"la forme appartient autant À l'âme que le sujet même"(1) |
Le chapitre VII de l'ouvrage de Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, traite "Du style des Écrivains et de celui des Magistrats". Parmi de nombreuses réflexions dignes du plus haut intérêt pour qui veut lire Corinne en son style même, l'auteur soutient que " le style ne consiste point seulement dans les tournures grammaticales"(2), et plaide conséquemment en faveur d'une conception holistique de cet objet. J'entends par là une conception qui ne réduit pas le style à " une simple forme " [ibid.] dépourvue de sens et de pouvoir de signification, et qui tend au contraire à restituer à cet objet toute sa puissance d'action sur l'intelligence et la sensibilité des lecteurs. Une sorte d'interactivité généralisée entre l'œuvre et son lectorat que médiatise le texte comme objet. Ayant affirmé la corrélation des progrès de la philosophie morale et sociale et du perfectionnement du style, Mme de Staël peut donc écrire:
"C'est la gradation des termes, la convenance et le choix des mots, la rapidité des formes, le développement de quelques motifs, le style enfin qui s'insinue dans la persuasion des hommes. Une expression qui ne change rien au fond des idées, mais dont l'application n'est pas naturelle, doit devenir l'objet principal pour la plupart des lecteurs. Une épithète trop forte peut détruire entièrement un argument vrai; la plus légère nuance déroute entièrement l'imagination prête à vous suivre; une obscurité de rédaction que la réflexion pénétrerait bien aisément, lasse tout à coup l'intérêt que vous inspiriez; enfin le style exige quelques-unes des qualités nécessaires pour conduire les hommes. Il faut connaître leurs défauts, tantôt les ménager, tantôt les dominer; mais se bien garder de cet amour-propre qui, accusant une nation plutôt que soi-même, ne veut pas prendre l'opinion générale pour juge suprême du talent"(3)
Cette remarque est elle-même escortée dans une note par toute une série de considérations lexicologiques en lesquelles prédomine toujours le sens classique de la mesure: le recours aux mots nouveaux ne peut être justifié que par une nécessité factuelle, en l'occurrence une lacune de la langue; la création d'un mot nouveau doit se plier au principe de l'analogie qui dirige la langue; enfin ce mot nouveau doit être conforme à l'impératif d'harmonie. Ainsi Mme de Staël plaide-t-elle en faveur d'une pratique langagière et réfléchie de la continuité, de la graduation et de la nuance, contre une esthétique du discontinu, de l'outrance et des contrastes excessifs:
"Si un écrivain se résout à créer un mot, il faut qu'il soit dans l'analogie de la langue; car on ne doit rien inventer que progressivement: l'esprit en toutes choses a besoin d'enchaînement. Dans les sciences, le hasard a fait faire de grandes découvertes; mais l'on n'a accordé du génie qu'à ceux qui sont arrivés à des résultats nouveaux par une suite de principes et de conséquences. J'oserai dire qu'il en est de même de tout ce qui tient à l'imagination, quoique sa marche soit moins assujettie. Ce que vous admirez véritablement, ce n'est pas une idée complètement inattendue, c'est une surprise assez graduée pour que l'esprit soit satisfait, et non pas troublé. L'écrivain est d'autant plus parfait qu'il sait donner à ses lecteurs d'avance une sorte de pressentiment ou de besoin confus des beautés mêmes qui les étonneront. Ces grands principes de la littérature ont leur application dans les plus petits détails du style"(4)
Et par là, Mme de Staël est bien le témoin privilégié de la mutation qui s'opère entre le temps où Buffon pouvait affirmer en 1753 l'homologie généralisante du style et des constituants universels de l'humain dans la continuité énonciative d'une phrase de conclusion: "[...] le style est l'homme même", et cet autre temps, ultérieur de près d'un demi-siècle, dans lequel une phrase clivée, mimologique de la rupture et de l'affrontement, résumera abruptement la psychologisation "romantique" de cette notion: "Le style, c'est l'homme"...
