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L'internet et l'informatique comme révélateurs de la technicité de la pensée

Éric Guichard1

Février 2012

Note de référence: Ce texte est le pre-print de l'article du même nom, paru en 2012 dans l'ouvrage Formes, systèmes et milieux techniques : Après Simondon, dirigé par Daniel Parrochia et Valentina Tirloni et publié aux éditions Jacques André (pp. 125-140). Disponible sur : http://www.jacques-andre-editeur.eu. Cet ouvrage fait suite au colloque Formes, systèmes et milieux techniques qui s'est tenu à l'université Jean Moulin - Lyon-III du 24 au 26 octobre 2011.

1 La pensée pure

1.1 Retour sur un itinéraire

Le temps de l'écriture n'est pas celui de la conférence. L'auditeur devient lecteur, ce qui invite l'auteur d'un exposé devenu texte à une retenue qui gommerait tout sentiment. Néanmoins, le braconnier de l'intellect que je suis réitère avec plaisir les remerciements qu'il avait adressé oralement aux organisateurs du colloque Formes, systèmes et milieux techniques et à Daniel Parrochia en particulier.

Si la curiosité bienveillante de philosophes et d'épistémologues pour un objet nouveau tel que l'internet peut signaler une reconnaissance, cette dernière est à mes yeux plus scientifique que sociale. Ce qui signifie, non pas l'accession à un statut qui garantirait enfin une position rentière, mais au contraire un redoutable encouragement: expliciter le lien entre la pensée et l'ensemble des instruments qui concourent à son déploiement, tout en permettant une définition transhistorique [Bourdieu, 2001] de celle-ci.

Cette problématique de l'instrumentation de la pensée fait suite à de multiples questions sur la «nature» de l'informatique puis de l'internet qui furent stimulées dans la décennie 1990-2000 quand, enseignant-chercheur à l'ENS-Ulm, j'initiais aux méthodes informatiques les élèves et chercheurs en sciences humaines (de la sociologie à la littérature, de la géographie à l'histoire). J'en appris autant qu'eux, puisqu'il me fallut maîtriser diverses problématiques des sciences sociales, prendre position dans des écoles de pensée instituées ou en contruction, comme l'histoire sociale de l'immigration ou la géographie de l'internet. Dans le même temps, je proposais à mes interlocuteurs des méthodes mathématiques (statistiques) et (carto)graphiques et je poussais à leurs limites les possibilités d'une informatique qui, par chance, devenait de plus en plus textuelle (travaux lexicométriques de toutes tailles, grâce par exemple à Unix et Perl): l'informatique littéraire2 naissante me facilitait l'accès à des cultures savantes variées. J'eus rapidement le loisir de dynamiser de nombreuses recherches en SHS3. Cependant, certains de mes interlocuteurs les plus titrés refusaient que l'outillage électronique que je proposais et parfois affinais4 pussent avoir une incidence sur leurs champs de savoir. À leurs yeux, la maîtrise d'outils et de savoir-faire ne pouvait se comparer aux formes les plus raffinées de la pensée pure, dont ils s'estimaient les représentants5.

Afin de comprendre ce mélange de succès et de critiques, je décidais d'analyser ma propre pratique et les effets de l'informatique, puis de l'internet sur la recherche. La chose fut aisée: la combinaison de l'expérience et de la réflexion m'offraient des dialogues fructueux avec des historiens et des géographes, des philosophes et des «littéraires» spécialistes des langues. De plus, l'implication forte des physiciens et des informaticiens dans l'internet d'alors (le web venait d'être inventé) permit l'institutionalisation d'un débat interdisciplinaire sur la façon dont cette chose indéfinissable --à la fois technique et savante, matérielle et collective-- changeait ou allait changer les pratiques des chercheurs: l'Atelier Internet, que je fondais en 1995, devint ainsi un des premiers lieux, sinon le premier lieu de réflexion en France sur ce thème.

J'ai pu proposer dans le cadre de ma thèse une première interprétation des transformations intellectuelles en cours en sollicitant le concept de technologie de l'intellect [Guichard, 2002, Chap 1]; et j'ai analysé (dans le chapitre suivant) les enjeux sociologiques et les logiques routinières à l'origine du rejet de la technique scribale électonique au sein de la division littéraire de l'ENS. Cependant, en cette période d'expérimentation, les élèves et les chercheurs de toutes disciplines qui participaient à l'Atelier Internet et multipliaient des recherches combinant érudition et programmation, édition savante et logiciels en ligne, s'ils ont pu avoir des idées et des analyses d'une originalité toujours d'actualité, n'avaient pas les ressources intellectuelles pour raisonner, par exemple philosophiquement, en termes de technique et de réflexivité. Face à eux, les mentors récalcitrants disposaient de toutes les légitimités savantes, et aussi --avouons-le-- d'un brio certain pour contenir les raisonnements dans le cadre qui leur était le plus confortable: la pensée était singulière et pure, la technique resterait utilitaire et vulgaire.

Un peu avant 2000, l'internet devenait objet de débat, ce qui ne simplifia pas le travail des personnes engagées dans son analyse: nombre d"analystes sollicitaient une culture philosophique (rétrospectivement aussi arrogante que fragile) pour affirmer le caractère virtuel, irréel de l'internet. Cet amas de câbles, de silicium et de protocoles ne semblait pour autant pas «dématérialisé», même si l'implication d'un nombre croissant de personnes dans les réseaux pouvait donner l'impression que l'importance des objets tangibles se réduisait.

