Bibliothèques
Éric Guichard
Octobre 2013
Sommaire
1 Origine et évolution du terme1.1 La bibliothèque hier
1.2 La bibliothèque comme cadre intellectuel
2 Différentes approches
2.1 L'évolution de la bibliothèque
2.2 Le poids des instruments
2.3 Les lecteurs
3 Pertinence
3.1 Le web, menace ou ouverture?
3.2 Deux grands types de bibliothèque
4 Références et discussion
4.1 Des pratiques culturelles héritées
4.2 Un accès étendu à de nouveaux lecteurs?
4.3 Quels avenirs pour les bibliothèques?
Note: cet article est le preprint de sa version prochainement publiée dans le Glossaire de la diversité culturelle à l'ère du numérique, Dir. Divina Meigs et Alain Kiyindou, Paris, Documentation française / CNFU (Commission nationale française pour l'Unesco), à paraître en 2014.
1 Origine et évolution du terme
1.1 La bibliothèque hier
La bibliothèque, étymologiquement dépôt de livres , est attestée depuis fort longtemps: Nous connaissons les bibliothèques d'Alexandrie, de Pergame. Toute culture écrite s'est constituée autour des bibliothèques: des lieux où sont entreposés des savoirs. Le statut d'une bibliothèque varie selon le temps, le lieu, et le projet qui la motive: la bibliothèque d'Alexandrie avait près de 500 000 papyrus, mais peu de lecteurs: essentiellement des savants invités par le roi d'Égypte. Au Moyen-Âge, les bibliothèques monastiques européennes avaient environ 300 ouvrages et ce n'est qu'au XVIIe siècle qu'apparaît l'idée d'une bibliothèque publique (ouverte à tous) et universelle (sans censure ni sélection particulière). On ne confondra pas bibliothèque et librairie, même si les dernières conditionnent la possibilité de se créer une bibliothèque personnelle.1.2 La bibliothèque comme cadre intellectuel
Pour faire le lien avec le numérique, il est utile d'oublier les... livres pour s'intéresser aux moyens inventés et déployés pour en tirer parti: les lire, certes, mais aussi les comparer, produire de nouveaux livres à partir d'anciens, etc. Quand ces livres sont nombreux (plus de 5 000), il faut en faire la liste: un catalogue, sans lequel ils seraient vite inaccessibles: introuvables, voire inimaginables. Ce livre des livres a des propriétés étonnantes: quand il est conçu par un/e bibliothécaire visionnaire, son plan (liste alphabétique des auteurs, des titres ou des mots clés, liste thématique, etc.) institue celui des savoirs du moment, qui sont en quelque sorte organisés , stabilisés par ce qui devrait en être la conséquence. Ce que nous croyons n'être qu'un reflet des savoirs devient un cadre de pensée qui va structurer les générations futures. Ainsi, que nous le voulions ou non, nous sommes dépendants de cet outil a priori élémentaire de description des savoirs, qui s'avère autant intellectuel que culturel: la variété des organisations des bibliothèques nationales, ou des laboratoires, traduit la diversité culturelle des pays ou des disciplines scientifiques. Le second instrument essentiel à la bibliothèque est fait de chair et de sang: ses utilisateurs. La bibliothèque est un lieu de dialogue, d'échanges de conseils. Parfois, ce rôle est dévolu à des professionnels de la médiation, salariés ou bénévoles: les bibliothécaires.2 Différentes approches
2.1 L'évolution de la bibliothèque
Aujourd'hui, les bibliothèques sont de plus en plus numériques: on peut feuilleter des ouvrages à distance, tout en restant chez soi. Les catalogues sont informatisés: les médiateurs sont remplacés par des machines et des programmes. Le cas est flagrant en sciences informatiques. La notion même de bibliothèque devient imprécise, puisque le web tout entier donne l'impression d'en être une: la bibliothèque n'est plus en un lieu, mais dispersée dans le cyberespace tout entier. Même la notion de livre s'estompe, au profit de la page web, de l'article, de la liste de discussion archivée ou de la vidéo, qui permettra à un bricoleur de remettre à neuf un vieux fauteuil.2.2 Le poids des instruments
