Introduction

Dans La difficulté d'être [1952], Jean Cocteau rappelait : " Nous sommes tous malades et ne savons lire que les livres qui traitent de notre maladie " [p. 95.]. C'est peut-être là que le dictionnaire remplit au mieux sa mission ! Or on sait que le XIXe siècle a été -- idée de Pierre Larousse, relayée par Henri Meschonnic(1) -- le siècle par excellence des dictionnaires, de l'encyclopédisme moderne. Et Meschonnic d'employer la métaphore même d'" inondation "… pour euphémiser peut-être celles des logorhées et de l'incontinence des lexicologues du temps. Si le XIXe siècle est donc ce siècle où le lexique s'est prodigieusement accru et diversifié, cela n'a pas été sans conséquences sur la théorie et la pratique lexicographiques, dans la mesure où le lexicographe -- en ces périodes d'éréthisme verbal démesuré -- a pour mission de canaliser, d'ordonner, classer, régulariser, entériner ou exclure les produits d'une telle activité. C'est dans ce cadre général que la présentation d'un semblable ouvrage peut encore trouver à intéresser aujourd'hui un public probablement plus sensible aux thématiques développées dans les textes littéraires, et irradiées par l'écriture, qu'à leur réfraction en constituants lexicaux isolés dans les colonnes d'un dictionnaire. Mon objectif sera de montrer comment un discours à prétention scientifique se trouve progressivement dessaisi de son ambition par le jeu de métaphores, d'images ou de figures qui faussent la représentation logique des faits, et interposent constamment entre le réel et les signes les prismes troublants d'une analogie soumise à un complexe idéologique fortement moraliste. Dans les citations suivantes, les corps gras sont de notre fait et sont uniquement destinés à souligner un fragment particulier de l'extrait sur lequel nous voulons attirer l'attention du lecteur.

L'abbé Élie Blanc est né à Tain en 1846. Chanoine honoraire de Valence, Professeur de Philosophie aux Facultés catholiques de Lyon, il a passé à la postérité des chercheurs pour avoir été l'auteur de divers ouvrages qualifiés d'importants par ses contemporains, de quelque obédience de pensée d'ailleurs que relèvent ces derniers :

  • philosophie générale : Exposé de la synthèse des sciences [1877], Examen du positivisme de Comte, et Un spiritualisme sans Dieu : Examen de la philosophie de M. Vacherot [1885] ;

  • morale : Les Nouvelles bases de la morale d'après M. Spencer ; Exposition et Réfutation du philosophe anglais [1881] ;

  • et linguistique, dont la " classification naturelle et philosophique des mots , des idées et des choses " [1882].

    On notera que le chanoine Blanc a aussi composé une Carte de la langue française, contenant tous les mots généralement usités, disposés par ordre logique ; 0,90 m x 0,60 m de hauteur, " soit 20.000 mots, écrits en caractères très lisibles "… dans une période où la dialectologie, fraichement reconnue comme discipline scientifique [Chaire à l'École Pratique des Hautes Études, 1881, dans laquelle un autre abbé [Rousselot] succédera plus tard au premier titulaire, le Suisse Gilliéron]. D'autres renseignements biographiques sont disponibles, qui n'auraient guère ici d'utilité.

    1. Le dessein d'ensemble

    L'intérêt essentiel de la classification " naturelle et philosophique " d'Élie Blanc est de présenter une réflexion sur son activité même de lexicographe, en offrant une préface méthodologique très représentative de ses ambitions, et qui confère d'emblée au dessein une portée spéculative et métaphysique :

    Le lexicographe s'appuie ainsi sur le Lacordaire de la 49e Conférence de Carême : " […] Dieu, par l'effusion de son Verbe continué dans le nôtre, ne cesse de promulguer l'évangile de la raison, et tout homme, quoi qu'il fasse, est l'organe et le missionnaire de cet évangile. Dieu parle en nous malgré nous; la bouche qui le blasphème contient encore la vérité, l'apostat qui le renie fait encore un acte de foi, le sceptique qui se rit de tout se sert de mots qui affirment tout " [p. 4].

    Et sur Ph. Serret, abondant folliculaire de l'Encyclopédie catholique rédigée à la même époque dans le dessein de diffuser une version adaptée de la science contemporaine, revêtue de l'imprimatur hiérarchique : " Les mots primitifs, universels, sont autant de vérités premières. On peut mentir avec des mots, les mots eux-mêmes ne peuvent mentir. L'omniscience, l'omnisagesse est certainement contenue dans les mots de la langue, spécialement dans les mots de fond " [id.].

