Mot(s)

Ce terme essentiel dans le dispositif stylo-sémiotique de Corinne(16) est employé 84 fois au singulier et 88 fois au pluriel, fréquences élevées signalant une polyvalence d'effets de sens potentiels, heureusement réduits par les conditions de détermination contextuelle du vocable.

Celles-ci -- tous nombres confondus -- font rapidement apparaître:

a) le faible nombre d'occurrences où intervient l'article défini: [1.3, 3.3, 7.1 (2 occ.), 7.2 (2 occ.), 9.1 (2 occ.), 12.2, 13.7, 14.1 (2 occ.), 16.5, 20.1]

b) à l'inverse, une très importante proportion de déterminants indéfinis faisant osciller la saisie de l'extensité du mot entre la virtualité des généralisations et l'actualité singulière du numéral. Les articles simples assument cette fonction ambiguë: [1.1, 1.3 (2 occ.), 2.2, 3.2 (2 occ.), 3.3, 4.4, 6.1, 6.2, 7.1, 7.2, 8.1, 9.3, 10.5, 11.3 (2 occ.), 11.4, 12.1, 12.2 (4 occ.), 13.4, 14.1, 15.2, 17.1 (2 occ.), 17.3, 18.6, 19.2, 19.6]; il faut recourir à l'adjectif "seul", en général dans une tournure négative, pour réduire cette ambiguïté et la convertir en numération explicite de l'unité: [3.2, 8.1 (4 occ.), 8.4, 17.5 (2 occ.), 17.8, 20.3, 20.5]; la locution "de plus" assume le même rôle: [3.3, 9.3, 15.3]. Des adjectifs à valeur proprement indéfinie ou distributive peuvent également se charger de cette fonction: [2.4, 3.1, 3.2, 3.3, 4.2, 5.1, 6.4, 7.2, 8.1, 8.4, 9.2, 10.5, 12.1 (2 occ.), 12.2 (2 occ.), 14.1 (2 occ.), 18.4].

c) mais surtout l'extraordinaire fréquence d'emploi des formes démonstratives -- "ce", "ces" -- qui articulent la relation métalinguistique du vocable avec son environnement contextuel, qui fait place très souvent à la narration des conditions spécifiques de l'énonciation. Ainsi "Mot(s)" renvoie autant au signe lui même en tant que forme de langue qu'au contenu des paroles antérieurement prononcées en tant que sens dans le discours: [1.3, 3.2, 3.3 (2 occ.), 4.1 (2 occ.), 4.3, 4.6, 5.1 (3 occ.), 5.2, 6.4, 8.1 (2 occ.), 9.2, 10.2, 10.5 (2 occ.), 10.6, 11.3, 12.1, 12.2 (4 occ.), 13.2, 15.2, 15.3 (2 occ.), 15.4, 15.5, 15.7, 16.3 (4 occ.), 16.5 (3 occ.), 16.6, 17.5, 17.7, 17.8 (2 occ.), 17.9, 18.1 (2 occ.), 18.3, 19.1 (2 occ.), 19.2, 19.5, 19.7, 20.2 (2 occ.), 20.4]. "Corinne rougit à ce mot..." [p. 94] renvoie non seulement à l'assertion de lord Nelvil, en l'occurrence simplement désigné par Oswald: "Vous avez beaucoup réfléchi sur le sentiment, madame", mais aussi au ton avec lequel s'énonce cette assertion que le narrateur rapporte en incidente: "dit Oswald avec amertume".

d) au regard de ces ensembles compacts, une seule occurrence de la détermination par adjectif possessif [7.3], souligne le fait que l'objet langagier mot est difficilement appropriable et ne vaut que par les échanges dans lesquels se définissent les conditions de son acceptabilité en tant que support de sens effectif.

Il revient à la caractérisation affectée à ce terme de préciser les valeurs susceptibles d'être induites de ces emplois.

Notons, à cet égard le caractère non nécessaire du procédé, affirmé par une importante quantité d'emplois où le terme se suffit à lui seul [1.1, 1.3, 4.1, etc.],ce qui confirme la puissance holistique du terme. Lorsqu'un effet de caractérisation syntaxique est nécessaire, il se manifeste à l'aide d'adjectifs épithètes: "français" [3.2], "si simples" [4.4], "mélancoliques" [8.1], "le plus dur" [14.1], "terrible" [16.3], "les plus communs" [16.5], ou attributs: "pleins de" [3.1], "doux" [19.4], "écrits" [17.8], qui soulignent généralement la nature ou les effets impressifs du vocable.

L'expansion relative ou circonstancielle précise le contenu du terme, et confirme le statut du mot en tant forme du sens soumise aux effets du contexte: "qui les rappelle" [2.2], "qui deviennent" [3.3], "qui n'excitaient" [4.2], "qu'il ne sentît" [6.1], "qui pût détruire ou confirmer" [11.3], "qui ne fût convenable" [12.1], "que je disais" [12.1], "dont il s'agit" [12.2], "que l'accent" [12.2], "qui fût religieux" [12.2], "que rien ne peut racheter" [13.4], "qu'il soit possible d'entendre" [14.1], "qui répondît" [14.1], "qui n'avait eu" [14.3], "qui éclairèrent" [15.3], "qui pût faire supposer" [17.5], "qui dût faire croire" [17.5], "qui désespéraient" [17.8].