Ainsi, entre l'impossibilité de débattre de la technicité de la pensée et l'obligation de considérer comme virtuels les objets encombrants qui se multipliaient sur nos bureaux, reliés par des câbles dans lesquels nous nous prenions les pieds, la réflexion sur l'internet pouvait sembler mal partie en France, dans les espaces les plus académiques comme dans les plus médiatiques. Pourtant, son histoire récente (un réseau fait par des chercheurs pour des chercheurs) donnait à penser qu'avant l'internet, existaient aussi des instruments matériels construits pour faciliter l'activité cérébrale ou dont l'existence était susceptible de conditionner notre pensée. Et si le débat méthodes-terrain-théorie était toujours enrichissant en des lieux comme l'Ens ou l'Ehess à la fin du xxe siècle, la technique n'y avait toujours pas sa place. Pourtant, son statut, ses fonctions réflexives et heuristiques avaient déjà bien été étudiés par deux penseurs.

1.2 Jack Goody et François Dagognet

Jack Goody a précisé de façon détaillée le caractère technique6 de nos activités intellectuelles, en explorant toutes les dimensions et tous les usages de l'écriture, ce qui le conduisit à affiner puis à théoriser le concept de littératie et à se montrer critique envers les adeptes de la pensée pure: «il est étrange qu'un groupe d'êtres humains qui passent probablement plus de temps à lire et à écrire qu'à parler et qu'à écouter aient été si oublieux des implications psychologiques et sociales de leur profession» [Goody, 1994, p.268], écrit-il en évoquant les linguistes, les anthropologues et plus largement les chercheurs en SHS. En de nombreux articles et à l'occasion de conférences [Goody, 2012], il critique la pensée «mentaliste» ou «spiritualiste». Il démontre que l'écriture est la condition d'opérations intellectuelles élaborées (comparer, critiquer, synthétiser) et que ses objets créent une double dynamique.

  • D'une part, les outils existants invitent à en créer d'autres, et ce, de façon itérative. Il s'ensuit un accroissement de nos capacités7 intellectuelles. Ainsi fut inventée la liste, puis le tableau et les méthodes de tri [Guichard, 2004].

  • D'autre part, l'usage de ces outils génère des distanciations fructueuses, paradoxalement sources de rapprochements imprévus: quand nous jonglons avec des listes de mots en oubliant leur sens --ce dont les érudits alexandrins, friands de «collections de mots rares, de curiosités lexicales ou sémantiques» [Jacob, 1996 p.67] ne se privaient pas. Dans une liste de mots de quatre lettres, «veau» est plus proche de «chat» que de «vache». Ces détours sont source de réflexivité: ils signalent l'écart de l'écriture à la langue8, nous permettent de construire des catégories grammaticales élémentaires9 puis de comprendre l'influence de ces outils attachés à l'écriture sur nos concepts.

Jusqu'à la socialisation massive des moteurs de recherche, les spiritualistes pouvaient considérer de tels effets comme exagérés. Ceci n'est plus possible depuis le développement des moteurs de recherche et de leurs dérivés (comme http://scholar.google.fr/), tant ils conditionnent l'accès au savoir et sa mise en perspective.

Jack Goody définit comme «réflexives» les «technologies de l'intellect» qui permettent ce regard sur elles-mêmes au travers d'elles10 et n'en repère que deux: l'écriture et le langage.

Ses travaux, qui commencèrent dans les années 1960, sont étonnamment actuels: la façon la plus féconde d'appréhender l'internet --et de comprendre ses effets intellectuels potentiels, comme sa dimension sociale-- consiste à l'analyser comme une forme contemporaine et actualisée de l'écriture. Cela suppose de ne pas dissocier l'internet de l'informatique, et de considérer l'évolution de cette dernière dans une histoire suffisamment longue (au moins un demi-siècle, voire deux siècles) pour que nous puissions l'accorder avec la temporalité des mondes savants et lettrés11.

Avec une autre perspective, François Dagognet parvient à des conclusions analogues à celles de Jack Goody12. Il critique «l'intérêt prioritaire accordé à l'éthéré» [Dagognet, 1989 p.37], qui serait le principe actif d'une substance dégagé de ses scories matérielles et impures. Lui aussi évoque la mystification induite par l'insistance sur la recherche de la spiritualité.

Pourtant, un renouvellement de l'écriture tel que celui que nous vivons ne nous libère pas de l'idéologie des alchimistes de la pensée pure. Quand d'aucuns affirment que l'internet bouscule les pouvoirs, nous réalisons que cette «chose» [Mathias, 2002] révèle surtout la puissance de ces «gardiens du sens», de cette «caste sacerdotale» [Dagognet, 1989 p.30] fort peu intéressée par le fonctionnement détaillé de nos activités intellectuelles. Preuve supplémentaire de la réflexivité de l'écriture, dont l'étude deviendrait taboue, même parmi les chercheurs en SHS? Il faudrait alors étudier de façon détaillée comment de nouveaux acteurs, parce qu'ils sont experts en écriture électronique ou parce qu'ils ont les moyens d'embaucher de tels experts, profitent des ébranlements consécutifs aux transformations de l'écriture pour construire un pouvoir encore plus affirmé, plus ségrégatif, voire plus violent: pour maintenir «une culture destinée à justifier les inégalités» [Dagognet, 1989 p.29]. Quitte à faire alliance avec les premiers.

