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Le libre

Éric Guichard

Octobre 2013

Sommaire

1  Définition et premières perspectives
    1.1  Pouvoir lire ou ne pas lire
    1.2  De la compétence scribale à l'épistémologie
2  Origine et évolution du terme
    2.1  Des logiciels initialement tous libres
    2.2  Une réaction face à Microsoft et à l'ordinateur personnel
    2.3  La qualité au rendez-vous
3  Différentes approches et solutions
    3.1  Approches politique et pragmatique
    3.2  Les licences
4  Pertinence et avenir
    4.1  Une nouvelle configuration économique
    4.2  Dynamiques du libre en France
5  Élargissement du débat

Note: cet article est le preprint de sa version prochainement publiée dans le Glossaire de la diversité culturelle à l'ère du numérique, Dir. Divina Meigs et Alain Kiyindou, Paris, Documentation française / CNFU (Commission nationale française pour l'Unesco), à paraître en 2014.

1  Définition et premières perspectives

1.1  Pouvoir lire ou ne pas lire

Dans le domaine de l'informatique et de l'internet, l'adjectif libre renvoie essentiellement à un certain type de logiciels: un logiciel libre est avant tout un logiciel dont le code source (l'ensemble des programmes qui le constitue) est accessible et lisible (en clair), contrairement à un logiciel dont seule la version binaire (donc incompréhensible: il ne s'agit pas d'une simple compression) est transmise.

Historiquement, les logiciels transmis sous forme binaire ont été conçus pour économiser de la place (mémoire ou disque) et pour faciliter leur installation par l'utilisateur. Ils ont grandement contribué à l'essor de l'informatique grand public. Ils ont aussi favorisé la construction de monopoles, dans la mesure ce choix de l'opacité a été étendu aux fichiers produits par ces logiciels: écrits en des formats illisibles, cette fois-ci au sens commun du terme, ils requéraient l'usage de ces mêmes logiciels pour être visualisés ou modifiés.

Pour de tels fichiers, on parle de formats propriétaires  et les logiciels qui les produisent, souvent vendus, sont aussi appelés des logiciels privateurs, au sens où ils nous privent de deux types de libertés, qui expriment la double dimension du logiciel libre:

  • la liberté de construire soi-même sa confiance en un outil ou une méthode, sans la déléguer aveuglément à un vendeur, qui pourrait être malhonnête ou coercitif (par exemple du fait d'un monopole). Nous sommes là dans le registre le plus cartésien de la preuve: est vrai (ou fiable) ce dont j'arrive à me persuader par mon propre entendement;

  • la liberté d'adapter, d'améliorer, de transmettre une oeuvre de l'esprit (singulière ou collective), par définition non brevetable et susceptible de contribuer à l'émancipation ou au bonheur de l'humanité.

1.2  De la compétence scribale à l'épistémologie

Tout cela serait aisé si la question de la compétence ne surgissait pas d'emblée: si Descartes a pu articuler l'invention de l'algèbre moderne avec une philosophie qui conjugue la liberté intellectuelle et une méthodologie (donc offerte à tous) de la compréhension du monde, rares sont ceux d'entre nous qui peuvent prétendre à son intelligence. Un peu plus de personnes sont capables de lire et commenter un programme de quelques milliers ou millions de lignes, mais elles ne sont pas si nombreuses.

Pour le dire autrement, la question du libre  semble relever du débat d'experts en programmation, dont nous nous sentirions exclus: par manque de compétences, sans trop savoir si ces lacunes sont réelles, artificiellement déplacées, ou incorporées suite à la foison de discours, depuis 40 ans, sur l'intelligence des machines et le renouveau technologique. Ou plus simplement, parce que nous n'avons ni le temps ni le désir d'acquérir une compétence informatique forte, en plus de nos propres spécialisations.

