La Cybergéographie

Essai bibliographique

 

RÉSUMÉS

LA CYBERGÉOGRAPHIE

  1. Introduction
  2. La cybergéographie et son contexte
  3. Thématiques et orientations
  4. Conclusion

BIBLIOGRAPHIE

A PROPOS

Thématiques et orientations cybergéographiques


Le niveau infrastructurel du Net est sans doute le plus facile à concevoir d’un point de vue géospatial. On imagine aisément la spatialité inhérente des réseaux, qui s’étendent à travers territoires et en dessous des océans. Câblage coaxial ou fibre optique, « dorsales » et satellites, sont autant d’éléments qui se prêtent naturellement à une représentation géo-cartographique. On pourrait évoquer par exemple les travaux de visualisation de la MBone effectués par Munzner et al. [83], ou les cartes commercialisées par la société Telegeography [103]. Les opérateurs de réseaux sont également producteurs de cartes ; le site Cyber-Geography Research [13] en contient plusieurs exemples.

Cette approche géographique des réseaux globaux nous permet d’évaluer en termes d’infrastructure la « fracture numérique » qui existe entre différents pays et régions. Car le dispositif est inégalement réparti à travers les territoires ; parfois des aspects géographiques ou techniques empêchent la mise en place de services haut débit adéquats (Grubesic & Murray [114]). Au niveau international, Kenneth Cukier [112] a étudié la manière dont l’américano-centrisme de l’Internet a freiné le développement du commerce électronique en dehors des Etats-Unis. En termes d’accès et d’infrastructure, l’écart entre pays développés et pays sous-développés est sans doute le plus criant (voir, par exemple, les cartes et les données fournies par Mike Jensen sur la connectivité en Afrique [75-76]).

A côté des représentations géospatiales, il est également possible de représenter la spatialité « interne » du système – c’est-à-dire la topologie des réseaux. Cette question est riche d’enjeux, notamment du point de vue de l’optimisation de l’Internet. Il existe de nombreuses interventions dans ce domaine, y compris des réflexions théoriques sur les « lois » déterminant la topologie et le développement du Net (par exemple, le fameux article des « trois Faloutsos » [64]). De nombreuses cartes ont également été réalisées pour tenter de présenter la topologie globale de l’Internet. Etant donné l’immensité et la complexité de l’inter-réseau, en général ces cartes ne se présentent pas sous une forme géospatiale – bien qu’elles puissent intégrer des données géographiques. On peut citer à titre d’exemple les très belles cartes réalisées par Cheswick et Burch [56] ou encore celles commercialisées par Peacock Maps [96].

Une des grandes difficultés posées par l’Internet est la localisation géographique des données et des hôtes. D’où l’intérêt des tentatives de cartographier les adresses IP et les noms de domaine. Matthew Zook a fait d’importantes contributions dans ce domaine, à travers ses cartes et statistiques représentant la répartition des gTLDs (generic Top Level Domains) et des ccTLDs (country code Top Level Domains) dans différentes régions et zones urbaines [109, 110]. D’un point de vue « géomarketing », ou tout simplement pour produire à la volée des contenus adaptés, il est utile de connaître l’origine géographique des adresses IP. Plusieurs sociétés proposent donc des solutions permettant de localiser les visiteurs d’un site et de connaître d’autres détails géographiques, sociaux ou culturels pertinents (notamment NetGeo [87, 88] et Quova [97]). Les travaux réunis par Sarikaya [99] traitent de la localisation des appareils mobiles dans l’Internet sans fil.

En passant de la topologie physique et du nommage au transport des données, on entre dans le domaine des flux, du trafic. Le « routage » des paquets de données est une des fonctions essentielles de l’Internet, donc on conçoit bien qu’à l’image du réseau routier il puisse exister des phénomènes d’encombrement, d’embouteillage, de routes qui deviennent impraticables. Il est donc tout à fait intéressant et nécessaire de mesurer et de cartographier les flux et les routes. De nombreux travaux scientifiques traitent de la modélisation et des mesures du trafic sur l’Internet (Barthélémy et. al. [51], Braun & Claffy [55], H.-K. Choi [57], Claffy [59]) ou plus généralement des dynamiques du réseau (Paxson [95]). D’autres chercheurs ont travaillé sur la visualisation du trafic (Lamm et al. [80]), ou sur l’analyse de sa répartition globale (J. Choi [58]). Eric Guichard [70] a produit des cartes animées des flux sur le réseau RENATER, qui permettent d’étudier les dynamiques des échanges et les partenaires privilégiés au niveau de l’Internet public français. Enfin, l’« Internet Traffic Report » [92] et l’« Internet Weather Report » [81] proposent des données et des cartes permettant d’étudier les performances des réseaux (latence [latency] et perte de paquets [packet loss]) dans différentes régions (les données proviennent notamment du l’outil ping). Le taux de perte des paquets est un indicateur de la fiabilité des réseaux, et on peut souvent constater que les pays ou régions sous-développés ont un niveau relativement plus élevé de paquets perdus.