1.3 L'internet comme révélateur

L'internet n'induit pas nécessairement de révolution. Il permet de comprendre à quel point notre pensée a toujours été technique et collective, de démystifier son caractère spiritualiste et intime, et en même temps de clarifier le débat. La question de la part de la croyance ou de l'idéologie quand il s'agit de penser la pensée est celle des formations discursives [Foucault, 1969 ; Foucault, 1971]. Nous devons en reconnaître l'existence, au moins pour nous situer dans un débat, pour préciser notre position (d'où nous parlons, avec quels préjugés nous organisons notre raisonnement) et si possible, pour garder en tête l'influence de ces ordres du discours sur nos propres analyses. Ensuite, nous pourrons préciser en quoi l'internet permet une lecture anthropologique des mondes lettrés puis tenter de comprendre comment se fabrique, se diffuse, voire s'impose une culture, matériellement et socialement.

Il est probable que l'internet reproduise ou alimente le cycle idéologique dont il permet le dévoilement. Pour éviter de l'objectiver et de nous faire partisans du déterminisme technique, nous sommes conduits à éviter de confondre un produit industriel lourd d'enjeux de pouvoir et d'appropriations avec les potentialités d'une technique intellectuelle construite en collectif, et à tirer le meilleur parti des analyses de la technique que nous offrent des philosophes originaux. Pour le dire de façon métaphorique: la théorie de la relativité ne se confond pas avec la vente de centrales nucléaires; et le fait de mettre l'accent sur les apports intellectuels de certaines techniques n'empêche aucunement de tirer le meilleur parti de pensées élaborées.

2 L'écriture comme technique

2.1 Systèmes et milieux techniques

Les philosophes savent qu'une technique ne se réduit pas à une application de la science, et qu'elle n'est pas séparable des personnes qui la constituent, quelle que soit leur position dans sa chaîne. Il est aujourd'hui difficile de distinguer la technique du «système technique», tel que Bertrand Gille et Thomas Hughes l'ont conceptualisé [Gille, 1978 ; Hughes, 1998] et il n'existe aujourd'hui peut-être plus de technique qui ne soit enrôlée dans un système technique13.

L'internet, avec ses réseaux de câbles, d'ordinateurs, etc., qui s'appuient sur d'autres réseaux (électrique ou des opérateurs de télécommunications par exemple) relève pleinement d'un tel système technique. Derrière les fils et processeurs s'affiche une industrie polymorphe, du percement de tranchées à la location de longueurs d'ondes, des fibres optiques aux centres d'interconnexion entre fournisseurs d'accès à l'internet, et un ensemble de compétences, de savoir-faire, de normes et d'inventions qui s'inscrivent en des cultures professionnelles, comme celles des ingénieurs. Ce qui nous invite à mettre les formes contemporaines de la technique en rapport avec la notion de culture, fût-elle spécifique. Par ailleurs, la curiosité pour les modes de socialisation en relation avec la technique en général, avec l'internet en particulier, invitent à mettre en correspondance ce premier concept de système technique avec celui de milieu technique, plus humanisé: «Un milieu technique, c'est d'abord un lieu où l'homme joue sa vie et sa pensée avec son corps, par degrés et osmoses successifs, sur cette frontière de la nature et de l'artifice où nous évoluons sans cesse comme des danseurs de corde» [Beaune, 1998].

Cette définition de Jean-Claude Beaune exprime parfaitement le caractère atemporel et psychique de notre relation à la technique. Il n'est pas certain que les techniques soient plus pervasives aujourd'hui qu'hier. À chaque époque, elles déplacent, tout simplement, ce que les anthropologues ont longtemps appelé la frontière entre nature et culture. Nous sommes juste surpris par l'essor (depuis un siècle) des techniques de communication et de leurs «machines à communiquer» [Perriault, 1989]. Or, ces techniques sont essentiellement scribales. Elles n'apparaissent pas toujours comme telles aux personnes qui échangent oralement avec des téléphones fixes --même si ces objets sont le fruit de la culture écrite. Cependant, depuis que nous écrivons, cherchons, trouvons, synthétisons et publions avec les ordinateurs en réseau, nous comprenons que ces machines relèvent de l'écriture et qu'elles la transforment. De plus, nos formes contemporaines d'écriture sont rendues possibles par le biais de logiciels, de protocoles, mais aussi de cartes mères, tous écrits. Si changement il y a, il résulte certainement de l'infiltration systématique de notre technologie de l'intellect préférée dans nos objets, nos procédures, nos échanges.

2.2 Le nombre, moteur conceptuel inattendu

Dès que nous faisons usage d'un logiciel, par exemple pour compter ou dessiner, nous redécouvrons que notre pensée se nourrit d'habitudes mécaniques, d'algorithmes et de règles sans lesquels le temps d'élaboration d'un raisonnement serait fort long. Certains mathématiciens le savent bien, qui passent une partie de leur temps à trouver des systèmes d'écriture étroitement associés à leurs concepts afin d'en simplifier l'usage et de multiplier les possibilités d'appliquer des «recettes de cuisine» aisées à se remémorer --recettes qui servent aussi de garde-fous, de parapets pour se prémunir des erreurs [Villani, 2012].

Les défenseurs de la pensée pure le reconnaissent moins volontiers, surtout quand ils rejettent les méthodes quantitatives. Nous pouvons mettre en évidence leurs contradictions, non en défendant ces méthodes, mais en rappelant les vertus théoriques de l'excès: du trop grand nombre.