Pourtant, le choix de l'ordre et l'échange entre humains restent déterminants: nous comprenons de plus en plus que les moteurs de recherche nous offrent des résultats orientés. Ils ne nous en donnent que 1000 ou 2000 quand ils affirment en avoir recensé des centaines de milliers. Ils privilégient les plus récents, les plus grand public . Ces moteurs ne sont plus universels depuis qu'ils adaptent leurs résultats aux profils qu'ils ont constitués à partir de nos questionnements précédents. Enfin, ces réponses changent au fil des jours: non seulement du fait des apparitions, disparitions, évolutions des pages web qu'ils aspirent, mais aussi du fait du nombre de questionnements de l'ensemble des internautes sur un sujet donné: les réponses à la requête grippe aviaire varient avec les préoccupations des internautes à ce sujet. Nous découvrons donc que lorsque le médiateur devient un intermédiaire qui s'impose et quand son activité est motivée par le profit, notre liberté intellectuelle et donc nos capacités de discernement s'appauvrissent.2.3 Les lecteurs
Restent les autres : ceux qui écrivent et publient les pages web, les vidéos, ces ouvrages que nous recherchons, que nous voulons consulter. Ce sont aussi eux qui nous conseillent un ouvrage, un document: par mail, oralement ou via des blogs. Ce sont enfin eux qui perpétuent en partie nos pratiques culturelles, par exemple via la langue: une recette de cuisine est plus facilement partagée par ceux qui peuvent lire la langue dans laquelle elle est écrite. Mais les autres peuvent aussi être menaçants: tentés par la censure, la surveillance, l'appât du gain. Ainsi, nous ne pouvons pas d'un côté situer les machines, séduisantes et dangereuses, et d'un autre attribuer aux humains des qualités de bienveillance et de goût pour l'érudition. Au travers de la bibliothèque, c'est toute la question de la technique qui se dévoile.3 Pertinence
3.1 Le web, menace ou ouverture?
Les pionniers du web ont très vite compris l'usage que l'on pouvait tirer de l'internet pour constituer des bibliothèques accessibles à tous. Par exemple, le projet Gutenberg1, connu depuis le début des années 1990 ou le site http://arxiv.org/, qui recense en 2011 plus de 650 000 articles de physique, mathématique, informatique etc. déposés afin qu'ils soient évalués par les pairs des auteurs aussi vite que possible. Ici partage et gratuité riment avec efficacité: la bibliothèque est alimentée par ses lecteurs et auteurs qui en font aussitôt un outil intellectuel car collectif à la disposition de tous, et souvent en plusieurs langues. À l'opposé, nous découvrons de nouveaux acteurs industriels qui font le pari du développement de bibliothèques personnelles installées sur des ordinateurs, des smartphones ou tablettes. Dans ce cas, la bibliothèque n'est plus collective, mais personnelle (et d'ailleurs les nouvelles formes du droit font tout pour interdire le prêt de livres électroniques à un/e ami/e). Mais elle ne devient pas pour autant un édifice matériel et intellectuel pérenne: elle est plutôt louée, pour un temps d'autant plus réduit que les formats informatiques et les instruments de lecture résistent mal à l'épreuve du temps.3.2 Deux grands types de bibliothèque
Ainsi, à l'heure où les bibliothèques de livres imprimés perdent leur capacité à rassembler leurs lecteurs, deux types de bibliothèques numériques apparaissent: la bibliothèque collective, fruit du labeur gratuit de ses utilisateurs (et de certaines de leurs institutions); la bibliothèque privée, coûteuse, instable, et aussi lucrative, au moins pour les nouveaux éditeurs de l'internet, qui se réduisent à quelques grands acteurs industriels: Apple, Amazon, etc. Nous rencontrons certes quelques modèles intermédiaires, comme celui de Google, qui affirme rester dans le partage, et monnaye ses investissements par la publicité. Mais nous réalisons que les formes classiques des bibliothèques, héritées de l'imprimé, sont fortement ébranlées par l'irruption de nouveaux acteurs. Ces derniers ont pourtant des points communs