Parole(s)

Le grand nombre des occurrences de ce terme -- 33 au singulier et 100 au pluriel -- confirme l'importance dans Corinne du procès élocutoire. Corinne déclame ou conduit avec Oswald des raisonnements fermement argumentés et articulé; les autres personnages dialoguent en échangeant souvent de véritables tirades, tandis que la narration succombe fréquemment à la tentation de disserter. Il n'y aurait pas d'excès à dire que Corinne place la parole au premier plan des préoccupations de Mme de Staël, qu'elle soit directement mise en scène ou indirectement mise en perspective commentative.

La détermination de ce signe est à cet égard significative du sémème différent revêtu par lui selon que le terme est au singulier ou au pluriel. Dans le premier cas, "Parole" renvoie principalement à l'acte de parler en tant que tel, faculté et usage confondus. Dans le second cas, "Parole" renvoie aux éléments du langage parlé précédemment évoqués sous la forme de mots ou suite de mots servant à exprimer la pensée. "Parole" oppose donc les formes définies de l'article [1.1, 2.2, 3.2, 4.1, 4.1, 6.4 (2. occ.), 7.2 (2 occ.), 7.3, 12.2, 15.2, 19.4 (2 occ.), 19.5], indéfinies [1.4, 9.1, 10.2, 11.3, 14.1, 15.2, 16.5], moins fréquentes, et -- plus rares encore -- celles de d'adjectif indéfni [4.3, 9.2], du possessif [4.6, 12.2], du démonstratif [7.2], et de l'adjectif exclamatif [13.1].

"Paroles" évolue quant à lui dans une aire de détermination modifiant substantiellement ces proportions. L'article défini perd sa prépondérance [2.3 (2 occ.), 3.3, 6.2, 6.4 (2 occ.), 7.2, 8.3, 9.2, 11.2, 11.3, 12.3, 12.2, 16.2, 17.9, 19.4, 19.6, 20.4], comme si la réduction de l'extensité du substantif n'importait guère plus que la restriction d'extension à laquelle procède l'article indéfini [3.3, 6.4, 7.2, 8.4, 9.1, 10.5 (3 occ.), 12.2, 16.5, 18.1, 18.4 (2 occ.), 18.6, 19.1, 20.3]. En revanche, l'indexation à laquelle procède le démonstratif importe beaucoup plus, étant l'instrument idéal des effets de cataphore et d'anaphore associatives indissolublement liés à la désignation du contenu de la parole: [2.2, 2.3 (2 occ.), 3.1, 4.1, 4.4 (2 occ.), 5.1, 6.2, 6.4, 7.3, 8.1, 10.5, 11.3, 12.2, 13.2, 13.3, 13.5, 13.6 (2 occ.), 14.2, 14.3 (3 occ.), 15.1, 15.7, 15.9, 16.3 (3 occ.), 16.5, 17.8 (3 occ.), 18.1, 18.3, 19.1, 19.6 (2 occ.), 20.2 (2 occ.)]. Grâce à cette mise en valeur, le pouvoir efficace de la parole est une nouvelle fois affirmé comme un des grands moteurs de l'action dans Corinne: "Ces paroles mirent un terme aux questions du comte d'Erfeuil" [3.1]. Ce qui a été proféré n'est pas seulement rappelé, et synthétisé, mais voit son contenu doté d'une action postérieure à l'énonciation. L'appropriation de la parole au moyen d'un adjectif possessif [3.2, 3.3, 7.1, 8.1 (2 occ.), 8.4, 10.5, 10.6, 13.4, 13.7, 16.8, 19.1], plus réduite, joue essentiellement comme un moyen d e faire varier la distance des énonciateurs par rapport aux diverses situations dans lesquelles une parole est ou a été proférée; distance minimale dans le cas de "nos", moyenne dans celui de "vos" et maximale dans les cas de "ses" ou "leurs". Jamais un personnage ne s'arroge le droit de citer ses propres paroles individuelles par un "mes", comme s'il subsistait ici quelque trace du "moi haïssable" des classiques jansénistes. On ne relèvera que 3 occurrences de l'adjectif indéfini: [9.2, 15.3, 19.2], et un seul du numéral [17.8].

L'observation des conditions de caractérisation de "Parole(s)" donne à constater l'extrême discrétion de l'épithétisation de la forme singulière: "indiscrète" [7.2], "naturelle" [10.2], "inutile" [11.3], "sensible" [16.5]. Les adjectifs en fonction d'attribut sont encore moins fréquents: "digne" [4.3], "étrangère" [19.5]. Au pluriel, l'épithétisation est toujours relativement réduite: "italiennes" [2.3], "empreintes de joie" [2.3], "nobles et pures" [4.4], "douces" [5.1, 10.5, 16.3, 20.3], "dures" [6.4], "insignifiantes" [6.4, 16.5], "affectées" [7.2], "si naturelles et si sincères" [8.1], "indifférentes" [8.4], "obligeantes" [10.6], "sinistres" [13.2], "délicieuses" [14.3], "sensibles" [15.3], "cruelles" [17.8], "sérieuses" [18.1], "laconiques" [19.1], "aimables" [19.6]. Les adjectifs en fonction d'attribut sont plus rares encore: " diverses " [2.3], " dures " [6.2, 20.2].