En ce qui concerne le routage, le logiciel VisualRoute [107] permet de visualiser sur une carte géographique le parcours des paquets de données, et les résultats sont parfois surprenants : le chemin le plus « court » n’est pas nécessairement celui qui représente la distance géographique la plus faible. Néanmoins, il y aurait un intérêt à doter l’Internet d’une plus grande « intelligence » géographique en ce qui concerne le routage et l’adressage (Navas & Imielinski [85], Francis [65], Ye [108], Navas [84]).

En passant du niveau des données à celui de l’information, on entre dans le monde fantasmatique du cyberespace. Nous ne pourrons pas examiner ici les aspects épistémologiques et ontologiques du cyberespace (voir Benedikt [123]), questions qui sont d’ailleurs essentielles et encore très débattues. Nous nous contenterons d’affirmer le bien-fondé d’une approche « géographique » (mais pas nécessairement géospatiale) du cyberespace. On constate très vite que ce monde « virtuel » est saturé de métaphores spatiales ; vraisemblablement, la cognition du cyberespace emprunte à l’expérience du géoespace.

On peut imaginer différentes géographies du cyberespace, à l’image des différents espaces virtuels. Il existe une géographie « conceptuelle » du cyberespace, qui tente de déterminer les caractéristiques ontologiques et cognitifs des spatialités virtuelles (Casalegno [127], Giese [128], Mihalache [135], Portelance [139], Welty [142]). Il existe une géographie sociale et culturelle du cyberespace, traitant par exemple des interactions en ligne et dans des mondes virtuelles (Bevan [124], Schroeder et al. [141]), des relations de pouvoir et des formes de colonialisme (Bills [125]), des identités (Roberts & Parks [140]), et de la place des différents groupes sociaux (par exemple, les femmes : Blair & Takayoshi [126], Light [134], Pomeroy [138]).

Avec l’avènement du Web, on voit le développement d’un nouveau champ d’études : la géographie « hypertextuelle ». Il s’agit, d’une part, de l’analyse des principes et des caractéristiques topologiques de l’interconnexion sur le Web, et d’autre part d’une tentative de « cartographier » l’information ou d’en faciliter la cognition en mobilisant des métaphores spatiales. Certains diront, sans doute, que cela n’a rien à voir avec la géographie. Mais on ne peut tout de même pas nier la fécondité des métaphores géographiques et spatiales dans ce domaine. De plus, il ne faut pas oublier que parfois les techniques de visualisation sont issues directement de celles développées dans le contexte des Systèmes d’Information Géographique.

Au niveau hypertextuel donc, il s’agit de mesurer le dynamisme du Web (Brewington & Cybenko [150]), son « diamètre » (Albert et al. [145]), et surtout la structure générale des hyperliens – car ces renseignements devraient nous aider à construire des agents et des moteurs de recherche plus efficaces. C’est également en analysant la structure des liens qu’on pourra déterminer les sites les plus « visibles » (ceux vers lesquels le plus grand nombre de sites pointent) et les sites les plus « lumineux » (ceux qui pointent vers le plus grand nombre de sites extérieurs) – nous empruntons cette terminologie à Tim Bray [149]. L’approche la plus fructueuse est celle qui considère le Web comme un graphe, et qui s’appuie sur d’énormes « crawls » dont les résultats sont traités par des logiciels comme le Connectivity Server développé au Compaq Systems Research Center (Bharat et al. [147]). Les résultats varient considérablement selon les présupposés théoriques et méthodologiques : on peut notamment citer le débat entre Albert et al. [145], qui proposent que la distance maximale entre deux pages sur le Web est en général de 19 hyperliens, et l’équipe de Broder et al. [151] dont la fameuse « théorie du nœud papillon » (Bow Tie Theory) affirme que le Web est nettement moins interconnecté et que certaines zones importantes sont totalement inaccessibles à partir d’autres zones importantes.

