Cette satisfaction est complétée de détails qui montrent comment l’incursion dans l’informatique génère des lieux étroits avec la culture classique, et s’appuie sur un laboratoire qui devient un espace d’amitié, tout en développant une éthique de la production intellectuelle: « je suis heureuse d’avoir osé me perdre dans les arborescences de Gopher. j’ai découvert bien des savoirs anciens en construisant des pages web et je suis contente de participer à quelques équipes vivantes qui sont l’occasion de rencontrer des personnes de formation et d’horizon différents »; « je suis fatiguée, mais contente. J’ai plus d’amis qu’auparavant. Nous allons peut-être construire quelque chose ensemble »; « ‘il faut y croire’ pour passer le cap des débuts souvent laborieux, quoiqu’on en dise, quand on n’est pas formé à l’informatique —avoir des amis ou confrères passionnés est très important pour avancer ».
De telles remarques sont encore plus explicites dans les réponses à la question « comment évaluez-vous les coûts et bénéfices de votre investissement? ». En filigrane, apparaît de façon permanente le caractère fructueux de l’élargissement du réseau de compétence, souvent internationalisé.
La bonne connaissance du web et des réseaux de compétence associés (avec le courrier électronique et les listes de discussion) aide les chercheurs à optimiser leur travail: « ils m’ont permis et me permettent encore de fonctionner plus efficacement et de gagner beaucoup de temps »; « gain de temps, communication inter chercheurs accélérée [...] ». Mais les plus impliqués dans la construction de sites n’oublient pas les jours passés à transformer le web francophone, auparavant désertique, en un instrument de recherche spécialisée: « très positifs sur tous les plans, mais au prix d’un travail excessif, à cause de la nécessité de tout faire soi-même ». « ll s’agit là d’un investissement humain en temps et en énergie considérable mais c’est très enrichissant, ne serait-ce que d’un point de vue personnel »
On ne s’étonnera pas de découvrir que les pionniers arrivent sans encombre à garantir leur autonomie, comme le montre le témoignage suivant: « le coût est lourd en temps mais le GROS gain est le sentiment d’être libre de choisir les projets de travail. Toute création ‘web’ demande beaucoup de travail et d’investissement personnel. Aussi, même les responsables peu conscients de la ‘chose’ saisissent qu’il faut, faute de reconnaissance, donner un peu de champ libre au ‘faiseur’ ».
L’implication dans des projets éditoriaux apporte aussi des bénéfices imprévus, en fait liés à l’accroissement de la notoriété du chercheur: « sur le plan symbolique, j’ai reçu une reconnaissance au sein du laboratoire (ce que je ne recherchais pas, mais qui me donne la possibilité de donner mon avis sur un certain nombre de choses) »; « franchement, sur le plan personnel, je me suis amusé. C’est bon pour le développement moral. Je peux dire que j’ai été dans l’une des premières cohortes d’analystes français (cad loin derrière les autres) en sciences sociales d’un phénomène passionnant. C’est bien pour l’ego, qui est toujours étendu chez les universitaires. C’est un domaine où l’on se fait interviewer souvent, et où on peut jouer les experts (cela m’arrive très rarement). Symboliquement, cela compte. En revanche, cela coûte en temps, n’est pas reconnu par l’institution, qui ne soutient pas les projets informatiques, préférant imposer les siens ».