La confrontation à trop de textes ou de connaissances oblige à imaginer de nouvelles organisations théoriques. Ératosthène [Jacob, 1996], Gabriel Naudé [Damien, 1995] et les informaticiens actuels nous rappellent ce fait: les premiers ont bousculé les ordres qui les précédaient parce les ordonnancements et les itinéraires du savoir qu'ils induisaient, s'ils avaient pu être efficaces par le passé, s'avéraient inopérants. Nos bibliothécaires n'en ont pas inventé de nouveaux, ils ont juste précisé des méthodes, ouvertes: comment repérer des variantes et donc tisser des liens entre elles en inventant puis en déposant des signes dans les marges des papyrus (ces signes étaient a priori de simples outils ou indicateurs, dont l'analyse et l'interprétation auront ensuite autant d'importance que le texte lui-même). Sur quels critères sélectionner les textes intéressants ou novateurs et laisser mourir les moins bons (ex.: ceux qui se revendiquaient de la «démonologie»)? À cette question, Gabriel Naudé répond en proposant une association inattendue (pour l'époque) entre une démarche mécaniste (compiler le catalogue des livres qui ne sont pas dans la bibliothèque) et un débat collectif placé sous le régime d'une totale liberté intellectuelle (les lecteurs débattant de la qualité des livres). Les algorithmes des moteurs de recherche du temps de l'internet savant (1995-2000) ressemblaient étrangement à de tels choix: puisqu'aucun texte ne contient de méta-texte qui le positionne dans le champ des savoirs, et puisque tout ordre des savoirs est par définition mouvant, une solution consiste à combiner les outils lexicométriques avec quelques théorèmes du point fixe appliqués aux graphes [Abiteboul et al., 2004] pour articuler au mieux des textes avec des questions d'internautes. Il y avait là de quoi faire rugir de nombreux experts ès thésaurus, ès bibliothèques14.

Des anthropologues comme Claude Lévi-Straus et des linguistes comme François Rastier sont partis du même constat avant de rechercher des structures, des systèmes classificatoires: «l'effort sans précédent d'inventaire et de conservation du patrimoine culturel à l'échelon mondial appelle à présent une réflexion théorique pour penser la diversité de ce patrimoine, dans le temps comme dans l'espace» [Rastier, 2001]. Aujourd'hui, démonstration de l'incohérence de l'ordre ancien et ouverture à des méthodes de tous types caratérisent les linguistes qui profitent des gigantesques corpus que le web leur rend accessibles.

Ainsi donc, les masses déferlantes d'objets de savoir, parce qu'elles demandent à ceux qui s'y confrontent de fabriquer des étagères pour les ranger, génèrent du concept. Plus précisément, l'excès quantitatif dévoile le mécanisme d'une pensée parfois routinière, et le renouvelle. La technique apparaît alors comme cause de cette surabondance à l'origine de ces étouffements cognitifs: multiplication des textes imprimés, en ligne, etc. Elle en est aussi une réponse quand des procédures matérielles, quantitatives et mécaniques permettent de retrouver des livres sur des rayonnages ou des fichiers sur des supports électroniques. La technique nourrit donc la pensée, et la stimule. Nul besoin d'internet pour prouver ce fait.

Mais le web et ses outils nous rappellent une difficulté ancestrale et toujours d'actualité, même si elle est parfois oubliée. L'étude approfondie des techniques que nous utilisons (et non pas celles d'autrui, comme le proposent tant d'études sur les usages des nouvelles technologies) permet de mieux préciser leur dimension réflexive. Étrange situation où la compréhension des phénomènes intellectuels passe par une anthropologie de son propre monde qui ne sollicite pas le détour cher aux anthropologues. Ce rabattement de l'exotisme sur le soi, quand il évite le risque du repli, quand il recherche les conditions de son altérité, par exemple par l'intermédiaire des outils et des objets qui lui permettent de (se) penser, n'est-il pas, d'une certaine manière, le propre d'une philosophie universaliste?

2.3 La cartographie

La cartographie informatique illustre comment l'idée peut succéder à une série d'opérations mécaniques: aujourd'hui, une carte est le résultat de 1001 allers et retours entre des données numériques et des objets graphiques [Guichard, 2006]. Les ordinateurs nous offrent rapidement (tout de suite après leurs capacités de calcul) l'accès à une expérience de combinatoire qui inclut les agrégations et recodages des données et multiplie leurs traductions sous forme de points, lignes et surfaces. Cette combinatoire peut être considérée comme dépensière, car résultant d'un manque d'effort conceptuel ou répétive, un peu stupide. Elle est pourtant méthodologiquement précieuse: elle fortifie le raisonnement, remet parfois ses prémisses en question; elle l'explicite, elle invite à l'exploration de ses potentialités. Et, tant au plan des gestes que des savoir-faire sollicités, cette combinatoire est réellement technique.

Pour étudier l'histoire de l'immigration entre les deux guerres, nous commençons généralement par lire des travaux d'historiens, de sociologues, de romanciers et consultons des documents administratifs [Statistique générale de la France, 1935-1936 ; Service national des statistiques, 1942-1943]. Ensuite, la copie de listes de nombres (correspondant à des recensements départementaux de l'entre-deux-guerres), la rédaction d'un logiciel de cartographie qui décline toujours un même processus (accorder des informations graphiques à des réarrangements des listes de nombres précédentes), puis son usage systématique font apparaître des situations complexes: se repère rapidement une immigration bourgeoise, avec un taux de féminité qui dépasse souvent 50% et une concentration à Paris ou à Nice (cas de nombreuses «nationalités» d'Amérique du Nord et du Sud); les cartes permettent de la distinguer des immigrations de labeur. Appliquée à la catégorie des «Turcs», cette méthode, élémentaire au point qu'elle se réduit à quelques clics, mais efficace parce qu'elle sollicite la preuve graphique [Guichard, 2008], permet de découvrir que ces migrants sont en fait des Arméniens15. Se dévoilent aussi des phénomènes inattendus: le Sud-Ouest rural a servi de refuge à de nombreux immigrés italiens lors de la vague d'expulsions massives après 1934 [Guichard, 2007b].

