L'étamine des idéologiesJacques-Philippe Saint-GérandUniversité de Clermont-Ferrand II |
"Il n'y a plus rien d'original, aujourd'hui
à pécher contre la grammaire..."
Victor Hugo (Le Conservateur Littéraire,
5e Livraison, février 1820)
En-deçà et au-delà de l'événement révolutionnaire, dont il reste toujours à évaluer le véritable impact sur le système de la langue française et sa dynamique interne, les pratiques discursives quotidiennes des sujets parlants sont soumises à une codification de plus en plus contraignante, qui permet à une norme langagière, tant phonétique que morpho-syntaxique et lexicale, de s'édifier. De Desgrouais et ses Gasconismes corrigés (1768) aux ouvrages publiés autour de 1830, puis des Omnibus de langage et autres Langage vicieux corrigé des années 1845-1850, la définition et l'application de cette norme sont dictées avant tout par des considérations politiques et socio-culturelles. Ces dernières procèdent de l'évolution historique, certes, mais ne se présentent jamais que comme les reflets d'un univers déjà travaillé par la spéculation primitive de la langue. On peut toujours essayer de dresser la liste des faits d'expression qui auraient été altérés par le passage de la "Tourmente", pour reprendre le terme imagé de Ferdinand Brunot; il n'en reste pas moins que, quelque précis et développé que soit ce catalogue, la "Stabilité" du système s'affirme et se perpétue dans l'inconscience de chaque locuteur.
Nulle pathologie explicite, nulle révolution dans la sémiologie de la langue, si j'ose avancer cet anachronisme. Mais, probablement, comme l'ont pressenti Marcel Cohen et Jean-Pierre Seguin, une transformation radicale des rapports de la langue orale et de la langue écrite, ainsi qu'une modification profonde de la relation de chaque locuteur à son outil de communication : par le poids des contraintes externes pesant désormais sur elle, la langue française est entrée, dès 1789, dans la modernité d'une ère du soupçon... L.-S. Mercier expose cette transformation avec sa fougue ordinaire :
"Les révolutions se conduisent et s'achèvent par ceux qui mesurent et comparent ce qui est fait, et ce qui reste à faire : et les vertus morales deviennent d'autant plus nécessaires qu'on en a perdu toute idée, et que les dénominations injurieuses, c'est-à-dire les paroles dépourvues de sens, sont des arrêts de mort qui portent sur les citoyens les plus jaloux de la liberté et du bonheur de leur pays. Ce sont toutes ces phrases insignifiantes, et même celles qui étaient le plus inintelligibles qui ont été le ciment des prisons et des échafauds. Les chefs de parti ont osé s'en servir avec un succès qui atteste que dans une nation éclairée, le plus grand nombre ne l'est pas encore [...]."
.C'est la même idée qu'exprime M. Pellissier, en 1866, dans une présentation rapide de l'histoire de la langue française :
"Une apothéose insensée de la raison humaine et de ses égarements a comme effet naturel de mettre la loi morale, pour chaque homme, dans son sens individuel, pour la société humaine dans le sens commun, c'est-à-dire dans l'opinion de la majorité. Qui veut se soustraire aux caprices de ces deux tyrannies nouvelles doit opposer les principes aux principes, les opinions aux opinions; de là des discussions sans fin ni mesure, la dispute partout à la place de la foi; toute chose mise en question, c'est-à-dire livrée en pâture aux sophismes de la passion et de l'intérêt. Une fois lancé dans cette voie périlleuse, sans guide et sans boussole, sans principes fixes, l'homme s'aigrit par la dispute, il en vient bien vite à mettre en doute la bonne foi de son adversaire. De ce soupçon injurieux aux coups et à la guerre civile il n'y a plus qu'un pas; il était impossible que ce pas ne fût point franchi."
.On montrera donc ici que, dans ces conditions, la prolifération des manuels grammaticaux et lexicologiques normatifs, soutenue par une égale profusion de manuels correctifs, ne saurait révéler les véritables aspects d'une langue désormais troublée, non dans sa nature mais dans sa pratique, par les multiples réfractions de son composant idéologique.
L'unicité républicaine de la langue française, revendiquée contre le fédéralisme exténuant des dialectes et des patois, est énoncée comme un devoir par l'abbé Grégoire, qui peut ainsi réunir les dimensions éthiques et politiques de la langue. Cette collusion institue un objet nouveau dans la conscience des sujets parlants, qui est ce "français national", bientôt destiné à devenir par la voie de l'école et la voix des instituteurs le français de référence, dont on a, naguère, tant exploré la signification. Et qui se révèle être une merveilleuse machine à civiliser les individus...
Le sentiment d'appartenance à une communauté passe par ce partage d'un instrument de communication, qui légitime le titre de citoyen et introduit, dans la conscience de chacun, le clivage de la nature et de la culture, du spontané et du réfléchi, du privé et du politique, responsable du trouble avec lequel le langage est désormais envisagé comme principe manichéen de sélection, entre une parole et une langue officialisée qui se voient contraintes de cohabiter par force dans chaque locuteur, indépendamment de tout substrat, indépendamment même de la reconnaissance de tout idiolecte. Prodigieux nivellement qui permet à l'adstrat d'araser les particularités régionales, et de donner un nouveau sens à la "tabula rasa dont les Philosophes sensualistes reprenaient l'antique image pour exprimer la naissance au monde de l'individu. Mais arasement qui, sous prétexte de planifier l'étendue institutionnelle de la langue, reverse la variation linguistique dans les espaces de la déviance sous l'espèce de la faute.