Penser le libre  conduit vite à faire une archéologie de l'informatique, comme discipline et comme industrie, assurément comme technique et donc comme produit collectif: de nos inventions d'humains, de leurs socialisations, et aussi de leurs contractualisations, en fonction de représentations culturelles fort diverses suivant les milieux et les pays. En effet, les questions des logiciels libres et privateurs mènent rapidement aux suivantes: quel système privilégions-nous pour transmettre les savoirs? Celui de la gratuité, avec ses écoles et précepteurs financés par l'impôt? Celui de la vente, avec ce qu'il suppose de temps passé à rechercher des clients et à s'adapter à leurs désirs? Celui de l'héritage, avec ce qu'il induit en terme de construction de monopole et d'étouffement de l'innovation ou celui du bien public, qui n'est protégé que si le peuple s'y intéresse?

Nous comprenons que ces questions débordent largement le strict cadre de l'informatique et que des réponses variées leurs soient apportées. Cette remarque, qui renvoie à la sociologie (une idée ou un projet ne peut se déployer sans débat ni rapports de force, et ne peut s'inscrire dans un champ politique sans simplifications ni engagements) ne doit pas sous-estimer l'importance du logiciel libre: en termes de problématique comme en termes de diffusion. Et les notions d'expertise et d'engagement ne doivent pas être dépréciées: Pasteur, comme Zola, quand il décida de défendre Dreyfus, n'étaient pas des incultes transcendés par une foi, mais de réels spécialistes de leur domaine, devenu cause: scientifique ou politique.

2  Origine et évolution du terme

2.1  Des logiciels initialement tous libres

La notion de logiciel libre est relativement récente: elle date des années 1980, essentiellement impulsée par Richard Stallman, qui luttait contre l'essor du logiciel privateur: en effet, avant l'essor des micro-ordinateurs, toutes les machines étaient vendues avec des systèmes d'exploitation (les lignes de code qui permettent leur fonctionnement et leur appropriation) gratuits, documentés et modifiables: libres, au sens actuel du terme.

Il est difficile de savoir si l'introduction du logiciel privateur vient d'Apple, de Microsoft, d'autres acteurs désireux de faire payer des droits de copie  à IBM et aux personnes achetant de telles machines, ou tout simplement de l'apparition de nouveaux marchés, tendant à distinguer le hard-ware (les machines) du soft-ware (les logiciels, en accroissement perpétuel).

2.2  Une réaction face à Microsoft et à l'ordinateur personnel

En revanche, il est manifeste que la position hégémonique de Microsoft, alliée à une forme de publicité parfois mensongère (revendiquant l'intégration future de logiciels performants déjà connus des spécialistes: cf. Roberto di Cosmo, Piège dans le Cyberespace, http://www.dicosmo.org/Piege/PiegeFR.html), et dont les logiciels fabriquaient des fichiers aux formats abscons et donc réduisant l'interopérabilité, a stimulé l'intérêt des programmeurs pour les logiciels libres: dont le code source était disponible.

Il ne faut pas pour autant négliger l'histoire (des mondes lettrés) de l'informatique: au moment où l'Apple II connaît ses premiers succès, un système d'exploitation complexe, mais d'une redoutable efficacité, se déploie: Unix. Or Unix fonctionne avant tout sur l'usage de milliers de scripts (de petits logiciels) écrits en clair, qui s'enchaînent les uns les autres au gré des besoins de l'utilisateur... à condition qu'il en connaisse l'existence. À terme, Unix a permis le développement de l'internet et du web. Initialement réservé à des machines spécifiques et coûteuses (Sun, NeXT: l'ancêtre du système d'exploitation du Macintosh actuel), il devient un système d'exploitation commun, depuis qu'il a été porté  sur les ordinateurs portables grâce aux efforts de Linus Torvalds et des programmeurs qu'il a fédérés: Linux.

2.3  La qualité au rendez-vous

Aujourd'hui, de nombreux logiciels libres sont massivement utilisés: les plus connus sont OpenOffice et Libre Office (variantes de Microsoft Office) ou Firefox (navigateur) et Thunderbird (gestionnaire de courrier électronique), les deux derniers relevant de la fondation Mozilla.