Ainsi, un outil relativement simple permet à la fois de découvrir des phénomènes historiques méconnus ou que mettraient difficilement en valeur des tableaux de chiffres, de repérer des collectifs que ne cernent pas les administrations de la période étudiée et donc de s'interroger de façon concrète sur la construction des catégories en sciences sociales dans l'univers performatif que constitue l'administration d'un État.

De façon analogue, un logiciel de cartographie électorale du premier tour de l'élection présidentielle de 2002, parce qu'il permet de produire des cartes dénuées de sens16, autorise des audaces conceptuelles: par exemple, agréger les voix en faveur de Jospin et de Chirac pour les opposer à celles des droites extrêmes (Mégret, Le Pen et Saint-Josse). Le résultat scientifique est manifeste car il montre la fragilité du socle républicain face à ces droites: dans certaines villes du Languedoc-Roussillon, comme à Beaucaire (près de Nîmes), le solde est fortement négatif17 (- 20,4%). Il est de -16% à Aigues-Mortes et souvent, il excède -10%. Les préfectures et sous-préfectures résistent à peine mieux aux séductions extrémistes que leurs banlieues ou campagnes: +4% à Nîmes, -0,3% à Béziers18.

L'instrument permet donc des audaces intellectuelles et de les transformer en résultats qui montrent les limites scientifiques des analyses politiques traditionnelles.

De tels constats valent pour les graphiques factoriels issus d'enquêtes sociologiques ou historiques, difficiles à interpréter, mais fort heuristiques19.

2.4 Statistiques de l'intellect

Nous pourrions aussi nous pencher sur les outils qui nous permettent de travailler le texte. Un outil comme LaTeX [Villani, 2012] nous prouve que tous les systèmes d'écriture informatiques (tous les traitements de texte) ne sont pas équivalents quand il s'agit de déployer sa pensée sur un écran d'ordinateur. L'exploration du lien entre technique et méthode induit aussi une série de questions dont l'emboîtement signale d'une part, l'irréductible épaisseur des savoirs qui sont associés aux méthodes et aux techniques dans l'univers des pratiques intellectuelles et d'autre part, l'instauration de ces méthodes (et donc techniques) comme tierce partie entre la théorie et l'expérience, entre le terrain et le concept.

Nous savons, depuis 1935 --ou 1949, suivant les sources: [Zipf, 1935]-- que la statistique des mots d'un texte suit une loi de puissance. La possibilité de le vérifier avec tout texte (personnel ou téléchargé), et d'en voir le résultat sous forme de droite convainc, et surtout, familiarise avec cet étrange résultat. Le graphique permet aussi de comprendre que la moitié du vocabulaire de tout texte est constituée de mots n'apparaissant qu'une fois. En bref, les phénomènes marginaux sont d'une grande importance: si nous supprimons d'un texte les mots n'y apparaissant qu'une fois, nous en perdons le sens. En revanche, la norme, en son sens statistique comme sociologique, perd de sa pertinence: les phénomènes majoritaires20 n'expliquent pas du tout le texte étudié. Une telle situation apparaît aussi en scientométrie et en bibliométrie21.

Ces correspondances entre sens et fréquence, une fois socialisées suite à la banalisation des ordinateurs et de l'internet, basculent dans une culture linguistique commune. Il apparaît qu'à partir de ces faits simples, nous pouvons faire l'hypothèse du raisonnement suivant.

  1. Tout d'abord, nous vient l'idée que les pratiques scribales (et donc intellectuelles) relèvent d'un univers statistique étranger à celui des gaussiennes, si sollicitées en SHS: ici, la moyenne et l'écart-type ne nous enseignent rien.

  2. Nous pouvons alors nous demander sur les statistiques usuelles des SHS sont naturelles ou artificielles: c'est-à-dire si elles ne sont pas le fruit de catégories construites, à la fois pour faciliter des synthèses, des ordonnancements qui nous soient intelligibles, que ce soit pour respecter un régime conceptuel efficace parce que hérité et donc partagé ou pour obéir à une routine intellectuelle: nous savons que nous ne pensons que dans le cadre des formations discursives qui nous ont forgés et que nous n'avons pas à nous inquiéter d'une supposée distance entre nature et artifice quand nous avons lu Jean-Claude Beaune et François Dagognet.

  3. Nous pouvons alors étudier la positivité de ces scories discursives et nous demander si l'épistémologie des SHS ne se réduit pas souvent à une épistémé qui serait dépendante de contraintes historiques: faibles possibilités de calcul des SHS au début du xxe siècle, accès réduit à la preuve graphique. Par exemple, comment imaginer la possibilité d'une histoire quantitative avant que les États ne construisent des administrations scribales qui multiplient et enregistrent les recensements, et que les ordinateurs n'apparaissent?

Ainsi, à compter des mots, des citations, à les combiner, nous nous posons des questions, non sur la sociologie de la science, mais sur l'épistémologie de cette sociologie et plus largement, sur la construction de l'esprit scientifique. Le banal (la comparaison de mots et de fréquences) devient source de science et condition de la conceptualisation.