C'est dans ce contexte qu'il faut revenir à la production métalinguistique française du début du XIXe siècle, pour en cerner les spécificités dans les divers domaines où elle se réalise. Et tout d'abord, dans le domaine du lexique. On sait, par exemple, que le Dictionnaire Universel de Boiste (Paris, 1800), au courant de ses différentes éditions, ne cesse de développer sa nomenclature, afin de mieux cerner l'évolution du vocabulaire dans les différents domaines où elle s'exerce : sciences, arts, manufactures, métiers, etc. Il en va de même pour les multiples éditions des Gattel, Letellier, Lemare et autres Vocabulaires de l'Académie via De Wailly..., quoique la prolifération y soit moins extensive. L'ambition de dresser un relevé exhaustif des mots français procède d'une illusion de complétude, qui repose la question de savoir dans quelles conditions les emplois d'un terme peuvent être enregistrés et légalisés comme usage par les différentes instances normatives qui l'évaluent.
Je n'apporterai évidemment pas ici de réponse à cette interrogation. Mais je ferai remarquer que, si les transformations du vocabulaire sont dépendantes pour une part de l'évolution des techniques et des savoirs, elle sont également imputables pour une autre part aux effets de sélection que réalise l'imaginaire collectif des sujets parlants. Le substantif "Causette", par exemple, ne figure pas dans les dictionnaires habituels; il est donc fautif de l'employer au sens de causerie. L'adjectif "Dînatoire" fait l'objet d'une critique rigoureuse, bien qu'il soit attesté dans le tirage de Laveaux du Dictionnaire de l'Académie, en 1802 :
"Cela peut lui donner plus de crédit, mais ne le rend certainement pas meilleur; et, à nos yeux, dînatoire sera toujours, malgré cet honorable patronage, un mot boursouflé, et qui pis est, un mot inutile. Que signifie un déjeûner dînatoire? un déjeûner qui tient beaucoup du dîner, par l'abondance des mets et l'heure où on le fait. Mais, dirons-nous, puisque vous réunissez ces deux repas, le déjeûner et le dîner, réunissez donc aussi les deux noms de ces repas, le déjeûner et le dîner, et vous aurez de cette manière une expression logique, plus brève et plus agréable à l'oreille que l'autre, et, de plus, autorisée par bon nombre de grammairiens, Laveaux entre autres. — Quant à cette autre locution l'heure dînatoire, nous la remplaçons par l'heure du dîner, et nous n'y perdons rien. Au contraire!"
.Comme on le voit ici, les critères logique et euphonique invoqués ne sont jamais que les masques d'une conception implicite de la normalité lexicale, dont le fondement est étranger au système propre de la langue. Une vague subsistance dialectale ne peut, dans ce cas qu'être prohibée : "On emploie souvent au jeu de cartes les mots pli et plie, pour signifier une main qu'on a levée. Ces mots ne se trouvent pas dans les Dictionnaires, et appartiennent exclusivement à quelque patois du Midi". Si les considérations sur le lexique font souvent apparaître la prononciation comme un élément discriminant du caractère fautif d'un vocable, c'est toujours en raison de cet arrière-plan anti-dialectal, susceptible de s'élargir d'ailleurs en sentiment de xénophobie linguistique ne connaissant que peu d'exceptions. Ainsi, à propos du mot "Examen":
"Ne vaut-il pas beaucoup mieux soumettre à notre prononciation nationale tout mot étranger qui passe dans notre langue, que d'aller laborieusement rechercher la prononciation de ce mot dans l'idiome auquel on l'emprunte? Dix, vingt, trente personnes, enchantées du vernis de savoir que cette prononciation exotique pourra répandre sur elles, se hâteront sans doute de l'adopter; mais la masse de la nation saura toujours, n'en doutons pas, repousser un pédantisme ridicule qui ne se plaît qu'à augmenter le nombre des difficultés d'une langue qu'elle ne parle à peu près bien qu'avec tant de peine, grâce à mille fantaisies de grammatistes. Examen a éprouvé le sort de vermicelle, club, violoncelle, etc., qu'on a voulu nous faire prononcer vermichelle, clob, violonchelle, etc., et qui ne se sont définitivement naturalisés parmi nous qu'en se francisant tout-à-fait. Le Trévoux, imité à tort par beaucoup de personnes, écrit éxamen. On ne doit jamais accentuer un e suivi d'un x."
.L'anglophilie, pourtant très séduisante aux yeux de quelques écrivains (Balzac, Vigny etc.), n'échappe guère à ce processus que par quelques termes abondamment utilisés, qui donnent l'occasion de considérations instructives sur les intrications de l'orthographe et de la prononciation ainsi que les conditions d'emploi du vocabulaire :
"Ponche : Tous nos dictionnaires écrivent ce nom de liqueur comme on le voit en tête de cet article. Mais, malheureusement pour nos dictionnaires, et pour la raison aussi (car il vaudrait beaucoup mieux que l'orthographe fût en complète harmonie avec la prononciation), personne ne suit cet exemple. Les gens instruits écrivent punch, par ce qu'ils disent que ce mot s'écrit ainsi dans la langue anglaise, à laquelle on l'a emprunté, et les ignorans qui se soucient fort peu d'étymologie, et ne suivent que l'usage, écrivent également punch, par ce qu'il n'y a pas aujourd'hui en France un enfant sachant lire qui n'ait vu sur quelque volet de limonadier ou même d'aubergiste, dans sa ville ou même dans son village, le nom de la liqueur que nous mentionnons ici, orthographié d'une tout autre manière, qu'il ne l'est dans l'Académie, Féraud, Boiste, Raymond, etc. Punch est donc un de ces mots, sur lesquels la raison perd ses droits de réforme, parce que l'usage s'en est définitivement emparé"
.On aura noté, en particulier, l'affirmation incidente d'une simplification de l'orthographe sur la base de la prononciation réelle de la langue (mais cette dernière, comme on l'a vu, est sujette à discussions et sériations), la distinction des personnes instruites et des autres, les rapports conflictuels souvent antagonistes- de la rationalité et de l'usage... Ce qui m'amène à envisager, sous l'aspect du lexique, une dernière considération, laquelle tient à l'observation désormais acquise de la dimension historique.
