Langue(s)

Avec ce vocable nous touchons donc à l'un des principaux objets de réflexion de l'ouvrage. Les 25 occurrences au singulier et 10 au pluriel définissent un spectre d'emploi original, qui contraste vivement avec ce que nous avons pu relever précédemment des autres termes étudiés. En effet, l'appropriation de l'objet par les sujets de discours se révèle ici fortement prégnante. La détermination du substantif fait intervenir au singulier une quantité significative d'adjectifs possessifs [3.1, 3.3, 7.1, 7.3 (2 occ.), 10.6, 14.3 (2 occ.), 19.2] qui soulignent ce rapport particulier. L'article défini, pour sa part [2.3, 3.2, 3.3, 6.4, 7.2, 8.4, 9.1 (2 occ.), 10.6, 14.3 (2 occ.), 15.8], recouvre les deux nombres et induit à chaque fois une caractérisation complémentaire, comme on le verra ci-dessous, qui réduit l'extensité de l'objet à une représentation spécifique. L'article indéfini [3.1, 3.3, 7.2, 19.6], même regroupé avec l'adjectif indéfini [3.3, 10.5], s'avère d'emploi beaucoup plus restreint: il est difficile de laisser cet objet dans un état prolongé d'indétermination. L'adjectif démonstratif est là pour pointer sur lui et le désigner en relation avec un contexte qui caractérise le terme [2.3, 16.4, 19.6], car chaque "langue" en propose une représentation distincte, ce que rappelle l'emploi des adjectifs numéraux cardinaux [3.1, 7.1]. De la langue, entité massive, aux langues, entités diversifiées, la transition s'effectue par les formes de caractérisation de l'objet.

Sous cet aspect, on notera que "langue" a la particularité de ne pouvoir se passer de caractérisation. Lorsqu'aucune procédure d'épithétisation apparente ou d'expansion n'est employée, la détermination possessive produit déjà cet effet de restriction. L'adjectif épithète explicite, quant à lui, fait apparaître une répartition assez nette entre une caractérisation politico-géographique: "italienne" [2.3, 9.1], "anglaise" [8.4], et une caractérisation plus évaluative de qualités: "enchanteresse" [3.3], "belle" [7.3], "flexible" [15.8], "forte et serrée" [16.4], "chérie" [19.6]. Envisagée dans son rapport à l'individu, la langue donne à lire par sa caractérisation une opposition entre "naturelle" [3.1], "maternelle" [7.3, 14.3], d'une part, et "étrangère(s)" [3.2, 6.4, 7.1], "différentes" [3.1], d'autre part. Un cas particulier est représenté par des épithètes détachées, adverbialement modalisées et coordonnées: "si pompeuse et si sonore" [2.3]. De cet ensemble de faits, il est possible d'induire la force du rapport épilinguistique unissant dans Corinne le sujet de l'énonciation -- narrateur ou personnage -- à ce que Littré définit comme "l'ensemble des règles qui régissent un idiome, et cet idiome lui-même considéré par rapport à sa correction". L'expansion relative est relativement plus rare, en raison du contenu puissamment affirmé par ailleurs de l'objet: "dans laquelle" [7.2], "dont" [10.6], "qui" [2.3, 3.1, 3.3, 9.1, 16.4] en sont les introducteurs. La caractérisation introduite spécifie généralement une modalité du rapport de l'individu à la langue: connaître, comprendre, ne pas comprendre, etc. Les constructions adnominales sont encore plus rares: "des vers" [7.2], "de l'Europe" [16.1], "du nord" [2.3], qui font osciller l'objet entre nature et localisation.

Les fonctions syntaxiques dévolues à "langue" permettent de mieux saisir le contenu puissanciel de ce terme. Sujet, il régit le verbe être soit au conditionnel [7.1], soit à l'indicatif présent [7.2]; ou les verbes et locutions se prêter [9.1], faire mal [19.6]. Mais, bien plus souvent, ce substantif revêt des fonctions de complément:

a) soit sous la forme d'objet direct, régi par: "faire entendre" [2.1, 14.3, 19.6], "faire valoir" [7.3], "parler" [3.1, 6.4, 10.6, 14.3, 15.8, 16.4], "prononcer" [19.2], "savoir" [7.1 (2 occ.)], lesquels soulignent le rapport étroit de la langue objet à la perception qu'en ont alternativement les sujets du langage par l'audition et l'élocution, d'où naît la valeur singulière de chacune.

b) soit en tant que circonstant [2.3, 3.2, 3.3, 7.3, 10.5] spécifiant la nature de l'objet "langue" en relation avec les conditions de détermination antérieurement précisées.

"Langue" est donc soumis par la syntaxe à la nécessité d'être un terme initiateur de relations axiologiques. La valeur de l'objet est relative soit aux caractérisations que portent sur lui les utilisateurs, soit aux circonstances dans lesquelles celui-ci est employé.

Les cooccurrences lexicales font d'ailleurs apparaître quelques régularités notoires; en particulier l'association fréquente du terme avec des vocables du champ sémantique de l'émotivité: "touchant et sensible" [2.3], "sentiments" [3.1, 7.1], "émotion" [3.3], "imagination" [7.3], "gaieté" [9.1], "innocence", "malice", "touchante fraternité" [10.5], "plaisir" [14.3], "douleur" [2.3], etc., qui renforcent le caractère fortement transactionnel de l'objet.

Ce dernier s'inscrit alors dans une perspective qui rappelle le modèle ternaire de représentation du langage élaboré par Humboldt: truchement d'une compréhension intellective (Verständnis), mode d'expression et d'affinement d'une expérience sensorielle (Empfindung), et enfin structuration (Gestalt) de la pensée dont les langues, dans leurs diversités, rendent compte. Et notamment par leurs mots.

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