Pour le dire autrement, le détour par la scorie, le résidu, les «bouillies, les marmelades, les macédoines» [Dagognet, 1989 p.207] est souvent préférable à la recherche de la pensée pure et déréalisée. Pour mesurer et cartographier les proximités intellectuelles entre des philosophes22, nous pouvons les lire, faire la synthèse de leurs pensées puis les comparer deux à deux. Nous pouvons aussi repérer les auteurs qu'ils citent, et utiliser la matrice qui s'en déduit23 pour construire des distances entre ces intellectuels. Nous pouvons aussi nous engager dans un travail de «brisure» de leur pensée écrite, en lemmatisant leurs textes. Le résultat peut apparaître décevant, quand une phrase comme «l'objectif du programme est d'examiner à la lumière de travaux récents les rapports variés entre sciences et dialectiques tels qu'ils peuvent se tramer en philosophie des mathématiques d'un côté, en philosophie des sciences sociales de l'autre» se réduit à cette énumération: «objectif programme examiner lumière travail récent rapport varier science dialectique pouvoir tramer philosophie mathématique côté philosophie science social autre24». Néanmoins, nous comprenons vite la fécondité d'un tel détour, et comment il peut devenir méthode: nous prenons le goût de le systématiser pour réaliser des analyses textuelles de pensées, d'idéologies, de formations discursives en construction, par exemple sur le web. [scorie]

Les algorithmes nous aident donc à penser. Non comme une béquille nous aiderait à marcher, mais d'une façon qui se confond avec ce que nous croyons être la pensée la plus éthérée, la plus intime. Avec l'informatique, ces systèmes mécaniques nous révèlent toute la puissance de la combinatoire: nous constituons nos cheminements intellectuels en jonglant avec des mots, des chiffres, des expressions régulières.

La pensée serait alors affaire de gymnastique. Et nous devons nous demander si cette situation n'est pas une évidence: un spécialiste de grec ancien ou d'histoire médiévale, au xixe siècle, faisait-il autre chose qu'un informaticien d'aujourd'hui? Son savoir n'était-il pas d'abord technique, qui lui permettait d'apprendre une langue, de circuler entre des dictionnaires, des textes de référence, de tisser des liens entre ces derniers? Si oui, la grande culture souvent évoquée ne serait pas vraiment différente d'une somme de savoirs techniques agrégés, synthétisés, orientés et surtout transmis. Puis et donc, socialement valorisés. Pouvons-nous articuler cette grande culture avec une culture qui soit à la fois individuelle et technique? Une enquête auprès d'informaticiens a permis de répondre par l'affirmative à cette question. Plus précisément, elle a mis en évidence le lien entre (les) trois formes de la culture [Guichard, 2010]:

  • la culture dite savante, pétrie de savoirs techniques, intimement liée à l'individu;

  • une culture sociale de type habitus, qui garantit la transmission des savoirs, et aussi des positions sociales dans un cercle étroit, adaptative et dynamique;

  • enfin, la culture large, au sens de la culture qui imprègne tous les enfants d'une société: la culture comme «comportement appris».

Ceci, si j'avais quelque audace, m'inciterait à conjecturer deux théorèmes:

  1. Le premier affirme que culture = technique.

  2. Le second affirme qu'il n'existe aucune culture, aucune société qui admette la véracité du premier théorème.

En corollaire adviennent les questions suivantes: le primat de la pensée pure, le refus d'une pensée outillée relève-t-il d'une idéologie (peut-être universelle) qui servirait les intérêts des grands prêtres qu'évoque François Dagognet? Résulte-t-il d'un câblage neuronal primitif dont nous arrivons difficilement à nous libérer? Ou relève-t-il d'une formation discursive encore trop prégnante? Nous avons rapidement l'intuition que les première et troisième questions sont les plus prometteuses, et nous pouvons désormais proposer quelques conclusions.

  1. L'informatique met bien en évidence le caractère souvent technique de nos activités intellectuelles. Assistons-nous à une révolution? Si oui, elle est induite par deux facteurs rarement évoqués: d'une part, l'excès de données, d'obtenues [Latour, 2007], consécutives au développement de l'écriture, qui nous obligent, comme Gabriel Naudé, à inventer des concepts et des systèmes de rangement qui nous aident à maîtriser cet excès. Par chance, ou par corollaire, cet amas imprévu de choses écrites s'accompagne de possibilités combinatoires qui permettent des audaces intellectuelles profitables. D'autre part, l'essor des mathématiques depuis Descartes, et surtout depuis le xixe siècle: autant que les militaires américains, Hilbert et ses contemporains nous ont donné le goût de fabriquer des machines à penser et de leur faire confiance. Ce fait explique bien des déplacements épistémologiques, auxquels sont confrontées aujourd'hui les SHS . Ainsi, la pensée est-elle essentiellement technique.

  2. Elle est aussi fondamentalement collective, et l'internet le prouve, comme il met en péril l'idée de la pensée intérieure du génie solitaire: si l'essor de l'informatique nous a rappelé l'influence du calcul et du graphique dans le raisonnement, celui de l'internet affiche l'importance de la documentation. Or, notre usage des moteurs de recherche nous démontre que se «documenter» consiste à lire ce que d'autres ont déjà écrit: nous ne pensons pas seuls.

  3. Si la démonstration définitive de l'équivalence entre culture et technique requiert des travaux complémentaires, j'espère avoir prouvé la force des liens entre ces deux notions. D'autres l'ont déjà fait: la question du statut technique de la culture fut au centre des travaux de Jack Goody et avant lui, de Bronislaw Malinowski [Malinowski, 1968], et je n'ai fait que les prolonger en m'appuyant sur des exemples contemporains. En corollaire, le fait qu'un art combinatoire en matière textuelle (que ces textes soient des successions de mots, de nombres ou de formules) produise de la pensée, et donc de la culture en des collectifs, fussent-ils réduits, nous conduit à imaginer que certains techniciens, certains gymnastes de l'écriture, comme les ingénieurs à partir du xixe siècle, ont contribué plus qu'on ne le dit généralement à la construction de la culture qui est la nôtre. Ce qui induit la double question suivante: qui fabrique la culture d'aujourd'hui? Qui sont les lettrés contemporains? La réponse, dans une version dénuée d'idéologie et dérivée de l'expérience de l'histoire, serait alors: ceux qui savent écrire, jongler avec les textes et leurs atomes. En bref, les «techniciens» de l'écriture contemporaine: de l'informatique et de l'internet.