Une grande part des fautes relatives à l'emploi des mots tient à la subsistance d'un fonds archaïque, d'origine rurale, et préservé d'ailleurs dans les marges du développement officiel de la langue française, qui, on le sait, est le fait de la ville, politique, technique, artistique, philosophique, commerçante. Ces marges rurales décrivent précisément les espaces d'une culture non-citadine, et contraignent cette dernière à toujours rechercher une délimitation plus nette de son propre territoire. Le grammatiste, le puriste énoncent leur jugement dans un lieu, qui, jusqu'au XIXe siècle, se définissait uniquement dans la dimension de l'espace : la cour, la ville, mais qui, désormais, avec les acquis des recherches menées par les Antiquaires ou les premiers philologues (Champollion-Figeac, Raynouard, etc.), se doit d'intégrer la dimension temporelle. Dans une société qui découvre l'importance de l'Histoire pour mieux asseoir la spécificité de son présent, l'ouverture rétrospective du lexique vers le passé n'est pas encore perçue comme un facteur d'embellissement, exprimant le choix conscient par le locuteur d'un un charme d'expression désuet ou suranné. La rigueur de l'exclusion est d'autant plus forte que le lieu de son énonciation est travaillé par les impératifs contradictoires de la normalisation linguistique et de l'érudition philologique, de l'organisation centralisatrice et de la curiosité émancipatrice. Ainsi, à propos de cet éternel objet de dispute :
"C'est maintenant une faute si grossière de dire nentille pour lentille, que, malgré la mention accordée à ce mot par le Dictionnaire de Trévoux, nous n'aurions pas daigné nous y arrêter, sans le rapprochement assez curieux qu'il nous a donné lieu de faire entre le français du XVIIe siècle et celui de nos jours. Du temps de Ménage, celui qui aurait dit des lentilles eût passé pour un provincial ignorant. Il fallait prononcer nentilles pour être réputé homme de cour. Il ne convenait aussi qu'aux rustres de cette époque de dire : un canif, de la cassonade, un fusilier, un chirurgien, une tabatière, etc., au lieu de dire : un ganif, de la castonade, un fuselier, un cirurgien, une tabakière, etc. Les gens du bel air d'autrefois courraient grand risque, comme on le voit, de passer aujourd'hui pour des rustres. Lentille vient de lenticula, diminutif de lens."
.Le raisonnement est d'une simplicité biblique, son application a une finalité évangélique, mais son énonciation occulte une manipulation diabolique du corps social des locuteurs. En effet, l'observation de l'histoire permet d'affirmer un renversement complet des valeurs socioculturelles impliquées dans la langue, à partir du seul constat tautologique que la prononciation des mots ne cesse de varier sous l'influence de la variation des intérêts de la société... Il est alors possible d'exclure définitivement de la norme, dans le présent, tous les locuteurs qui reproduisent ces traits divers d'archaïsme. Comme l'ont montré les commentateurs récents de Féraud, ce dernier adopte une attitude infiniment plus prudente parce qu'il est un homme du XVIIIe siècle sensible aux progrès de la langue vers la clarté et la netteté doublé d'un écrivain soucieux de style. Mais Platt, et les grammatistes ou grammairiens instructeurs du XIXe siècle mettent résolument cette double postulation à l'écart de leurs préoccupations de standardisation. L'uniformisation de la langue et l'homogénéisation du groupe des locuteurs détenteurs d'un pouvoir passent par l'oubli de ce savoir intuitif de la langue que constitue le fait stylistique.
Or il y a là un paradoxe criant dont il faut chercher, maintenant, à expliciter les prémisses. En effet, la grammaire française du XIXe siècle, une fois libérée du joug sensualo-rationnel de l'Idéologie, ne cesse de dériver progressivement de la description des faits de langue vers l'assomption de leur valorisation stylistique. On peut donc s'étonner de voir, apparemment, lexique et syntaxe diverger au point que le premier nie l'intérêt du style dans l'organisation de la norme, tandis que la seconde revendique, au contraire, la pertinence de cet objet qui parfait la langue d'une touche ultime d'élégance. Mais, là encore, l'observation des tensions et des torsions qui affectent l'analyse des objets grammaticaux se montre révélatrice des enjeux occultes qui travaillent simultanément la langue et le corps de ses locuteurs.
