtre enfin Dieu?
lorsqu'on parle des MOOs, il s'agit d'une manière générale des programmes de jeux en réseau à utilisateurs multiples où l'on peut naviguer, faire la conversation, construire son monde et le partager avec les autres. Le premier pas d'un "nouveau connecté" consiste à décrire l'identité de son personnage.  Ainsi, on peut changer de sexe, d'occupation, de caractère etc. étant totalement libre dans la description.  Certains MUDs sont visités par des programmes qui prennent les caractéristiques d'un personnage (des "bots"), souvent pour collecter les informations sur le fonctionnement de jeu en question; plusieurs personnes peuvent jouer un seul personnage. Sherry Turkle s'est aussi retrouvée devant son sosie informatique sur un MUD... 
Ainsi, non seulement une personne peut vivre dans le vaste univers virtuel plusieurs vies parallèles et plusieurs expériences auxquelles elle n'aurait jamais accès dans la vie réelle (par exemple un rapport sexuel dans lequel une femme joue un homme sans savoir si par exemple son partenaire n'est pas en réalité un homme qui joue une femme...). Souvent elle devient autre: plus jeune, plus âgée etc. elle réagit en fonction de cette nouvelle identité crée de toutes pièces.
Ici Mme Turkle pose le problème psyhcoogique.  Les personnages joués sont-ils des émanations inconscientes voire conscientes des composantes de la personnalité refoulés, qui feraient la joie des psychanalystes (Dr. Turkle est psychologue-psychanalyste elle-même)? - les MUDs constitueraient un canapé de cabinet virtuel permettant au sujet de s'appréhender comme un tout et de vivre pleinement toutes les phases de son développement psychologique, souvent a posteriori. Dans le cas contraire, d'une  création et créativité individuelle, nous sommes en présence d'une auto-définition du sujet dans le monde, un sujet qui se libère de ses possibilités limités et qui peut oeuvrer pour son développement personnel.

Entre le virtuel et le réel: quelle "véritable" identité?

Les personnes ayant une pratique soutenue des MUDs  parlent souvent de la vie réelle comme d'une "fenêtre de plus"... Comme si le réel et le virtuel fusionnaient dans la perception du monde de l'individu. Souvent, cet état de fait résulte d'une insatisfaction de la vie réelle trop éprouvante ou qui ne correspond pas aux souhaits de la personne concernée.  Ainsi, l'on peut arriver à avoir des difficultés non seulement pour répondre à le question "qui suis-je?" mais également à celle "où suis-je?", les deux étant intimement liées. Or, si le milieu exerce un rôle puissant dans la formation identitaire, un conflit peut apparaître entre la perception et le représentation de l'entourage réel de la personne et une meilleure, une plus confortable identité dans le monde virtuel. Ne pas pouvoir mettre en valeur cette identité peut être un source de malaise considérable et d'une désaffection de la personne par rapport à ses obligations sociales réelles, qui enferme l'individu dans une "tour d'ivoire" relationnelle alors que sa sociabilité se développe sur le réseau. 
Cette problématique apparaît comme particulièrement grave lorsque c'est un enfant ou un adolescent qui pratique les MOOs ou les chats. Si se sont les autres qui doivent contribuer à la formation de l'identité de  chacun,  comment se fier aux interactions qui non seulement ne mettent pas en scène les personnes réelles mais aussi peuvent aller jusqu'à n'être que celles avec une machine simplement? Quelles sont les valeurs qui sont transmises par cette pratique et qui permettent d'avancer dans la vie sociale? 
La  question des valeurs est d'autant plus intéressante à soulever ici que l'espace virtuel où des joueurs se rencontrent ne connaît pratiquement  pas de limites autres que la nettiquette et le pouvoir de sanction est quasi nul.  Ainsi, se demander si tout est permis et si par exemple un viol sur un MOO en est-il un et comment y réagir? La notion du bien et du mal, essentielle dans la conception classique de l'identité et du rapport au monde se pose avec encore plus de force dans un environnement de connexion spontanée. Il ne s'agit pas simplement d'une mise en scène du problème de Dr Jeckyll et de Mr. Hyde mais de savoir si les moyens technologiques qui la rendent possible sont capables de réinstaurer la confiance dans les rapports à l'autrui qui doit être formatrice pour l'individu.
 

Conclusion

L'internet offre un nouvel moyen d'affirmation et de mécanismes identitaires s'appuyant sur l'identification avec un groupe  qui  se libèrent des contraintes spatiales. Souvent, le réseau peut également libérer du souci de la vie réelle et de la réalité de son être qui peut se révéler dépaysant voire destructeur. Comme souvent, l'approche individuelle de la pratique de l'internet de chacun est seule susceptible de faire de cet outil un auxiliaire d'une recherche appuyée sur des valeurs positives. En effet, si "je suis internaute sur un chat" est la seule réponse où l'on se reconnaît à la question essentielle citée de nombreuses fois, on pourrait dans certains cas parler d'une restriction au lieu d'une multiplicité enrichissante de la définition du "soi"...