  4. Enfin, la maîtrise de toute technique suppose des savoir-faire, des méthodes, éventuellement des détournements, et leur transmission. La question de la formation des techniciens ne date pas d'aujourd'hui, comme l'explique David Olson avec l'exemple des bardes, poètes, rhapsodes, griots, etc. à qui on confiait l'énonciation, la mise en situation et la mémoire des mythes des sociétés orales [Olson, 1998]. Or, si nous regardons de près comment travaille un physicien, nous constatons que lui aussi est un technicien: il ne se contente pas de vérifier si une expérience valide ou non une théorie. Pour circuler de l'une à l'autre, il doit cheminer au sein de centaines constructions intellectuelles qui supposent la maîtrise d'un éventail de méthodes, de savoir-faire empilés, d'instruments. Tous font le lien entre une réalité supposée et la théorie qu'il construit besogneusement: qui a vu de ses yeux un électron? Quelles opérations mentales en permettent l'existence? Quels outils la conditionnent?

C'est pourquoi il apparaît qu'au dyptique expérience-théorie, nous devons substituer le triptique expérience-méthode-théorie, que nous pouvons aussi nommer «empirie-technique-conceptualisation». L'informatique nous aide à comprendre ce fait, maintenant avéré en SHS: certains historiens en ont l'intuition, les géographes spécialistes du climat en sont persuadés, à force de travailler sur des photos de satellites, d'élaborer des algorithmes dont personne ne sait totalement comment ils fonctionnent, ni comment ils évoluent25.

3 Aujourd'hui

La machinerie informatique nous pose d'instructives questions sur la façon dont nous interprétons et construisons notre monde: la technique scribale contemporaine nourrit la réflexivité. Ce fait, s'il a aujourd'hui plus d'acuité, n'est pas nouveau. Nous percevons mieux le détail de nos cheminements intellectuels parce que nous sommes à une période charnière où nous sommes confrontés à deux régimes de littératie (deux régimes d'outillage mental), que nous pouvons donc comparer. C'est en nous exerçant régulièrement, en nous montrant funambules de l'intellect, «danseurs de corde» tout en nous regardant agir que nous pouvons expliciter ces cheminements et l'importance des outils dans leur conduite. Et si nous n'avons pas pleinement en notre possession les mots pour le dire (du fait du lexique discursif qui est le nôtre?), nous comprenons que la distinction outils/psyché ne tient pas.

Pourtant, une idéologie complexe nous incite à retourner à cette opposition. Nous imaginons qu'elle fût partagée par des personnes formées en lettres ou en SHS dans les années 1970, quand la technique était méprisée et le concept roi. De tels étudiants, une fois devenus universitaires ou responsables d'institutions culturelles, n'auraient rien à gagner s'ils reconnaissaient que leurs savoirs d'antan étaient majoritairement techniques. Pire, la simple logique les conduirait à l'apprentissage de nouveaux savoirs s'ils voulaient rester compétents.

Nous comprenons aussi que les personnes qui vivent sur le dos des autres, l'«armée de parasites, sinon de profiteurs» qu'évoque François Dagognet, tous ces «intermédiaires [...] vivant de signes et d'échanges [...], qui ne s'exercent qu'au trafic» [Dagognet, 1989 p.29] fassent un choix analogue et tentent de maximiser leurs rentes ou investissements en imposant des représentations qui leur soient favorables. Aujourd'hui dominent celles d'un internet loin de la technologie de l'intellect, au plus près de la consommation, solidement surveillé par de farouches gardiens de droits de propriété et de monopole, accompagnées de thématiques inconsistantes comme la fracture numérique [Guichard, 2011] ou la société de l'information. Moyen de créer de l'idéologie à partir de l'idée de technique? Là encore, le fait n'est pas nouveau et David Edgerton explique de façon précise les sources et les dangers du déterminisme de l'innovation [Edgerton, 1998].

La chose est plus curieuse quand de nouveaux entrants partent de leur expérience pour basculer dans l'idéologie plutôt que d'affronter l'épistémologie, pourtant bien fructueuse pour qui veut aborder l'internet et ses rapports avec les sciences et les savoirs. Nous pouvons par exemple nous étonner que les partisans des «humanités numériques» (Digital Humanities) s'engouent pour une inflexion qui toucherait toutes les sciences sociales en tant que disciplines plutôt que de s'interroger sur la façon dont les changement de paradigmes et notre instrumentation intellectuelle se sont historiquement accordés. Une telle démarche pourra peut-être, au fil des nombreux débats outre-Atlantique, se dégager de l'opposition qu'elle maintient encore entre pensée souveraine et technique utilitariste. Cet optimisme doit nénamoins être tempéré par le nombre croissant de chercheurs qui se font spécialistes des discours d'escorte des nouvelles technologies. Ceux-ci, d'autant plus nombreux que la légitimité de leur discipline universitaire est faible, deviennent des journalistes spécialisés dans les usages des derniers logiciels commerciaux, mais n'oublient pas de s'infiltrer dans les rouages décisionnels des agences de financement de la recherche.