Je partirai, pour cela, d'une définition habituelle de la grammaire dans les ouvrages du XIXe siècle encore soumis aux séductions des Idéologues, lesquels recommandent une tripartition significative : l'Idéologie donne les matériaux (rapport des signes aux idées), la lexigraphie les travaille (déclinaison des différentes formes du signe), et la syntaxe, enfin les emploie (arrangement, coordination des formes des signes), d'où la représentation imagée classique de l'activité discursive : "Celui qui veut construire un discours a donc trois sortes d'opérations à faire, et peut être comparé à un ouvrier qui voulant faire ou élever un édifice, doit connaître le bois et autres matériaux dont il a besoin, savoir leur donner les formes convenables, et le mettre chacun à leur place".
La syntaxe se situe ainsi au sommet d'un monument langagier dont elle parachève l'organisation au même titre qu'elle règle l'occurrence et la place des signes dans le modèle empirique. L'une et l'autre représentations du fait grammatical sont également en butte à la question de la faute, et répondent semblablement à sa provocation par une décision d'exclusion, qui doit être éclairée dans son fondement et mesurée dans son application.
Quelques exemples pour étayer cette affirmation. Après avoir élaboré un couple de règles régissant la représentation pronominale des substantifs, Lemare peut condamner des emplois pourtant attestés en littérature pour manquement à la règle de détermination du substantif, comme dans : "En devenant capable d'attachement, il devient sensible à celui des autres, et par là même attentif aux signes de cet attachement", ou pour manquement à la règle d'accord morphologique, comme dans : "La première Olympiade est marquée par la victoire de Corèbe; elles se renouvelaient tous les cinq ans, et après quarante ans révolus" L'objectif pédagogique de Lemare le place ainsi dans la situation de condamner, pour ce qu'elles sont cacologiques, des formes d'expression que la grammaire peut sauver, par ailleurs, du discrédit au nom d'un effet de syllepse, fondé sur l'évaluation rhétorique de leur aptitude à rehausser le style d'un énoncé. Et je n'envisage pas même là le seul cas de la grammaire empirique, mais aussi celui de la grammaire idéologique.
Serreau et Boussi, qui peuvent être considérés comme les auteurs du dernier grand manuel de grammaire générale, ont justement recours à ce principe pour expliquer le fait que nombre de phrases qui ne sont pas entièrement correctes par rapport à la lettre de la grammaire, le sont au regard de l'esprit et de l'expressivité : "S'il fallait ramener toutes nos constructions à une forme logique, il est une foule de phrases qui sont reçues à la faveur de la syllepse et qu'il faudrait condamner, puisque les rapports paraissent s'y heurter également.".
Il s'instaure ainsi une sorte de casuistique grammaticale dans laquelle il est plus important d'être fidèle aux besoins de l'efficacité expressive, démonstrative ou persuasive qu'aux nécessités de la correction idéologique. Le conditionnement stylistique de l'expression déséquilibre ainsi la construction des énoncés, et étonne le socle logique de la pensée dont ils procèdent. Le déplacement est important parce qu'il se réalise au même instant où, simultanément, la grammaire tend à se codifier rigoureusement, avec ses listes impressionnantes de règles et d'exceptions, tandis que la littérature revendique le droit à s'affranchir des principes du perfectionnement grammatical. Cyprien Desmarais, par exemple, expose nettement ce processus d'émancipation qui procède de l'évolution générale des mentalités, de la transformation des finalités de la littérature, et des mutations politiques de la société; après avoir rapporté l'histoire de la littérature et du goût littéraire français jusqu'aux premières années du XIXe siècle, il écrit:
"Ce qu'elle [la littérature] aime est quelque chose de vague et d'inattendu; elle recherche les contrastes, et elle secoue toute règle et tout frein, afin que la sensibilité soit plus impétueuse et plus brûlante. Une autre circonstance vient encore favoriser cet abandon et cette licence du style. Les moeurs ont perdu, comme la politique, par l'effet des révolutions, leur centre d'unité. Tout marche au hasard; la littérature elle-même participe à ce désordre, qui doit contenir en elle-même une foule d'éléments qu'il n'est pas facile de rattacher à un même lien. Et c'est là que se trouve le plus dangereux écueil, soit pour la pureté de la langue, soit pour le génie littéraire lui-même. Quand l'art s'adresse à la foule, il n'a plus de juge pour cette partie délicate de l'art qui tient à l'observation de ses propres règles."
.La tradition ancienne, qui consistait à relever des fautes ou des maladresses grammaticales dans les textes des plus grands auteurs, se poursuit encore dans les pages du Journal Grammatical, dans les annotations que la mère de Vigny met en marge des poèmes de son fils, et dans d'autres lieux encore, qui sont marqués par l'esprit des temps anciens. Les contemporains, selon une conception que Girault-Duvivier est un des premiers à mettre en pratique dans sa Grammaire des Grammaires (1812), et que Grevisse a menée jusqu'à nous, sont donc amenés à considérer la légalité de la règle énoncée par la grammaire et apprécier conjointement la légitimité de son contournement par le grand écrivain, sous le prétexte d'une plus grande originalité expressive, sous le couvert du primat stylistique. Cette ambivalence justifie, en retour, la sévérité et la raideur avec lesquelles, dans certaines cacologies, sont traitées les défaillances d'expression émanant du public n'ayant pas accès immédiat aux beautés de la littérature. La faute ne saurait plus être alors une virtualité d'élégance, une promesse d'esthétique supérieure; elle devient véritablement un vice, répréhensible sous ce titre au nom de la logique, de la correctivité grammaticale et de la morale sociale... Molard, D'Hautel et Desgranges avaient déjà exemplifié ce phénomène au début du siècle, Vanier et Platt, aux alentours de 1830, accentuent encore le poids de la condamnation.