Du point de vue des contenus, des métaphores spatiales ont été employées afin de visualiser les espaces informationnels, en partant du principe que la familiarité cognitive de l’interface devrait aider l’utilisateur à s’orienter à l’intérieur des grands ensembles de données. Il existe donc de nombreux projets pour développer des outils de ce genre, dont notamment des solutions qui s’appuient sur une métaphore urbaine (Dieberger & Frank [168], Sparacino et al. [176]). D’autres solutions pour « cartographier » l’information utilisent ou développent la carte auto-organisatrice (Self-Organizing Map) de T. Kohonen (par exemple, Yang et al. [180]). Sur le Web, le métamoteur de recherche KartOO [166] propose une représentation « cartographique » des résultats.

Au fil les débats autour de la visualisation et la spatialisation de l’information, on retrouve souvent – dans le contexte américain surtout – des problématiques d’accessibilité, à l’image des préoccupations d’un urbanisme qui tente de rendre les espaces publics accessibles à tous (handicapés, personnes âgées, etc.). Il faut d’ailleurs tenter de penser les rapports entre espaces « réels » et espaces « virtuels », ou plus généralement, entre société et technologie. On pourrait donc imaginer une géographie des « interfaces » – non pas au sens de l’interaction homme-machine, mais plutôt au sens de l’interaction entre espaces sociaux incorporés et espaces sociaux désincarnés. La rapidité et la portée internationale des réseaux informatiques de communication rend possible la formation de véritables « communautés virtuelles » à une échelle globale. On pourrait par exemple évoquer le cas des cryptarchies et des micronations, territoires « glocaux » virtuels mais non moins réels car concrétisés à travers les pratiques d’un ensemble d’individus souvent très dispersés (Fumey [193], Lasserre [202]). Mais les réseaux ont également des incidences sur les communautés locales qui se virtualisent, et en s’extériorisant, s’engagent dans un double mouvement de globalisation et de relocalisation ou reterritorialisation. On peut donc s’interroger sur les dynamiques introduites en milieu urbain (Ishida & Ibister [201], Chevalier [189], Lestrade [204], Moss & Townsend [211], Sternberg & Krymalowsky [218], Townsend [220-221]), en milieu rural (Gillon & Caro [195], Moriset [210]) ou au niveau des régions et des pays (Laude-Tillerot [203], Miller & Slater [207]). L’Internet joue un rôle de plus en plus important dans la construction d’identités communautaires et il est intéressant d’examiner les représentations des localités sur le Web (Vidal [223], Moriset [209], Alderman & Good [182]). Ou encore la projection du Web sur les localités : citons l’étrange cas de la petite commune néo-zélandaise de Pokeno, qui s’est rebaptisé JenniferAnn.com pour une période d’un an, suite à un accord passé avec une jeune entrepreneuse propriétaire d’un site Web qui commercialisait des sous-vêtements féminins (Bell & Lyall [184]).

Nous terminerons donc en évoquant l’aspect commercial de l’Internet. Car le Net et le Web comportent des enjeux économiques majeurs, et il existe une activité de recherche autour de la géographie économique des réseaux de communication. Parmi les orientations thématiques centrales, on peut notamment identifier l’étude des changements profonds que subissent les modes d’organisation commerciale et spatiale dans la Net-économie (Li et al. [241], Fields [232], Hesse [237], Wilson [251], Wrigley et al. [254]). Un autre axe majeur concerne la localisation de l’industrie Internet et les phénomènes de concentration géographique (Gorman [234], Han [236], Kolko [239], Malecki [244], Pratt [247], Zook [257-261], Winther [253]); dans cette catégorie certains travaux traitent également de la géographie de l’innovation (Feldman [231]). Enfin, il existe des travaux qui traitent des représentations et des discours géographiques déployés sur les sites commerciaux (Pritchard [248], Skadberg [249]).

 

David HORN © 2003  
Page créée le 8 octobre 2003