    Blanc va d'ailleurs jusqu'à réclamer la tutelle de J. de Maistre, qui affirmait en d'autres temps que la métaphysique entière d'Aristote n'était qu'un dictionnaire [Soirées, notes 6] [p. 5]. Il conviendrait d'être attentif à ces effets de rémanence citationnelle qui concèdent aux fragments réénoncés en dehors de leur contexte originel des valeurs souvent fort différentes.

    Ces fondements préjudiciels étant posés, Blanc justifie l'importance de son objet au moyen de deux manipulations de la pensée qui pourraient paraître assez étrangères à un homme d'église intègre, sinon intégriste, quoique leur contenu soit fort courant depuis longtemps :

    1° -- en s'appuyant d'une part sur l'autorité des philosophes péripatéticiens :

    2° -- en convertissant d'autre part Platon en un philosophe chrétien :

    D'où une naturelle reprise de l'hypothèse du monogénétisme linguistique d'origine divine, formulée jadis par Antoine Court de Gébelin, mais inclinant naturellement à cette date la représentation de la langue vers une conception organiciste et naturaliste, dans la lignée de ce que Schleicher et Max Müller pouvaient alors proposer :

    Si Blanc donne bien l'impression de se soumettre à l'article célèbre de la 3e Société de Linguistique de Paris, qui -- en 1866 -- répute a-scientifique toute discussion sur l'origine des langues et du langage, c'est parce qu'il est précisément convaincu de son origine divine ; reste -- dans ces conditions -- à faire en sorte que l'énigme puisse entrer dans le cadre des nouvelles conditions de la connaissance scientifique. Ce qui n'est pas changer de paradigme épistémique à proprement parler, mais plutôt travailler ce dernier pour en élargir les contraintes, et permettre à un idéalisme spiritualiste rémanent de s'accommoder du matérialisme positiviste, à défaut de totalement s'accorder à lui.

    C'est peut être ici le sens ultime de l'emploi du terme " corps " dans les citations qui vont suivre. Métaphore, certes, et destinée à figurer, à simplement orner le discours dans bon nombre de cas ; métaphore, toutefois, tellement contrainte par la langue, et figurée par elle comme catachrèse, que le contenu de ce terme ne cessera de balancer dans les propos de Blanc entre un modèle représentatif abstrait de l'organisation des doctrines -- un corps de pensée -- et une illustration des principes biologiques de développement de la dite pensée : la pensée se développant à l'instar du corps. Ce qui n'est jamais que répéter l'extériorité de la pensée par rapport au langage, la césure de l'" âme " et du " corps " même ; comme on le verra par la suite ; position certes clivée, mais gagée par l'existence de Dieu et qui engage dès l'origine la soumission de l'homme à l'hypothèse du monogénétisme divin, même si ce dernier ne paraît plus désormais que sous l'identification neutre de " nature " :

    Ainsi, É. Blanc plaide-t-il explicitement en faveur d'une triple reconnaissance :

  • celle du dessein divin de la création du langage,

  • celle de celle de l'unité du plan dans la distinction de toutes les parties,

  • et celle de l'identité rigoureuse de la cause première et de la fin dernière, dans la variété infinie des effets et de moyens [p. 9]

    L'ambition philosophique est par là nettement réitérée ; le débat entre deux thèses gnoséologiques fondamentales sur la nature du langage, qui traverse la philosophie française depuis la fin du XVIIIe siècle, est réactivé, mais le problème de la constitution transcendantale de la conscience est du même coup résolu. A la double question de savoir si le langage rend la pensée possible ou si, à l'inverse, le langage n'est rendu possible que par la présence de structures qui constituent la conscience et se reflètent en lui, Blanc répond par une affirmation sans ambiguïté :

    La langue est ici une condition de la connaissance. L'auteur peut alors terminer la première partie de son Discours préliminaire en insistant sur le fait que si les individus se comprenaient les uns les autres grâce à une langue bien faite et à des mots aux sens aisément accessibles et communicables, la société ferait de grands progrès. Mais il note aussi que les choses se présentent plutôt à l'évidence sous un jour inverse. Les connaissances de l'homme sont imparfaites du fait des imperfections mêmes du langage. En quoi, et pour quoi il convient de réagir par un traitement adapté de la matière du langage. De fait, examinant alors les œuvres de certains de ses prédécesseurs :