De Vanier, je retiendrai une condamnation qui rejaillit sur la corporation même des grammairiens. A propos de la distinction des formes pire et pis, qui sont ou substantif, ou adjectif, ou adverbe selon le sens, pour le premier, et adverbe, par euphonie, pour le second, tant chez Boiste que chez les Académiciens, hors de toute cohérence théorique et terminologique, il cite Bescherelle:
"Quand les grammairiens pèchent eux-mêmes contre les principes qu'ils établissent, les écrivains et le public se mettent à leur aise, et emploient des locutions que la grammaire peut réprouver, mais qu'un long usage finit souvent par consacrer. Avis à tous nos grands feseurs [sic] de règles"
,puis ajoute:
"Qu'en sera-t-il lorsque cette liberté sera revendiquée par ceux qui croient savoir et ont encore tout à apprendre de la langue française?"
.Et l'on perçoit, dans l'adjonction, l'implication d'un risque sous-jacent de dérèglement qui condamne l'édifice de la grammaire à une ruine prochaine, quoique, philosophiquement et politiquement, Vanier développe des sentiments philanthropiques qui le poussent à rechercher les moyens d'une meilleure acculturation grammaticale du peuple. La faute, non contenue et réprimée, parce qu'elle exprime peut-être le mieux le dynamisme de la langue que s'approprient des locuteurs insuffisamment civilisés, est grosse d'un danger latent que le grammairien doit s'efforcer de désamorcer. Vanier choisit une méthode douce, si je puis dire, qui est celle de la persuasion et de la démonstration. Platt, à l'inverse, réglemente, légifère et tranche brutalement dans le vif du corps social des locuteurs. A propos de la locution fait mourir, employée dans des phrases telles que : "Ce brigand a été fait mourir", il note non seulement la fréquence d'emploi de cette forme mais aussi sa valeur révélatrice du niveau culturel des locuteurs : "Beaucoup de personnes emploient passivement le participe passé du verbe composé faire mourir. [...] On doit éviter avec soin cette vicieuse locution, indice assez général d'une instruction fort négligée.". Il est clair que l'adverbe "passivement", dans ce contexte, peut s'entendre comme s'appliquant en deux sens : relativement à la construction de la diathèse verbale, mais aussi relativement à l'absence de conscience normative que le sujet locuteur fautif exhibe au même instant. Platt peut également critiquer des avis de l'Académie, comme à propos de l'expression trembler la fièvre :
"L'Académie n'a pas dédaigné d'enregistrer cette mauvaise locution dans son dictionnaire, et l'Académie nous paraît avoir tort. Si elle voulait rapporter toutes les expressions devant lesquelles elle pourrait mettre : on dit populairement, il lui faudrait augmenter du double le volume de son dictionnaire, et nous doutons réellement que nous en fussions plus avancés. Trembler, verbe actif, est un barbarisme qui ne méritait pas du tout la bienveillance de MM. les quarante."
.Ce qui permet de voir la collusion définitive de l'expression défectueuse et du prédicat socio-culturel : populaire. Quelques articles poussent l'argumentation critique jusqu'à jeter sur certains faits le discrédit de l'absence de sérieux :
"Cette expression, avoir des raisons, employée dans le sens d'avoir une querelle, est plus que vicieuse; elle est ridicule. Comment peut-on songer à rendre le mot raison, si pur, si calme, si beau, si élevé, synonyme du vilain et turbulent mot de querelle, ou de tout autre de sa parenté, comme altercation, dispute, démêlé, etc., qui ne valent guère mieux?"
.L'objectif de Platt, nettement assigné dans la préface, était un objectif d'utilité et d'économie. Il s'agissait, par opposition aux grands dictionnaires grammaticaux, du genre de celui de Laveaux, de composer un volume qui montrât non ce qu'il fallait dire mais ce qu'il ne fallait pas dire, qui procédât plus, par conséquent, d'une cacologie raisonnée et dotée d'un appareil sinon explicatif du moins législatif, que d'une grammaire modèle. Un ouvrage de ce type devait avoir un large public; Platt justifie son choix par l'idée que les vices du langage ont pu s'introduire, à la faveur du développement du journalisme, jusqu'en des milieux de la société qui eussent normalement dû en être protégés. Mais, il prend bien soin également de marquer son désir de ne pas verser dans la compilation des propos défectueux de la populace; de sorte que la portée de son texte reste ambiguë, et comme suspendue à la seule aptitude du grammatiste d'exercer son esprit critique, et son ironie, entre les profondeurs abyssales de l'inculture et les multiples lacunes d'une instruction superficielle. Il écrit ainsi :
"Nous avons eu, en relevant les fautes de langage, un double écueil à éviter. Signalons-nous une locution que les gens instruits reconnaissent tous pour vicieuse, comme il a s'agi, il s'est en allé, c'est une somme conséquente, ces gens s'écrient aussitôt : Mais personne ne dit cela. Signalons-nous, au contraire, une expression mauvaise, mais usitée généralement, comme demander des excuses, observer à quelqu'un, se rappeler d'une chose, vessicatoire, etc., ces mêmes gens nous disent alors : Mais tout le monde dit cela! Malheureusement les gens peu instruits sont précisément les plus nombreux; c'est donc à eux que nous avons dû nous adresser. Dans le but de leur être utile, nous ne nous sommes pas arrêté aux objections que quelques expériences déjà tentées nous ont fait juger devoir s'élever, et nous avons poursuivi notre tâche en frondant également et les locutions, sinon positivement triviales, du moins voisines de la trivialité, et celles qui, plus ambitieuses, se sont glissées dans la bonne compagnie, au barreau, à la tribune nationale, et ont même su trouver la protection de noms littéraires bien connus, malgré le vice dont elles étaient entachées. [...] Toutefois, il est un reproche que nous n'avons pas voulu encourir justement, c'est celui de nous appesantir sur des fautes tellement grossières, qu'elles ne puissent être faites que par des personnes privées de toute instruction, et ce n'est effectivement pas pour ces personnes-là que nous avons écrit. Quand nous avons relevé ces fautes-là, ce n'a été qu'en courant, pour ainsi dire."
