Dans son supplément « télévision, radio, multimédia » daté des 17-18 novembre 1996, le quotidien le Monde publiait deux pages entières sur l’internet. Le titre est symptomatique de la façon dont les élites françaises concevaient alors les réseaux et leurs protocoles: « Internet 1, de l’enfer au paradis ». Le sur-titre n’est pas moins évocateur: « Le retour en grâce des réseaux ». Pour qui ne voulait pas lire le long et ennuyeux texte d’Annie Kahn, un encart résumait les dix aspects « diaboliques » et « angéliques » d’Internet (avec les icônes associées). Tous les poncifs étaient alors réunis, avec, comme premier point négatif: « Internet favorise la pédophilie »; à l’opposé, l’intérêt de l’internet ne résidait pas dans un quelconque accès à la connaissance, mais dans la face opposée du premier travers: « Internet permet d’arrêter les pédophiles » 2.
Les autres points négatifs valaient le premier, et les points « positifs » ne faisaient que nier le préjugé en regard. Aussi, nous nous contenterons de rappeler les autres critiques: Internet facilite l’espionnage industriel (point 2); les fanas d’Internet s’intéressent surtout aux messageries roses (3); Internet spolie les auteurs (4); Internet accroît les inégalités entre info-riches et info-pauvres (5); Internet est un nouveau porte-voix pour le modèle culturel américain (6); Internet, c’est Big Brother (7); Internet va supprimer des emplois (8); Internet facilite les trafics en tout genre (9); Internet facilite la communication entre terroristes (10).
Entre les pédophiles, les Américains et les terroristes, la boucle était bouclée. Certes, Khaled Kelkal n’avait été tué qu’un an auparavant 3 et les médias avaient fait leurs gorges chaudes de l’affaire Dutrou durant tout l’été. Après de virulentes critiques contre le réseau internet, réservé aux poseurs de bombes et à la mafia (d’où les thématiques du Monde), les médias s’étaient lancés dans une attaque en règle contre « ce réseau de pédophiles »: une dépêche de l’AFP avait été jusqu’à annoncer qu’« un million d’images pornographiques et 40 millions de pages Internet seraient consacrées à la pornographie enfantine », si un démentait suivait le lendemain, le mal était fait: le 30 août, divers journaux, dont Libération reprenaient l’information initiale 4.
Mais le facteur le plus impressionnant de cette période, et là, le journal le Monde reproduit parfaitement les échos de l’idéologie du moment, est l’assignation de vices et de vertus à ce qui n’est pensé que comme une technique. Nous ne savons pas si la machine à laver et les moteurs à 16 soupapes avaient été accusés en leur temps des mêmes infamies. Mais l’on peut penser, à la suite de Serge Halimi 5 que le web, dont on avait oublié qu’il nous venait de Genève pour le traiter de média américain, effrayait suffisamment les pouvoirs organisés autour d’une diffusion de l’information à sens unique pour qu’on le diabolise 6.