Le décryptage de ces nouvelles alliances, qui rappellent fortement celles des banquiers et des éditeurs au xixe siècle [Martin, 1996], mériterait d'amples recherches. En sciences sociales, dans un esprit démystificateur, mais aussi en philosophie: nous pourrions élucider le matériau de l'intellect et la façon dont nous cherchons à le remplacer par nos rêves, tout en comprenant comment ceux-ci sont collectivement construits. Ici, la philosophie devient opératoire.

Bibliographie

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  1. Directeur de programme au CIPh, responsable de l'équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l'Ens-Ulm et maître de conférences à l'Enssib. Retour

  2. C'est ainsi que l'ENS avait défini ce type d'enseignements et de savoir-faire, qui n'étaient pas encore des savoirs. Retour

  3. Sciences humaines et sociales, expression aussi commode qu'ambiguë, aux contours variables suivant la position que l'on a: chercheur CNRS ou universitaire, travaillant en France ou à l'étranger, etc. Retour

  4. En ces moments neufs, il était aisé de mettre au point des programmes originaux. Retour

  5. Accordons à ces contempteurs le fait qu'à ce moment, la culture informatique était peu stabilisée et encore moins théorisée. Retour

  6. Une façon de comprendre l'originalité du travail de cet anthropologue consiste à se demander pourquoi il a délibérément choisi de s'intéresser aux techniques plutôt qu'à la culture ou à ses relations avec la nature, comme le faisaient nombre de ses contemporains. Retour

  7. Goody insiste sur ce mot «capacité», à ne pas confondre avec «pouvoir»: les apports de l'écriture en tant qu'instrument ne sont que potentiels. Nul n'est contraint d'en profiter. Retour

  8. Dont la structure syntaxique ne peut être comprise qu'après l'écriture [Olson, 1998]. Retour

  9. Les adverbes, qui se terminent souvent par «-ment», les verbes du premier groupe... Retour

  10. Et pour lui, nombre de systèmes de signes sont d'un intérêt tout relatif du fait de leur non réflexivité. Cela vaut pour les panneaux routiers, mais aussi pour les symboles mathématiques, comme l'a montré Clarisse Herrenschmidt: contrairement à une idée répandue, l'écriture mathématique débarrassée de l'écriture banale («on montre que», «il s'ensuit que» «théorème», etc.) n'est pas réflexive [Herrenschmidt, 2007]. Retour

  11. Sciences «exactes» incluses: l'évolution de l'écriture mathématique et physique depuis le xixe siècle nous informe beaucoup sur la façon dont instrumentation et conceptualisation se sont mutuellement alimentées. Retour

  12. Les deux ayant le même âge, à 5 ans près, nous ne pouvons établir une filiation entre l'un ou l'autre. Il serait néanmoins intéressant de réaliser une enquête historique qui explique ce qui a rendu possible l'essor de deux telles pensées dans la seconde moitié du xxe siècle, et pourquoi leur écho est resté mesuré. Retour

  13. Par exemple, le cordonnier ne peut travailler sans électricité. De même pour le potier, dépendant de la logistique qui lui fournit les briques de son four, voire sa terre et son tour, lui aussi souvent électrique. Retour

  14. À l'ENS, les partisans de la pensée pure disaient fréquemment de leurs collègues littéraires spécialisés en lexicométrie qu'ils avaient choisi cette orientation «parce qu'ils étaient de piètres penseurs». L'essor du web et l'intérêt des ingénieurs pour cette «discipline» donne à penser que ces techniciens de la littérature étaient de réels innovateurs. Retour

  15. Cf. le logiciel en ligne Atlas de l'immigration en France entre les deux guerres, http://barthes.enssib.fr/atlasclio et [Guichard, 2005]. Retour

  16. Par exemple, la carte des scores agrégés des candidats dont le nom commence par «B» (Bayrou, Besancenot, Boutin). Retour

  17. Pourcentages de voix comptabilisés ainsi: + Jospin + Chirac - Mégret - Le Pen - Saint-Josse. Retour

  18. Cf. http://barthes.enssib.fr/presid2002/cartesnc.html et [Guichard, 2007a]. Retour

  19. Cf. le logiciel en ligne Analyse, dont une version prototype (et non encore documentée) est accessible à l'URL http://analyse.univ-paris1.fr. Retour

  20. Dans ce contexte, ce sont souvent les articles, pronoms et et démonstratifs. Retour

  21. Assurément, les données que produit l'internet ou que peut traiter l'informatique permettent de socialiser ces situations: des corpus sont aisément constitués, des méthodes se développent, des hypothèses et des démonstrations [Mandelbrot, 1977] s'élaborent. Il nous semble inutile d'insister ici sur l'apport d'une technique comme l'internet à la pensée par le biais des amas de texte, de sources qu'il offre, tant ce fait, controversé il y a encore 10 ans, relève aujourd'hui de l'évidence. Retour

  22. En l'occurrence, les directeurs de programme du Collège international de philosophie (CIPh).Retour

  23. Elle résulte du croisement entre nos philosophes et les auteurs auxquels ils font référence. Les noms de ces derniers sont alors décontextualisés: «Spinoza» n'est alors qu'une succession de caractères qui se distinguent de la forme graphique «Descartes». Retour

  24. Travail rendu possible grâce à l'utilisation du logiciel (libre) TreeTagger: http://www.ims.uni-stuttgart.de/projekte/corplex/TreeTagger/. Retour

  25. Cf. les articles à paraître en 2012 dans la revue Paris Sciences-Lettres, numéro 2 (titre provisoire: «Les épistémologies des sciences humaines et sociales et l'internet»), dir. É. Guichard et Th. Poibeau. Retour

Page créée le 12 août 2016, modifiée le 12 août 2016