Et l'on perçoit assez bien, dans sa formulation, la difficulté de légiférer entre ces deux contraintes, non grammaticales et langagières, mais sociologiques et politiques. Le travail de Platt prend en considération une multitude d'objets de langue et de discours, dont il ne parvient ni à dégager le statut de faits pertinents, ni à organiser la hiérarchie. Son analyse reste donc forcément ponctuelle, manichéenne et d'autant plus tranchante. Il partage, à cette époque du XIXe siècle, l'idée selon laquelle l'état du langage d'un peuple traduit l'état de sa conscience morale; idée qui postule, par conséquent, un certain isomorphisme entre les faits de langue et les faits de société. Je n'aurai ni le temps, ni l'espace nécessaires, désormais, pour rechercher les conditions d'articulation de ces deux plans dans la conscience des grammairiens du temps. Mais je voudrais montrer, pour conclure, que cette attitude intellectuelle conduit à figer le développement de la langue dans un passé dont le présent n'est plus qu'un point isolé à l'extrême de la dégénérescence. Dans le Journal Grammatical, P.-M. Le Mesl (de Paimpol) consacre un article à définir les qualités d'une langue vivante, et prononce le jugement suivant :
"Une langue particulière est l'ensemble des idées d'un peuple auquel elle sert à manifester ses pensées et ses sentiments; les modifications qu'elle éprouve correspondent aux phases diverses de la vie sociale de ce peuple. [...] Le sort d'une langue vivante est invinciblement uni à celui du peuple auquel elle sert à manifester ses pensées et ses sentiments. Tandis que celui-ci persévère dans la voie des progrès, sa langue suit le mouvement ascendant qu'il y imprime; lorsque ce peuple dégénère, sa langue subit l'influence du mouvement rétrograde qui l'entraîne vers la corruption ou la dissolution, termes inévitables de toute existence morale."
.J'ai suffisamment insisté pour montrer que la faute de langue, derrière les termes d'expression défectueuse, vicieuse, de péché, de faute, qui la désignent et la représentent, avait profondément à voir avec les principes de la morale; suffisamment, en tout cas, pour affirmer que la prolifération des ouvrages correctifs, dans la première moitié du XIXe siècle, dénote la conscience, chez certains contemporains, d'un sentiment habituel de décadence, qui s'exprime tant dans l'incapacité à admettre que les marques de l'oralité sont aussi importantes que celles de l'écrit, que dans la soumission au mythe d'un âge d'or de la langue entièrement révolu.
Cette "erreur classique", pour reprendre le terme célèbre de John Lyons, périme définitivement l'idée d'une possible adaptation de la langue aux nécessités de ses utilisateurs. Et la notion de faute, singulièrement, fige dans l'extériorité de l'individu la possession de l'objet qui devrait normalement le définir en tant que sujet actif, en tant que locuteur. La spécularité du langage est ainsi obviée par cette extériorité qui enjoint à chacun de chercher dans le code grammatical la justesse, la conformité, la légitimité de ses propos. Le jugement, qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, était devenu le moteur de la mécanique idéologique et grammaticale, réapparaît au XIXe siècle dans la grammaire, non comme ce constituant initial, mais comme ce repère socio-culturel à la mesure duquel tous énoncés doivent être évalués, estampillés et reçus ou stigmatisés et exclus...
Des relations du fait et de la faute... On peut se représenter un fait comme la conjonction, ou le triplet résultant, d'un site, d'un observateur et d'un objet. Dans la question qui nous intéresse, les trois postes sont facilement repérables; le site est la société française de cette première moitié du XIXe siècle, en tant que celle-ci cherche à se définir comme unité derrière le qualificatif "National"; l'observateur est ce grammairien, éternel dans sa démarche comme l'a montré jadis Alain Berrendonner,mais également profondément investi dans l'histoire et les intérêts de son époque; l'objet, enfin, est le dévoiement de prononciation, de graphie, la méprise lexicale, le barbarisme ou le solécisme morpho-syntaxique, tels qu'ils s'instituent au regard des lois qui soutiennent le monument de la langue. L'ensemble constitue une sorte d'équation à trois paramètres; ou, pour reprendre la métaphore de Paul Veyne, une intrigue à trois personnages, dont on peut reconstituer divers scénarios.
J'en proposerai brièvement trois synopsis, selon l'attribution du rôle principal à l'un des trois actants du triplet. Envisageons donc le cas dans lequel la transformation de la société, et des mentalités qui l'expriment, est instituée en moteur principal des modifications de la langue française. On peut considérer alors les conséquences de la progressive émergence, en France, de la littérature comme produit idéal-type du début du XIXe siècle, et notamment les effets pervers de son abandon au principe lucratif.