  • Ponton d'Amécourt, Panorama des mots. Nouveau Dictionnaire des Synonymes, 1853, lequel voulait être aussi une classification idéo-psychologique du langage en 6 classes dégageant 24 sections, selon une conception psycho-logique que F. Brunot allait reprendre plus tard à d'autres fins, dans La Pensée et la Langue [1922] ;

  • Robertson Th, Manuel des Gens de Lettres ou Dictionnaire idéologique. Recueil des mots des phrases des idiotismes et des proverbes de la langue française classée selon l'ordre des idées, in 8°, 1859.

  • et de Boissière, Dictionnaire analogique, 1862, texte le plus communément retenu par la postérité,

    sur lesquelles je reviendrai plus loin. Élie Blanc tire de la critique de celles-ci la force de son argumentation en faveur d'un nouveau type de dictionnaires, déjà entrevu à la vérité par le médecin-lexicographe britannique Roget, auteur en 1852 d'un Thesaurus of English Words and Phrases, dont Robertson avouait d'ailleurs s'inspirer :

    Je reviendrai en conclusion sur cette image du livre, métaphore adjacente du corps, dont la projection en discours conditionne des formes culturelles de représentation typiques de la fin du XIXe siècle. Pour parvenir à faire de cet objet [le dictionnaire] un livre, au sens où ce dernier contiendrait une image de la construction du monde référentiel achevée par les mots, il conviendrait d'adjoindre une syntaxe à la taxinomie. Mais on verra que cette adjonction est impossible, même si l'auteur " a cru au rajeunissement de l'ancienne philosophie [du langage], à sa fécondité inépuisable ". Blanc entend donc simplement dresser à la manière scolastique et nominaliste une véritable cartographie [voir tableau synoptique pp. 25-26] de l'univers à l'aide des mots qui servent à en désigner les constituants :

    Mais deux écueils font obstacle au travail du lexicographe :

    ¨ Ou ce dernier s'appuie sur les divisions fondamentales usitées en philosophie et distribue dans leurs cadres abstraits la variété infinie des mots et des significations, aboutissant ainsi à une sorte de dictionnaire philosophique ou idéologique à la manière dont Charles Nodier rêvait d'un classement " ontologique " absolu dans sa Préface à la 8e édition du Dictionnaire Universel de Boiste [1834] ;

    ¨ Ou bien, négligeant à l'inverse le plan philosophique, le lexicographe se borne à grouper les mots par familles naturelles, et se trouve conduit à rédiger un dictionnaire des synonymes ou des mots analogues, à la manière de Lafaye ou de Ponton d'Amécourt, qu'il vient justement de critiquer.

    Entre les perspectives idéologique et analogique, Élie Blanc opte alors finalement pour une méthode mixte, qu'il voudrait strictement logique, mais qui penche d'évidence vers une ontologie :

    Une telle logique risque ici d'être illusoire et son application drastique peut donner l'impression de transformer le dictionnaire en un fictionnaire… Surtout si cette logique procède d'a priori métaphysiques sur lesquels Blanc ne fait pas mystère, puisqu'ils sont précisément ceux sur lesquels se fondent sa conception lexicographique et sa représentation de l'univers.

    La troisième section du Discours préliminaire de Blanc a dès lors pour principal objet de définir l'architecture conceptuelle et méthodologique conférée à l'ensemble de son ouvrage afin que ce dernier puisse encore légitimement revendiquer un titre qui puisse l'autoriser à étreindre le vaste monde en embrassant la totalité des mots désignant ses constituants :

    Une telle organisation a l'évident avantage de présenter des cadres rationnels réguliers : chaque mot est inséré dans une liste qui le maintient stable parmi ses semblables ; mais elle ne fait pas taire le reproche d'une raideur totalement étrangère à la ductilité des formes du langage qui autorise sans cesse les changements catégoriels, et les glissements sémantiques. É. Blanc note ainsi que si l'on s'essayait à appliquer pour division fondamentale les catégories d'Aristote, homme viendrait parmi les substances, humain parmi les qualités, humaniser parmi les actions ; signe , significatif, signifier, etc.] :

    On voit bien par là le système métaphorique du corps se charger d'une puissance d'explication infiniment plus émotionnelle que strictement rationnelle, et le dictionnaire -- fait de mots disjoints des discours qui les ont supportés -- tenter sans succès de s'élever à la puissance des grammaires explicatives de ces discours, lesquelles, en cet instant précis du XIXe siècle, ont définitivement basculé du côté du style :

    La mention faite de Joubert, auteur discret, mais poète authentique du langage, atteste de la volonté de creuser les mystères du mot, mais toujours sous l'hypothèque d'une sorte d'équation naturelle entre science bien traitée et langue bien faite. La 4e section du Discours préliminaire de Blanc s'attache dès lors à ressaisir les particularités caractéristiques de chaque partie de l'ouvrage, et notamment de celle qui traite du corps dans ses rapports à la maladie et à la médecine, pour en vanter l'harmonieuse régularité, la rigoureuse distribution :

    Ressaisissant l'ensemble de son projet dans la cinquième partie du Discours préliminaire, Élie Blanc commente ainsi les effets de la disposition logique et typographique de son ouvrage :

    Ce dernier point pourrait paraître là encore marqué du coin d'une saine et judicieuse logique. Mais il est probable que l'origine de l'assertion relève plutôt du fondement catholique -- au sens le plus strictement étymologique du terme : qui inclut tout -- de la pensée de l'auteur. Catholicité d'ailleurs opportunément relayée dans cette situation par le principe descriptiviste et classificateur de l'idéologie traditionnelle, qui -- pour reprendre l'analyse de Bernard Quemada(2) -- " ne légifère pas, mais propose les éléments tels qu'ils s'associent autour d'une idée maîtresse, laissant une complète liberté de choix aux utilisateurs ". Ne pouvant évidemment oublier sa mission ecclésiastique, Élie Blanc ne saurait dresser des listes et amasser des documents qui -- mis entre certaines mains -- pourraient devenir des armes idéologiques dangereuses ; l'auteur doit donc conforter son souci éthique et idéologique au moyen des besoins d'une lexicographie rigoureuse :

    Pour justifier ce travail de moralisation normative, et de normalisation morales, Blanc recourt à ces sources et repères explicites que sont à l'époque le Littré [1863] et la septième édition du Dictionnaire de l'Académie [1878] :

    Si l'on rapporte le contenu de ces ouvrages aux principes qui leur ont servi de guide, on peut comprendre l'attraction exercée sur Blanc par une telle généalogie légitimante, et les raisons l'ayant poussé à faire de tels choix. Comme on le sait, le Dictionnaire de Littré propose une conception " naturaliste " du lexique et de la langue, sinon directement héritée de Schleicher, du moins justifiée par l'influence que ce dernier a exercée sur un Abel Hovelacque(3) ; conception dans laquelle la dimension paléontologique acquiert une importance explicative déterminante, ainsi que l'explicite dans sa préface le lexicographe lui-même :

    La septième édition du Dictionnaire de l'Académie -- pour sa part -- se présente bien comme le dictionnaire de l'usage contemporain, intégrant à la nomenclature de 1835, sur demande de son Secrétaire perpétuel, Samuel-Usrazade Sylvestre de Sacy, plus de 2.200 mots " actuels "… mais communément acceptés. Voilà donc de quoi soutenir les ambitions extensives d'Élie Blanc :

    L'ouvrage d'Élie Blanc prétend de la sorte fournir une sorte de clef générale de l'organisation du lexique, qui -- sous l'hypothèque de l'existence de Dieu -- concilie bien l'ordre naturel des choses et l'ordre philosophique des idées. Mais, cette conciliation, comme on le pressent, est essentiellement le fait du langage. D'un langage dont la représentation passe significativement par l'image de sa pathologie.

    [Suite] – [Table]


    Notes

    1. H. Meschonnic, Des Mots et des Mondes, Dictionnaires, Encyclopédies, Grammaires, Nomenclatures, Paris, Hatier, Brèves Littérature, 1991, p. 147.

    2. B. Quemada, Les Dictionnaires du français moderne 1539-1863, Paris, Didier, 1968, p. 381.

    3. Voir à ce sujet, Piet Desmet, La linguistique naturaliste en France (1867-1922), Nature, Origine et Évolution du langage, Orbis Supplementa, Peeters, Leuven - Paris, 1996, pp. 258-259.