Comme la forme la plus extérieure par laquelle s'appréhende le contenu d'un texte est celle de son lexique, je voudrais préciser dans les remarques suivantes le rapport à la langue et au langage entretenu par l'écrivain et par le narrateur, d'une part, et les personnages de Corinne, d'autre part. Il s'agit bien ici de rapport -- au sens où cette notion développe une interactivité entre les actants de la relation -- et non de représentation du langage, car cette dernière dénomination donne l'illusion que l'on peut observer à distance l'objet du langage et de la langue, et qu'on peut en éliminer les charges et tensions affectives, idéologiques de telle sorte que ce langage et cette langue apparaissent formellement neutres sous l'éclairage d'une phénoménologie hâtive ayant fait son dogme d'une description plus structurale que structurelle. Or, il n'en est évidemment rien; l'observation du langage et de la langue ne s'effectue jamais à partir d'un point de vue qui soit extérieur à ces objets; elle implique et engage toute la subjectivité linguistique de l'énonciateur. Avant de s'élever à des considérations métalinguistiques, cet examen doit ainsi prendre en compte le sentiment épilinguistique des sujets observés, par lequel transitent effectivement les effets du style d'une oeuvre et d'un auteur.
La liste suivante rend compte de l'ensemble des termes référant directement(5) aux pratiques de la parole, à l'activité de langage, et aux reflets qu'en fait miroiter l'écriture littéraire lorsque celle-ci se diffracte aux prisme du style: style d'époque, style générique, style d'auteur. À la suite de chaque terme figure le nombre des occurrences relevées au singulier puis au pluriel:
Accent(s) [31 + 6] Dialecte(s) [4 + 2] Expression(s) [68 + 21] Harmonie [29] Langage(s) [27 + 2] Langue(s) [25 + 10] Mot(s) [84 + 88] |
Nom(s) [99 + 12] Parole(s) [33 + 100] Phrase(s) [4 + 4] Signe(s) [16 + 4] Silence [79] Style [8] |
La nécessité de faire bref contraint à ne présenter ci-dessous que les informations de contextualisation les plus générales. Toutefois, indexées à l'expression d'un certain rapport à la langue et au langage propre à l'époque et à la situation de Mme de Staël dans celle-ci, ces remarques peuvent contribuer à éclairer le fonctionnement sémiologique de ces signes dans le texte et leur rôle dans la définition du style de Corinne.
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Notes
1. Mme de Staël, De l'Allemagne, Seconde partie, La Littérature et les Arts, Chap. I, "Pourquoi les français ne rendent-ils pas justice à la littérature allemande", ed. S. Balayé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1985, VII.1, p. 161-162. Cette étude a été grandement facilitée par l'utilisation du logiciel d'indexation et d'interrogation de textes TACT, libéralement mis à ma disposition par T. R. Wooldridge de l'Université de Toronto, qui trouvera ici l'expression de ma vive gratitude, à laquelle j'associerai Isabelle Turcan pour son inaltérable et toujours souriante acribie. La version TACTWeb de ce logiciel est accessible par Internet, sur le site http://www.chass.utoronto.ca/wulfric. Signalons enfin qu'une version abrégée -- pour raison de place -- de cette étude est publiée dans L'Information grammaticale, Paris, n° 84, janvier 2000 .
2. Mme de Staël, De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, éd. G. Gengembre, J. Goldzink, Paris, Garnier-Flammarion, n° 629, 1991, Chap. VII, Du Style des Écrivains et de celui des Magistrats, p. 381.
3. Ibid., p. 388.
4. Ibid., p. 386-387.
5. Une étude complémentaire devrait être faite -- que je n'ai pas la place de développer ici -- sur les formes de référenciation indirectes qu'exposent figuralement des termes tels que: chant(s), peindre, peinture(s), peintre(s), poésie(s), poétique(s), poète(s), voix, etc. On se rappellera à cet égard que Mme de Staël, conformément au principe de gradation évoqué plus haut, ne développe pas sur le sujet la même virulente et paradoxale argumentation que celle que soutient à la même époque Louis-Sébastien Mercier, pour qui les peintres peinturent tandis que seuls peignent les écrivains, et qui justifie ainsi en langue une distinction néologique entre les verbes peinturer et peindre ayant au moins théoriquement son effet dans la sémiologie générale du phénomène de la représentation.