M. Pellissier, en 1866, souligne déjà ce phénomène lorsqu'il note que le XVIIIe siècle, tout critique qu'il ait été, a respecté les principes classiques et traditionnels de la langue et de la littérature, tandis que le XIXe siècle, post-révolutionnaire, soumis à d'autres impératifs, recherche systématiquement l'affranchissement de la règle comme moyen de susciter la curiosité du public. Cette mutation du goût est accompagnée par une évolution corrélative du rapport de l'individu à la langue, qui, sous l'influence conjuguée du pouvoir politique centralisateur et de la recherche scientifique, fait entrer par anticipation dans une sorte d'ère du soupçon particulièrement propice à tous les dévoiements. Et Pellissier d'écrire, à propos des années 1820-25 :
"Il faut en convenir, la langue française eut beaucoup à souffrir de cette agitation souvent irréfléchie. Pour la plupart, les romantiques étaient jeunes, très-jeunes, fort ignorants; et par suite d'une présomption naïve, ils écrivaient chaque matin ce qu'ils venaient d'apprendre la veille, et, avec une gravité comique alors, ils faisaient du journalisme un sacerdoce, et du poëte un oracle sur un trépied. Les règles de la syntaxe et de la prosodie ne furent guère mieux respectées que celles des trois unités, et pour la poétique nouvelle furent créées une langue et une grammaire nouvelles aussi. En haine de la régularité classique, la manie révolutionnaire se donna carrière dans une foule de barbarismes de toute espèce, et le fanatisme du moyen-âge vint étaler à tort et à travers des mots et des tournures dont le seul mérite était d'être tombés en désuétude à l'époque classique."
.En promouvant ce produit idéal-type, la société dissimule le caractère anarchique de la faute derrière le code de ses valeurs esthétiques, et reverse dans l'intérêt stylistique le bénéfice du dépassement de sa contradiction. Le modèle littéraire exhibe et occulte simultanément, pour la fraction du corps social susceptible d'en comprendre le fonctionnement, la nécessité et le danger de la déviance. Entre un moyen nouvellement découvert et une limite récemment expérimentée. Les grammatistes et grammairiens, censurant Chateaubriand ou Lamartine aux fins d'instruction puriste du public, restreignent la langue à n'être que l'instrument correct de transmission d'une pensée soumise à l'ordre hiérarchique d'une conception politique.
Envisageons maintenant le scénario dans lequel ce grammairien, précisément, comme observateur, édicte et légifère. La situation est entièrement différente, et il n'est plus besoin de rechercher dans les motivations de la société les raisons de la casuistique grammaticale s'appliquant à la notion de faute. Platt, une nouvelle fois, est un bon représentant de cette tendance philanthropique à former l'instruction empirique du peuple d'après les principes du savoir qu'il a lui-même hérités du modèle idéologique. Il expose, dans la préface de son ouvrage, les raisons philosophiques de son entreprise : l'esprit de progrès, le sentiment d'une accession plus libérale du peuple à l'exercice de la parole, le besoin de définir les principes d'une correctivité dont chaque locuteur devrait être idéalement responsable. Dans son souci de borner les territoires de la langue occupés par les différents constituants de la société, le grammairien est amené à envisager les effets de la variation temporelle, et son interprétation de la notion d'archaïsme mérite d'être citée, car, comme on l'a vu plus haut, cette notion présentée ici avec aménité ne figure jamais autrement dans le cours du texte que sous la forme d'un défaut rédhibitoire :
"Presque toutes les fautes que fait aujourd'hui la partie la plus ignorante du peuple, et que les compilateurs de locutions vicieuses traitent dédaigneusement de barbarismes ou de solécismes, sont tout bonnement des archaïsmes; c'est-à-dire que cette partie du peuple qui se trouve, pour ainsi dire, hors la loi grammaticale, a fait subir à la langue beaucoup moins d'altérations que les autres parties qui possèdent l'instruction. Le bas langage est en effet plein de mots qui appartiennent au vieux français et qui nous font rire lorsque nous les entendons prononcer, parce que notre manque de lecture des anciens auteurs ne nous permet de voir dans ces expressions que des mutilations ridicules, où, plus instruits, nous retrouverions des débris de notre vieil idiome. Il arrive par là qu'en croyant rire de la bêtise de nos concitoyens illettrés, ce qui n'est pas fort généreux, nous ne faisons, le plus souvent, que nous moquer de nos aïeux, ce qui n'est pas trop bienséant."
.Ici, la démonstration tend à prouver, s'appuyant sur la mise en évidence d'un paradoxe, que la désignation et la dénonciation de la faute de langue introduisent dans le corps social un clivage historique relevant de deux systèmes hétérogènes d'interprétation. Le premier met en évidence le fait d'une désadaptation aux conditions présentes exercice de la parole, qui pénalise, par conséquent, l'assomption de la responsabilité sociale des individus; le second, sous l'influence de la redécouverte des temps anciens par l'histoire, fait miroiter les effets gratifiants d'une instruction parfaitement achevée, qui se donne les moyens de lire le passé. Entre les deux, la faute de langue perd le bénéfice de son expressivité et devient le révélateur ambigu d'une défaillance du sens moral et civique que la proximité des valeurs anciennes ne parvient pas à atténuer véritablement. La dénonciation et la correction de la faute s'imposent, dans ces conditions, comme des manières détournées d'imposer, par la langue, une autre sorte d'ordre, non plus social et extérieur, mais intérieur et individuel, qui réalise le préalable indispensable à la pratique du pouvoir : "Oui, tout homme qui estropiera la grammaire, ne devra jamais se flatter d'exercer une grande influence intellectuelle sur ses concitoyens. Il verra avec amertume, malgré toute son éloquence, le rire dédaigneux effleurer les lèvres de ses lecteurs ou de ses auditeurs, et détruire peut-être le germe d'une pensée utile ou généreuse...".