L'expansion relative expose la même disparité de proportion. La forme singulière est peu soumise à ce processus: " qu'on dirait ou qu'on entendrait " [15.2], " qui n'eût rien dit " [19.4]. La forme plurielle en propose de plus nombreuses illustrations: " qui venaient de lui échapper " [6.2], " qu'il s'était permises " [6.4], " que doivent dire les personnages " [8.3], " que l'on chante " [9.2], " que votre père vous adresse " [12.2), " qui me firent une impression " [14.2], " que Lucile prononça " [16.5], " qui l'effrayaient elle-même " {18.4], " qui auraient ému profondément " [18.6], " que je vous rendrai fidèlement " [20.2], " qu'elle allait prononcer " [20.5]. Le processus équivaut sémio-logiquement à une épithétisation renforçant le caractère ergatif de la notion. Les constructions adnominales sont ignorées ou presque au singulier: " parole d'honneur " [12.2] est lexicalisé, " parole de fer et de feu " [13.1] figure dans un contexte hautement rhétorique. Au pluriel, les formes plus fréquentes signalent la force instigatrice du langage: " de notre plus grand poëte " [2.3], " l'escrime de la parole " [7.2], " paroles de mon père " [12.2], " paroles de mon délire " [12.2], " paroles de Monti " [14.3], " paroles de son époux " [19.4]; ou le produit de cet acte de langage: " sens des paroles " [9.1], " facilité de la parole " [15.2], " effet des dernières paroles " [16.5], " la fin de ces paroles " [18.1], " l'usage de la parole " [19.4].

Les fonction syntaxiques renforcent l'impression d'une différence significative d'emploi entre le singulier et le pluriel. Au singulier, en effet, la fonction sujet est largement supplantée par la fonction complément. " Parole " peut régir des verbes ou locutions tels que: " ne semble digne " [4.3], " ne pouvait dire " [7.3], " ne peut exprimer " [9.2], " ferait un mal insupportable " [10.4], " aurait pu lui être adressée " [16.5], " semble étrangère " [19.5], qui font apparaître un fort indice de modalisation énonciative, majoritairement appliqué à des énoncés de polarité négative. En revanche, " Parole " est régi comme complément d'objet direct par: " adresser " [7.2], " proférer " [1.4], " dire " [9.1, 11.3 (2 occ.)], " prendre " [2.2, 7.2], " reprendre " [3.2, 4.1, 12.1], " donner " [4.6, 12.2], " couper " [6.4 (2 occ.)], " rencontrer " [10.2], " demander " [10.6], " tenir " [12.2], " faire entendre " [14.2], " regretter " [19.4], qui soulignent le fait que l'objet constitue avant tout une forme d'échange. En tant que complément indirect ou circonstanciel, le terme est introduit par: " convenir à " [4.2], " représentés par " [7.1], " se repentir de " [7.2], " suffire de " [15.2].

Au pluriel, les proportions s'inversent, ou, tout au moins s'équilibrent. " Paroles " en tant que sujet régit: " être " [2.3 (2 occ.), 6.2, 13.7, 15.1, 16.2, 16.5, 20.2], " mettre un terme " [3.1], " exprimer " [3.3], " dissiper " [4.1], " troubler " [4.4], " remuer " [6.4], " venir " [6.4], " amener " [7.2], " servir " [8.1], " se traîner " [9.2], " se perdre " [10.6], " signifier " [12.2], " faire du mal " [13.3], " faire du bien " [16.3] " faire partager " [13.4], " faire frissonner " [15.7], " rappeler " [16.3], " inspirer " [18.3], " avoir rapport " [19.6], " attendrir " [19.6]. En tant que complément, " Paroles " est objet direct de " avoir " [20.3], " prononcer " [4.4, 8.4, 13.5, 15.9, 16.3, 17.8], " repousser " [6.4], " articuler " [6.4], " dire " [7.3, 14.2, 14.3, 15.3, 17.8, 19.2, 20.2], " entendre " [8.1], " écrire " [8.3], " écouter " [9.2], " combattre " [10.5], " se rappeler " [10.5, 17.9], " répéter " [11.3], " trouver " [12.2], " inspirer " [13.6], " chanter " [14.3], " accueillir " [17.1], " trahir " [18.4], " approuver " [19.1], " recueillir " [19.4]. C'est-à-dire de verbes référant soit à l'acte soit au contenu des paroles. En tant que complément indirect ou circonstanciel, " Paroles " figure au voisinage de: " tressaillir " [2.2], " s'intéresser à " [3.2], " séduire avec " [3.3], " répondre à " [5.1], " se trahir par " [6.2], " se rassurrer par " [6.4], " charmer par " [7.1], " influer sur " [7.2], " mêler à " [7.2], " revêtir de " [10.5], " réunir dans " [10.5, 11.3], " troublé de " [12.1], " familiariser avec " [12.2], " annoncer par " [13.2], " émouvoir par " [13.6], " faire sentir dans " [16.8], " frappé de " [17.8], " interrompre par " [19.1], " attendrir par " [19.1], " atterrer par " [19.6].

Tous ces postes syntaxiques définissent des entourages propices à le définition de cooccurrences préférentielles; parmi celles-ci, je retiendrai plus particulièrement les verbes factitifs exprimant un effet de sens émotif: faire frissonner, tressaillir,du mal, du bien; émouvoir, etc., qui exposent la puissance agissante de la parole dite et vécue en tant que telle dans Corinne. Mais " Parole(s) " donne une représentation en quelque sorte globalisée du procès de langage. Le XVIIIe siècle, comme on le sait, se signale par son aptitude analytique, son sens de l'ordre et la promotion qu'il a assurée à la construction directe dans cet organisme linguistique qui a pour nom " Phrase "(18).

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Notes

18. Renvoyons à ce sujet à l'ouvrage de Jean-Pierre Seguin: