4.3 Apparition de l’informatique

Dans un tel contexte, l’acquisition d’un ordinateur, souvent pensé comme une machine à écrire, signifie une perte de standing, puisque qu’il témoigne de l’absence d’un ou d’une secrétaire. Et même une fois dépassée cette première attitude de rejet, il est difficile d’admettre qu’une machine puisse s’intégrer dans une quelconque panoplie de techniques intellectuelles: « que l’ordinateur soit une machine à écrire performante, cela est parfait. Qu’il permette l’accès à d’autres sources de savoir, cela ne peut être toléré. Il ne s’agit pas de ‘blocage’ mais bien plus d’une volonté de résistance » 21. On conçoit alors qu’après avoir retardé l’introduction de l’informatique, l’ENS littéraire ait décidé de doubler ses investissements tout en les appliquant à des conceptions mécanographiques.

4.3.1 Administration

À partir de 1997 l’ensemble des services de l’ENS (gestion, direction, logistique, etc.) vécut une informatisation massive. Pour assister l’équipement des services, la direction mit sur pied une « cellule informatique de gestion », qui comprenait déjà huit personnes en 2001, alors qu’elles avaient la charge d’un parc d’environ 100 machines, le plus souvent individuelles (d’abord Macintosh, puis Windows). L’investissement logiciel suivit, parfois coûteux 22.

En revanche, l’informatique non administrative ne se développait pas: la cellule informatique littéraire était —on l’a vu— menacée régulièrement de dissolution; les effectifs du SPI restèrent constants: en 2000 comme en 1995, ce service n’était composé que de trois personnes 23.

Ainsi se développait une informatique de service, comme si les ordinateurs, les logiciels prolongeaient la panoplie des fax, photocopieurs et autres objets techiques indispensables au bon fonctionnement d’une administration.

4.3.2 Enseignants et étudiants

À ce moment, les derniers départements à être faiblement informatisés (histoire, littérature et langages, études anciennes) accrurent aussi leur équipement de façon déterminante: en 2000, la majorité des enseignants disposait d’un ordinateur sur leur bureau. Mais ils ont été livrés à eux-mêmes, n’étant ni assistés par la cellule informatique de l’administration, ni incités à contacter la cellule informatique littéraire ou le SPI, qui avaient tous deux mauvaise presse. Ainsi, toute réflexion sur les avantages comparés des divers types de machines, sur le type de maintenance à prévoir ou sur l’organisation d’un minimum de formation était évacuée.

Évidemment, contrairement aux discours publicitaires, les chercheurs étaient confrontés à de nouveaux problèmes liés à leur découverte de l’internet: ils devaient installer ou faire installer des outils abscons, tels que des pilotes de modems ou de cartes Ethernet, configurer les protocoles, se familiariser avec des logiciels auparavant inconnus, comme Netscape ou Eudora, apprendre à convertir les fichiers illisibles qui leur étaient transmis par mail, et ne pas oublier les mises à jour régulières des anti-virus nécessaires pour compenser les fragilités des « obésitiels » comme les suites Office de Microsoft. On comprend que cette informatisation tardive, arrivant à un moment où la culture nécessaire au bon fonctionnement des ordinateurs ne se compare plus au maniement d’un traitement de texte et à la sauvegarde d’un fichier sur disquette, ait pu dérouter, voire gêner dans leur travail, la majorité des enseignants qui ne s’étaient pas préparés à une telle invasion d’automates.

Le manque de moyens dédiés aux chercheurs a d’autant freiné le développement de leur culture informatique qu’ils ne disposaient pas de parcs collectifs leur permettant de construire un réseau d’échange 24; une maintenance désorganisée les faisait travailler sur des machines en mauvais état, et ils interprétaient les bogues comme autant de preuves de leur propre incompétence. Leurs machines et logiciels obsolètes ne les incitaient pas à découvrir l’internet: en l’an 2000, quelques chercheurs travaillaient encore avec un écran à quatre niveaux de gris, et ne disposaient que de la version 2 de Netscape, ce qui amplifiait leurs problèmes de visualisation de pages web. On ne s’étonnera alors pas que de telles personnes arrivaient à lire leur courrier électronique, mais... ne savaient pas y répondre.

Quand la technique était au rendez-vous, c’est la connaissance des outils de travail qui était défaillante: un collègue assurait en 1999 qu’« il n’y avait rien sur l’internet » dans sa discipline. Mais il ne connaissait pas l’existence de moteurs de recherche autres que Voilà.

Les élèves, tant sur le plan des machines mises à disposition, que sur celui de la formation, étaient eux aussi laissés pour compte. C’est au vu de cette situation qu’il faut interpréter la fondation du groupe des tuteurs 25, ces bénévoles qui proposaient à leurs camarades de tirer au mieux parti des faibles ressources techniques mises à leur disposition. Une autre catégorie d’utilisateurs a aussi souffert de cette absence de réflexion sur les besoins informatiques: ce sont les anciens élèves. La majorité de ces derniers, plus encore que les élèves, étaient complètement oubliés de la direction littéraire, alors que leurs besoins étaient conséquents, pour au moins deux raisons: souvent AMN 26 dans des universités, ils avaient rarement accès à des ordinateurs et essayaient donc d’utiliser le matériel de leur ancienne école; débarrassés de l’agrégation, ils entamaient leur thèse et se trouvaient confrontés à la nécessité de réaliser des travaux originaux et conséquents, ce qui les incitait à recourir à des méthodes informatiques 27.

La « direction littéraire » limitait donc sa conception de l’informatique, entre 1997 et 2000, à celle d’un service: des ingénieurs étaient embauchés pour satisfaire les besoins de l’administration. En revanche, les élèves, les anciens élèves ne profitèrent ni d’un accroissement du nombre de machines, ni de l’assistance du nouveau service. Les chercheurs, mieux équipés, devaient se débrouiller tout seuls.