Mais outre ces avantages, les enquêtés insistent sur les apports intellectuels de leur activité: « sur le plan intellectuel, j’ai trouvé la construction d’un site web passionnante », complète l’historien qui a maintenant le droit d’émettre un avis au sein de son laboratoire; un littéraire précise les avantages de la programmation: « je suis personnellement satisfait d’avoir intellectuellement et matériellement investi dans l’informatique et internet. Cela constitue un plus dans mon profil professionnel, sans compter que la nécessité de programmer est une excellente école de rigueur intellectuelle ». Il « regrette seulement que ce genre de compétence soit si difficile à faire reconnaître officiellement dans [sa] discipline [...] » mais exprime de façon lucide en quoi l’informatique et l’internet réorganisent ses méthodes de travail et améliorent la qualité de sa production: « j’ai le sentiment d’être en phase avec le monde dans lequel je vis et, en tant que chercheur, de pouvoir mobiliser toute la palette des outils disponibles pour rédiger les meilleurs articles possibles dans mon domaine »; un autre insiste aussi sur la transformation des modalités de son activité mentale: « énorme sur le plan intellectuel, malgré l’abandon d’autres formes de travail »; et les explicitations de ces bénéfices sont parfois détaillées: « les coûts sont intégrés mais réels du moins sur le plan individuel: un investissement sans commune mesure avec la vie d’un enseignant-chercheur moyen, pour un résultat sans aucun rapport. Sur le plan symbolique, le bénéfice est plus net: le sentiment d’avoir, dans des secteurs bien particuliers, contribué au renouvellement de la pensée et de la pratique des universitaires, sans que cela soit généralisé, et la satisfaction d’avoir noué plus de contacts ces dix dernières années que les vingt années précédentes, avec une qualité de la relation et une permanence plus forte qu’avant »;
Ces perceptions d’un redéployement de l’outillage mental et de son actualisation par le laboratoire deviennent récurrentes: « dans un rapport très favorable. Dans la mesure où j’ai pris tôt le tournant, mon évolution suit celle des outils et ne demande pas trop d’efforts d’adaptation. Inversement les compétences acquises concernant la compréhension des phénomènes et le réseau d’experts sont inestimables »; « l’ensemble m’est personnellement très positif. Je dirais même que cet investissement technique fournit une bonne base de réflexion pour mieux envisager l’épistémologie de ma discipline et pour mieux comprendre les enjeux et les intérêts philosophiques de la démarche de recherche en sciences humaines et lettres ».
Renouvellement de la pensée, explicitation des avantages des réseaux sociaux dans la production intellectuelle, et même apports épistémologiques font clairement partie des acquis des chercheurs qui ont fait le pari de l’édition électronique savante et de l’acquisition des techniques d’écriture associées.
Le pari d’une transformation de l’écriture a été gagné par ces pionniers; ils se sont engagés dans l’exploration des formes contemporaines d’écriture en ayant conscience —dès le début, et sinon très vite à la lueur de l’expérimentation— que cela leur offrirait tous les plaisirs que peut attendre un érudit d’une exploitation raisonnée de son premier outil de travail, incluant l’accroissement des capacités mentales, un éclairage réflexif sur ces capacités, et une prise de conscience de leur statut proprement collectif. Ce qui les incite à s’offrir une lecture sociologique de leur environnement d’enseignants et de chercheurs.
Tout d’abord, ces analyses s’appliquent évidemment au monde universitaire lui-même: « ce travail pionnier était nécessaire, pour l’institutionnaliser, il reste à l’insérer dans la pratique scientifique reconnue, tant par les institutions françaises (comités d’évaluation des travaux des chercheurs et des publications) qu’étrangères (faire sauter le verrou de l’inscription dans les listes de citation). [...] Sur le plan intellectuel, j’espère que nous aidons une génération de jeunes à entrer dans l’ère Internet avec des moyens d’expression adaptés ».
Et cette institutionnalisation n’est pas gagnée: à la question « quels sont vos projets actuels? », les personnes qui n’ont pas de statut, comme l’étudiant en histoire, ou qui attendent une promotion, comme un maître de conférences, n’oublient pas les contraintes professionnelles: « je travaille à ma thèse »; « m’absorber dans mon agrégation 4 ». L’ingénieur chef de projet multimédia qui a eu tant de conflits avec ses deux hiérarchies successives, répond, lui: « trouver du boulot :-) ». Deux spécialistes des bibliothèques et de l’édition, espèrent, eux, finaliser leur projet: « arriver à réaliser enfin ce projet qui traîne depuis bientôt deux ans »; « difficile en ce moment de voir au-delà du démarrage tant attendu : il y aura forcément des ratés, des choses à modifier, à améliorer, un temps de réaction aux événements de cette mise en route ».