Mais la majorité des logiciels libres sont méconnus du grand public: ce peuvent être apache, utilisé par la majorité des serveurs web; Linux, précédemment évoqué, Perl, ou les outils (comme subversion) permettant d'obtenir les dernières versions des uns ou des autres. Tous sont massivement utilisés du fait de leur très grande qualité.

Pour faire retour à la notion d'expert, il n'est pas si aisé de récupérer le code source  d'un logiciel libre si l'on n'est pas un réel spécialiste de l'internet et de l'informatique, au moins un bon amateur. Cependant, efforts et pertes de temps sont compensés par l'acquisition d'une nouvelle culture (incluant des formes inédites de socialisation et de partage). Ce que ne permettent pas les logiciels privateurs. Et le coût d'entrée dans le monde du libre est de moins en moins élevé.

Aujourd'hui, la majorité des logiciels libres sont gratuits, tous ont par définition leur code accessible. De ce fait, ils sont souvent adaptables sur tous les systèmes d'exploitation.

Ce mélange de qualité, de transparence et de faible coût, associé aux possibilités de rapide correction des bogues, ou d'amélioration du fait de l'internet contribue au succès actuel des logiciels libres, au point qu'ils sont largements utilisés par des individus, des entreprises et des institutions, jusqu'à des États.

3  Différentes approches et solutions

Un tel succès ne peut que conduire à des approches divergentes, parmi ses promoteurs.

3.1  Approches politique et pragmatique

Ces derniers peuvent osciller entre une variété de positions, dont les plus caractéristiques sont les suivantes: celle qui revendique le lien entre épistémologie et politique (transparence, appropriation des savoirs et liberté d'expression sont les clés de la démocratie), représentée par Stallman et la Free software foundation; et celle qui insiste sur les opportunités économiques rendues possibles par des logiciels aux codes sources ouverts et souvent gratuits (le second sens de free). C'est le cas de l'Open Source Initiative.

3.2  Les licences

Dans cet environnement méconnu et réputé compétitif qu'est l'informatique, se posent rapidement trois questions.

  1. Comment faire du commerce avec des produits gratuits?

  2. Comment se rétribuer avec des inventions qu'on ne vend pas?

  3. Comment ne pas se faire voler des idées aussitôt publiées et implémentées?

La première peut se résoudre aisément, avec les notions de service et d'enseignement: le théorème de Pythagore et le swahili n'appartiennent à personne, mais si nous désirons les comprendre, à tous les sens du terme, nous sommes prêts à (faire) payer des enseignants, de mathématique ou de langues. Si nous désirons réaliser un beau livre, nous avons le choix entre un logiciel privateur, par exemple de la firme Adobe, et un logiciel libre comme LATEX. Dans les deux cas, une formation, sinon le paiement de la mise en page accélèreront grandement la production de l'ouvrage.

La seconde est plus complexe, car elle suppose que l'inventeur (programmeur/se, informaticien/ne) passe une partie de son temps à vendre ses services. Ce qui n'est pas très rentable, surtout si une entreprise lui vole ses idées. D'où la cruciale importance du point 3.

Pour cela, la solution proposée est celle de la licence, droit d'usage qui emprunte autant au droit artistique (l'écrivain, le peintre...) qu'à la tradition juridique de l'informatique. Sans rentrer dans les détails, mais en élargissant ces problématiques à nos propres pratiques, quand nous mettons en ligne une photographie personnelle ou une oeuvre de musique composée par nos soins, nous pouvons désirer

  1. ne pas désirer en tirer profit, et par suite

  2. interdire à quiconque de vendre notre oeuvre, tout en

  3. laissant quiconque en profiter (droit de jouissance),

  4. et permettre la reproduction ou publication de notre oeuvre (éventuellement sous forme partielle ou transformée) à condition que soit mentionné notre nom, en tant que créateur original.