La construction adnominale est très réduite: "d'allemand" [1.3], "du comte d'Erfeuil" [3.2], "d'Oswald" [19.6], indiquant seulement une nature ou une origine. Il revient, dans ces conditions, à une étude des fonctions syntaxiques assumées par "mot(s)" de préciser les valeurs sémantiques dévolues à ce terme dans le dispositif sémiologique de Corinne.

La fonction sujet est assumée par ce terme lorsque ce dernier régit des verbes ou locutions exprimant la capacité impressive intrinsèquement incluse en lui: "agit sur" [4.4], "avait frappé" [8.1], "dissipa l'inquiétude" [8.1], "étaient si sombres" [12.2], "remuent encore" [12.2], "vous troublent" [12.2], "mettait au désespoir" [14.1], "devint solennel" [14.3], "parut révéler" [16.6], "firent tant d'impression" [17.5], "firent tressaillir" [18.1], "attirèrent l'attention" [19.2], "parut assez doux" [19.4], "blessa" [19.6], "semblait froid" [19.6], "signifiait" [19.7]. Ou lorsque le verbe permet de mettre en valeur le caractère d'objet du mot, comme dans le cas de la voix passive: "(n')était prononcé" [6.2, 14.1], "ont été prononcés" [10.5]ou médio-passive: "ne se disait" [11.3]; ainsi que dans le cas des phrases attributives: "ont quelque chose de pittoresque" [3.3], "ont en eux-mêmes un air de fête" [7.1].

Ce caractère en quelque sorte matériel et physique du mot, qui fait de lui le moyen de la conversion des pensées, des sensations et des émotions en discours, assigne à la fonction de complément d'objet direct une prépotence remarquable. "Mot(s)" est alors régi par des verbes tels que: "dire" [1.1, 1.3, 3.1, 3.3, 6.1, 6.4, 8.1, 9.3 (2 occ.), 10.6 (2 occ.), 11.3, 12.1 (2 occ.), 12.2, 13.4, 14.1 (2 occ.), 15.4, 15.9, 16.3, 16.5], "savoir" [1.3], "prononcer" [2.2, 4.6, 5.1, 7.2, 8.1 (2 occ.), 8.4, 9.2, 15.7, 16.3 (2 occ.), 16.6 17.5, 17.8, 19.5, 19.6, 20.3, 20.4, 20.5], "ajouter" [3.3], "attendre" [6.1], "relever" [12.1], "retenir" 12.2], "citer" [14.1], "répondre" [15.3], "étudier" [17.1], "permettre" [10.5, 17.5], "prendre" [18.6], "achever" [1.3, 4.1, 5.1, 8.1, 9.2, 12.2, 13.2, 15.2, 15.3, 16.3, 19.7, 20.2, 20.4], "rendre" [2.4], "former" [12.2], "découvrir" [14.1], "trouver" [17.8], "voir" [19.1]. Cette série insiste sur le processus d'articulation élocutoire du mot avant de marquer l'effet produit par celui-ci.

"Mot(s)" est ainsi amené à assumer la fonction de complément circonstanciel dans des contextes tels que: "jouait avec" [1.3], "souffrait à chaque" [3.2], "commença par" [3.3],"rougit à" [4.1], "se complaire dans" [7.1], "tout finir avec" [7.2], "suspendue à" [7.3], "se trahissait par" [8.4], "terminer par" [10.2], "saisir par" [11.4], "comprendre par" [12.1], "se tut après" [12.1], "répondis à" [12.2], "tressaillit à" [15.5, 16.3, 16.5], "pâlit à" [16.5], "entendez par" [16.6], "finissaient par" [18.3], "coulèrent à" [20.5]. La dénomination grammaticale est en l'occurrence particulièrement mal adaptée à la fonction stylo-sémiotique de ce terme, dont voit par les présents exemples qu'il est sémantiquement conçu non pas comme un élément accessoire, mais comme une cause toujours efficiente et active [4.4]. La parfaite réversibilité factitive de "X tressaille à ces mots" et "Ces mots firent tressaillir X" [18.1] confirme l'équipotence sémantique des deux fonctions sujet et circonstant, et souligne l'importance de la locution détachée "A ce(s) mots..." [4.1, 7.3, 8.1, 12.2, 13.4, 15.3, 17.9, 20.2], par laquelle s'introduit généralement la relation expressive d'un fait d'émotivité. Il n'est pour s'en convaincre que de retourner à l'évocation des effets dramatiques induits par les mots dont souffrent successivement Corinne [16.3] et Lucile [16.5].

Les remarques antérieures ont suffisamment montré les contextes lexicaux dans lesquels intervient "Mot(s)" pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'appesantir longuement sur les cooccurrences les plus remarquables. Je signalerai seulement la fréquente proximité de termes tels que " parole(s) ", " langue ", " lettre ", " livre ", " vers ", " poëme " et " silence ", qui définissent l'aire lexicale et sémantique sur laquelle "Mot(s)" déploie textuellement sa signifiance générale. Pour particulariser cette dernière, diverses réalisations en parties de discours sont possibles. L'une d'elle est fortement mise en valeur dans Corinne.

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Notes

16. Que Littré glose: " Son monosyllabique ou polyssyllabique qui a un sens "...