Langage(s)

Vingt-neuf occurrences -- tous nombres confondus -- témoignent dans l'oeuvre d'une référence à cet objet, que Littré définit chastement comme "emploi de la langue pour l'expression des pensées et du sentiment" avant de s'élever à une généralisation: "moyen de s'exprimer par des signes", puis de redescendre au plus particulier: "manière de parler, quant aux intonations [...] manière de s'exprimer eu égard au sens, aux intentions". Nous sommes dans tous les cas au coeur d'une sémiologie particulière, historiquement conditionnée par l'état contemporain des réflexions sur le langage, dont les personnages de Corinne font l'expérience quotidienne, et que Mme de Staël connaît fort bien par ses contacts avec Schlegel, les frères Grimm, Humboldt et Sismondi.

La détermination du terme s'effectue à l'aide d'articles définis [2.2, 3.3, 9.2, 15.3, 15.4, 15.9, 16.1, 19.6, 19.7, 20.1] qui présentent la notion dans son extensité la plus large de système sémiologique. Il revient alors à une forme de caractérisation d'en restreindre l'acception à un sémème spécifique. Les articles indéfinis [1.2, 2.2, 5.3, 7.1, 7.2, 12.2, 15.8, 17.2] introduisent une valeur médiate de l'objet, non plus le système en tant que tel mais seulement l'instrument qui le concrétise. L'adjectif démonstratif [3.3, 4.6, 19.6], par anaphore ou cataphore associative, indexe le signe sur une représentation discursive de son contenu, et en autorise l'expansion qualificative. L'adjectif possessif [12.1, 13.5, 19.4] permet d'attribuer à un personnage une forme d'expression individualisée -- le langage de Corinne, d'Oswald -- à valeur distinctive, de telle sorte que l'objet "langage" se réduit à une manière typique de parler ou de s'exprimer. A l'inverse l'adjectif indéfini, adverbialement modalisé de manière superlative [8.1], oriente l'extensité du terme vers sa propre asymptote. Deux cas d'absence du déterminant [6.1, 18.2] signalent enfin la dématérialisation de cet objet à laquelle conduit une actualisation virtuelle.

Il est nécessaire, dans ces conditions, de sonder également les procédés de caractérisation du terme. Et de rappeler que cette dernière n'est pas obligatoire [5.3, 6.1, 15.9] si le signe se suffit à lui-même. Lorsque la caractérisation intervient, elle se réalise à l'aide d'adjectifs qualificatifs épithètes: "variés" [2.2], "mélodieux et coloré" [3.3], "mélancolique et voilé" [4.6], "convenu", "ingénieux" [7.2], "idéal" [15.4], "poétique" [19.6], "harmonieux" [19.7], voire "toscan" [20.1]; les deux dernières formes inclinant vers une superposition approximative du langage et de la langue. Éventuellement, ces adjectifs peuvent-ils être renforcés par une modalisation adverbiale intensive: "si déclamatoire, si diffus, si abondant" [7.1], "si misérablement dégradé" [19.6], exemples dans lesquels on prend conscience de ce que l'expression émotive du jugement passe nécessairement par une rythmisation singulière de l'énoncé. La construction adnominale spécifie:

a) le champ notionnel dans lequel la notion de "langage" se déploie: "de la poésie" [3.3], "de la musique" [9.2, 15.4], "de sentimentalité" [15.8];

b) l'espace géographique de son extension: "d'Italie" [19.7], "des divers états de l'Italie" [16.1], et l'on voit indirectement ici ce qui assure le triomphe de la langue française comme langue de culture au XVIIIe siècle, son unité au regard des langages -- entendons dialectes -- pratiqués dans les pays circumvoisins;

c) le sujet de sa pratique: "de Corinne" [15.3]

d) une qualité intrinsèque de sa forme: "la pureté du --" [18.2]

La construction attributive: "pour le vulgaire" [12.2] liée à une détermination particularisante permet de suggérer des niveaux de qualité différents de cet objet, qui passe ainsi du domaine de l'essence aux diverses formes matérielles de sa réalisation. L'adjectif attribut de l'objet en couple coordonné: "tendre et aussi serein" [15.3] n'apparaît qu'une seule fois, marque de la difficulté à caractériser cette notion d'un point de vue totalement extérieur à elle-même. L'expansion relative ajoute souvent un degré supplémentaire de précision au fait de la caractérisation adjectivale lui-même: "qui pénètre si profondément..." [4.6], "que les augures.." [12.2], "qui ne fait que mettre de l'affectation..." [15.8], "qui devenait une poésie..." [19.6], "qu'on lui avait annoncé" [19.7]; mais elle peut tout aussi bien se substituer seule à celle-ci: "que vous comprenez" [1.2], "qu'on sent au fond" [2.2], "qu'elle parlait trop bien" [12.1]. L'ensemble de ces procédés renforce l'idée que le langage, en tant qu'objet, possède une représentation complexe réfléchissant assez bien l'image qu'en donnent certains contemporains.

Les emplois syntaxiques de "langage" font apparaître son rôle comme sujet de verbes tels que "diffère" [3.3], "s'est formé" [3.3], "convient" [4.2], "n'existera plus" [8.1], "s'accordait" [15.4], "est" [19.6], "commençait" [20.1], ce qui confirme la puissance agentive dont ce terme est doté. Dans la fonction complément, le terme est directement régi par des verbes tels que: "parler" [1.2], "ont" [7.1], "s'est créé" [7.2], "trouvé" [15.3], "pris" [15.8], "inspire" [17.2], "empruntait" [19.4] qui exposent à l'inverse sa nature de produit, dans un balancement de conception typique de l'époque entre ergon et energeia. Ou il est introduit en tant que circonstanciel à l'aide de prépositions: "dans" [2.2, 4.6, 9.2, 15.9], "par" [7.2], ou "parmi" [16.1], ou d'un adverbe de comparaison: "comme" [5.3], qui soulignent l'aspect instrumental de l'objet.

Sans qu'il soit réellement possible de dégager de grandes tendances des cooccurrences observables, on notera que "langage" figure à proximité des évocations de la peinture et de l'architecture [3.3, 15.4], de la musique [6.1, 9.2], de la poésie [7.1, 7.2, 19.6], qui le confirment dans sa nature sémiologique générale; mais, employé également à proximité de termes désignant la parole et les fats d'énonciation [13.5, 15.3, 15.8, 18.2], il devient très souvent une forme de parasynonyme, alternativement ennoblissant ou généralisant, de "langue" en tant que support générique de la communication. Pris ainsi entre l'idéal de sa forme et la matéralité de ses réalisations, le terme est particulièrement caractéristique des préoccupations d'une époque et du souci expressif de Mme de Staël(15).

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Notes

15. On se rappellera nécessairement à cet égard le début du chapitre 12 de l'ouvrage de Humboldt, Über die VeschiedenheitDe la Diversité de construction du langage humain et son influence sur le développement spirituel du genre humain, traduit sous le titre de Introduction à l'œuvre sur le kavi, Le Seuil, Paris, 1974: "Le langage, compris dans son essence véritable, est quelque chose de continûment et à chaque instant transitoire. En elle-même sa conservation par l'écriture n'est jamais qu'un stockage incomplet, momifié, qui a malgré tout besoin encore qu'on cherche à en rendre sensible l'exécution vivante. En lui-même il n'est pas une œuvre (Ergon), mais une activité (Energeia)".