avec les anciens: les deux maîtrisent parfaitement les techniques d'écriture du moment. Les deux maîtrisent aussi l'ensemble de la chaîne d'acteurs du livre, des auteurs (scientifiques, érudits ou littéraires) aux éditeurs, imprimeurs, libraires. Ce constat, à défaut de nous éclairer sur les formes que prendront les bibliothèques de demain, nous rappelle qu'il est difficile de comprendre ce que peut être une bibliothèque dans une société donnée si on ne connaît pas en détail les individus, les artisans ou industriels, les normes sociales et intellectuelles qui en permettent l'existence.4 Références et discussion
4.1 Des pratiques culturelles héritées
Les questions en rapport avec les bibliothèques contemporaines reflètent cette évidence: les très grands architectes ou vendeurs de bibliothèques sont aux États-Unis, le pays qui a le plus participé au déploiement de l'internet (protocoles, logiciels, industries, débats, etc.). Les modèles futurs de bibliothèques risquent donc fort d'hériter des types de bibliothèques imprimées de ce pays: gigantesques bibliothèques universitaires ouvertes à toute heure, mais financées par leurs utilisateurs: les étudiants, qui peuvent débourser jusqu'à 20 000 Euros pour chaque année d'étude. Et d'autres bibliothèques, souvent gratuites et parfois aussi monumentales, payées par des mécènes ou des institutions étatiques (comme la bibliothèque du Congrès: http://www.loc.gov, qui fut aussi pionnière en matière d'accès de ses documents en ligne). La situation est fort variable dans les pays intermédiaires. L'accès en ligne est favorisé par les pays riches, à faible densité démographique, comme l'Australie.4.2 Un accès étendu à de nouveaux lecteurs?
Nous entendons souvent dire que les pays pauvres profiteront de la mise en ligne des savoirs du fait de l'internet. Certes, les étudiants d'Afrique voient leur accès à des articles scientifiques européens ou américains facilité par les réseaux. De tels propos oublient qu'il y a en fait transfert de coûts: vers les ordinateurs, chers du fait de douanes souvent gourmandes, et vers les infrastructures. Les uns et les autres sont des produits industriels qui favorisent plus les pays qui les conçoivent et les fabriquent que les pays qui les consomment. Ainsi, la gratuité revendiquée masque des surcoûts conséquents.4.3 Quels avenirs pour les bibliothèques?
Plus que jamais, l'avenir de la bibliothèque passe par ses utilisateurs: actifs, éventuellement militants de la gratuité et de la libre diffusion des savoirs, et experts en les formats et protocoles de l'internet, ils sauront promouvoir des espaces bibliothécaires peut-être essaimés en des serveurs et donc des écrans, mais assurément utiles au plus grand nombre. Arc-boutés sur les modèles du passé, sur l'idée que la culture est spirituelle et au plus loin de la technique, ils favoriseront une religiosité du livre, qui ne pourra qu'éluder les relations d'alliance et de domination qui se sont constituées entre les éditeurs au 19e siècle, souvent aux dépens des auteurs et des lecteurs. Ce mélange de croyance et de passéisme ne pourra que satisfaire les industriels soucieux de vendre au plus grand nombre et des machines et des fichiers électroniques: les étagères, les loupes et les livres des temps modernes. Nous ne pouvons qu'espérer que les bibliothécaires, les éditeurs et les lecteurs s'emparent des questions posées par l'irruption du numérique , fabriquent et socialisent l'ensemble des outils matériels et intellectuels qui permettent l'existence et l'usage des bibliothèques. Sur ce point, les leçons du passé, fut-il lointain, sont fécondes.Notes
1http://www.gutenberg.org/. Fondé en 1971 par Michael Hart: http://www.gutenberg.org/cache/epub/27045/pg27045.html. Cf. aussi http://www.ebooksgratuits.com/, http://classiques.uqac.ca/ ou http://bmlisieux.com/ pour des exemples analogues.File partly translated from TEX by TTH, version 4.03.
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modifiée le 6 décembre 2014