C'est peu ou prou ce qui existe dans le domaine des logiciels libres. Quelques nuances peuvent apparaître: parfois, on peut modifier l'oeuvre, mais celle-ci doit rester dans le domaine public (copyleft), d'autres fois, on peut en tirer un bénéfice (par exemple en vendant le résultat d'un programme réalisé avec un logiciel libre).

Citons les licences GNU GPL (General Public Licence), CeCILL en France (CEA CNRS INRIA logiciel libre), l'Open Software License, et les licences Creative Commons, historiquement élaborées par le juriste Lawrence Lessig, qui ont grandement contribué à la popularisation des précédentes.

Ces licences sont abondamment détaillées sur le web et sont désormais reconnues par la majorité des juges nationaux.

4  Pertinence et avenir

4.1  Une nouvelle configuration économique

Le plus étrange, dans le modèle et le succès du logiciel libre, peut résider dans la façon dont il contredit les discours communs du néo-libéralisme: le bien public, la gratuité, le communisme semblent ici plus efficaces que la propriété et le brevet.

Effectivement, le modèle économique du logiciel libre fonctionne: il permet aux entreprises qui s'y impliquent de faire des bénéfices, il stimule l'innovation. C'est d'ailleurs pour ces deux raisons qu'a été développée l'approche Open Source Initiative. Dans sa version corollaire du format ouvert , souvent oubliée, mais aujourd'hui prépondérante sur l'internet (formats html, XML, protocoles, etc.), le libre est synonyme de normalisation. Au point que la majorité des entreprises informatiques, auparavant intéressées par les formats propriétaires, préfèrent aujourd'hui dialoguer autour d'une table pour définir ensemble des formats et protocoles publics (comme au sein du World Wide Web Consortium: W3C).

Ceci dit, un logiciel libre a un coût, celui des salaires de ses développeurs. C'est donc un savant mélange entre rétribution et diffusion gratuite qui s'élabore, au final assez proche de celui du financement de la recherche scientifique.

4.2  Dynamiques du libre en France

En Europe, de nombreuses associations fédèrent et promeuvent de tels outils. Citons en France l'association Framasoft (http://www.framasoft.net/), l'April (https://www.april.org/), le Conseil national du logiciel libre (http://www.cnll.fr/), etc. Le 19 septembre 2012, le Premier Ministre a signé une lettre d'orientation pour favoriser l'usage des logiciels libres dans l'administration française.

5  Élargissement du débat

Nous réalisons que le débat autour du libre, sous ses formes technique comme juridique, s'élargit aujourd'hui aux oeuvres artistiques: non seulement celles des artistes reconnus, mais aussi celles de quiconque. Par exemple, une photographie que nous mettons en ligne nous appartient-elle ou peut-elle devenir la propriété de son hébergeur sans que nous ayons notre mot à dire?

Plus généralement, se pose la question de la propriété de notre vie privée: les abus de la publicité ciblée, et plus encore le scandale des enregistrements de nos faits et gestes, en ligne ou téléphoniques, par des agences de surveillance nationales, comme la NSA et d'autres, avec la complicité active de nombreux industriels du numérique, pose de redoutables questions aux sociétés démocratiques actuelles. Ce qui signale, à rebours, l'importance des questions politiques posées par les fondateurs du logiciel libre.

Ce ne sont plus seulement des lignes de code ou des formats de fichier qu'il convient de protéger de firmes monopolistiques, mais désormais nos propres traces électroniques. Après tout, dans l'interprétation la plus restrictive du droit d'auteur, n'en sommes-nous pas les créateurs et propriétaires? Et l'économie du libre ne nous prouve-t-elle pas qu'un droit précis attaché à ces sources, où nous pourrions à chaque instant définir ce que nous voulons garder pour nous et ce que nous acceptons de faire basculer dans le domaine public, comme bien authentiquement commun et jamais privatisable, s'avèrera plus fructeux, pour le commerce comme pour la liberté?

Ici, paradoxalement, les philosophies libérales et communistes semblent converger.




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Page créée le 6 décembre 2014, modifiée le 6 décembre 2014