Les personnes moins fragiles statutairement ont l’intention de « continuer », tant dans le sens d’une meilleure maîtrise des outils que dans celui d’une amélioration de la production éditoriale: « améliorer ma page web, progresser en cartographie automatique, trouver des outils pour chercher plus vite et plus efficacement sur Internet », etc.
Le potentiel d’écriture des réseaux est clairement perçu, que ce soit en matière de travail collaboratif, ou de conception logicielle: « continuer dans le sens d’un développement des possibilités de fonctionnement en réseau du web »; « améliorer l’aspect ‘liens’ de mon site, et créer des pages où interviennent les internautes de passage (exercices, réactions au contenu, demandes) » 5; « recherche-action sur l’édition des revues scientifiques, notamment en SHS »; « créer un forum pour les doctorants ».
Avec ce regard sur leur propre monde, la sensibilité aux formes contemporaines d’enseignement et à l’élargissement du public s’affirme: « On parle peu de ce qui revient de cette mise à disposition, alors que ce n’est pas nul. Des gens du monde entier nous écrivent », remarque un historien; « fait partie d’une réflexion sur les formes modernes de communication et de pédagogie. [Y] compris certains inconvénients », rappelle l’économiste; « coûts élevés (en temps, en argent, en persévérance); bénéfices en cours: en reconnaissance, en espoir d’offrir bientôt un outil de qualité et des services améliorés, c-à-d aussi induisant de nouvelles relations avec le public » commente un spécialiste des bibliothèques; un historien complète cette analyse: « incontestablement un gros investissement à titre personnel, et des bénéfices qui à titre personnel là aussi sont de l’ordre de la formation. Il me semble aussi que l’expérience prouve qu’existe un public en dehors du monde savant au sens étroit qui est demandeur des ressources fournies, ainsi d’ailleurs que parmi les jeunes chercheurs ».
Ainsi, ces pionniers sont amenés à se poser concrètement des questions sur l’enseignement à distance d’une part, sur la relation entre le chercheur et son public d’autre part. Ils ne proposent pas de réponses explicites, mais leur engagement leur donne les moyens d’appréhender ces problématiques complexes de façon plus fine que ne le font la majorité des discours relatifs au e-learning ou à l’edutainment.
Mais, encore une fois, les enquêtés savent que rien n’est acquis, au contraire. Leurs projets sont encore fragiles: « assurer la pérennité de la revue ». Ils sont acculés à un esprit d’entreprise permanent: « consolider la position du vacataire qui assure le secrétariat de rédaction, trouver des moyens financiers pour aider à la maintenance des services offerts sur le site, assurer une meilleure visibilité internationale, résoudre les problèmes juridiques ».
De tels projets scientifiques sont mus par une éthique particulière, qui ne se satisfait pas de l’idéologie actuelle: « il reste énormément à faire, alors que les usages d’Internet se répandent, pour construire usages et institutions où les forces du marché sont maintenues à leur place, importante mais aucunement première. Bagarres terribles en vue sur l’enseignement [...] »; « extension de l’édition en ligne, gratuite, numérisation à grande échelle, perfectionnement de l’outil de gestion automatique des hétérographes, association éventuelle et circonspecte avec des partenaires privés »; « résister à une sorte de dissolution dans le commerce et dans la perte des contenus »; « continuer à participer à la mise en place d’un réseau local de professionnels pour l’instant indépendant tout en restant vigilant sur la mise en place de la réglementation des pratiques dans le domaine médical ».
Pris entre des institutions qui ont le temps pour elles 6 et des entreprises multinationales qui aimeraient conquérir des parts du marché éducatif, les pionniers savent qu’ils sont condamnés à la vigilance, alors même qu’ils ont conscience de l’évolution de la structure et des motivations des apprenants. Il est coûteux d’être lucide.