Il est temps, désormais, de passer au troisième scénario; celui dans lequel la langue est instituée en acteur principal. C'est, à la vérité, un scénario difficile à envisager encore au tout début du XIXe siècle, mais qui, progressivement, prend forme et se justifie aux yeux de l'observateur d'aujourd'hui. En effet, les différents travaux qui ont porté jusqu'alors sur la langue sont prioritairement idéologiques, ou philosophiques, et ne présentent guère de considérations utilisables sur la sémiologie interne de la langue. Le Mesl (de Paimpol), que je citais plus haut, écrit encore en 1837 :
"La langue française, ce monument intellectuel qu'on édifie depuis tant de siècles, est l'expression de nos connaissances, de nos besoins, de nos facultés; c'est la forme appréciable de l'esprit national, la mesure de notre intelligence. Toute notre époque s'y reflète, sans effacer entièrement l'empreinte des époques antérieures. C'est un fait traditionnel et historique, où l'on peut puiser des documents de toute nature."
,reproduisant ainsi une conception a priori et révérencielle de la langue, sur laquelle le locuteur individuel n'a aucune prise. Cette étrangèreté ne relève pas de la faillite du locuteur, qui ne saurait s'approprier le système de la langue, mais plutôt de son éviction, puisque l'articulation dialectique de la langue et de la parole ne constitue pas encore un couple conceptuel opératoire. L'individu est donc, face à la langue, dans la situation d'observer un objet qui fait peser sur lui de multiples contraintes sans être en mesure de maîtriser ces effets. La faute de langue, dans son anormalité grammaticale, morale et politique, discrimine mécaniquement, en fonction d'intérêts liés à la pratique d'un ordre hiérarchique, les divers composants de la société. Au fur et à mesure que l'on s'écarte de cette conception initiale, et que, sous l'influence des recherches de linguistique historique et comparée, les variations historiques et géographiques, mieux observées, paraissent avec un minimum de légitimité — au moins comme objets d'étude, ce qui est un des sens de l'avènement de la dialectologie en France — et la gravité intrinsèque de la faute s'atténue. Les grammairiens sont plus enclins à admettre des déviances imputables à des milieux linguistiques hétérogènes : patois, langues techniques, argots.
La faute, comme marque explicite d'un dévoiement d'expression, n'est plus une atteinte à la raison du système, à l'intégration sociale de l'individu; elle est devenue un fait indispensable à la vie et au développement du système de la langue, une condition centrale de son dynamisme. C'est ainsi que, dans le dernier tiers du siècle, l'Ecole, seule, laïque et républicaine, au service de l'Etat, maniera encore les attributs flétrissants de ce vice; Bréal et Brachet se préservent de l'accusation de manichéisme simplificateur — et idéologiquement ambigu — en évitant tout bonnement d'employer le terme de "faute". Quant à Ayer, ici comme ailleurs si souvent précurseur, il donne de la grammaire, dès le milieu du siècle, une définition qui, en termes scientifiques, expulse totalement, par l'éviction de la modalité déontique, l'idée selon laquelle la faute serait extérieure à l'exercice ordinaire et quotidien de la langue par une élite instruite et cultivée : "La grammaire est la science du langage. Elle a pour objet l'expression de la pensée par la parole. Le langage est une faculté qui n'appartient qu'à l'homme et le distingue des animaux. Il n'est pas le produit de l'invention et ne s'apprend pas comme un art; mais, comme tous les dons naturels, il se développe par l'exercice. La grammaire n'enseigne donc pas comme l'on doit parler, mais comme l'on parle"
Comparativement aux débuts du XIXe siècle, on s'achemine par là vers une nouvelle conception de la langue et de la parole, telle que la définira Saussure, dans laquelle l'hétérogénéité du langage, sous quelque forme qu'il se présente, n'est plus clivée par la notion de faute, mais ressoudée par l'utilisation de concepts qui ont cessé d'être normatifs pour accéder au domaine de l'explicatif. Cela ne signifie pas que l'Idéologie a disparu; cela montre seulement que, la dimension de l'histoire ayant été explorée et ayant révélé ses impasses en termes d'origine et de société, la spécularité de la langue a fait s'évanouir l'idée d'une norme fonctionnelle extérieure au système lui-même.
Et puisque j'avais commencé en citant Hugo, je terminerai en rappelant Flaubert, qui, par l'intermédiaire de Bouvard et Pécuchet, avait déjà débusqué pour s'en gausser, dans ce siècle normatif et sélectif, le caractère illusoire de la norme et de la faute corrélées :
"Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord. Ceux-ci voient une beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent les maîtres , et ont des raffinements bizarres. [...] Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion"
.On ne saurait mieux dire dans le contexte de la première moitié du XIXe siècle...
L'étamine des idéologies a retenu et séparé jusqu'à nous les constituants internes et externes de la pratique de la langue; elle a permis, ainsi, de dépasser l'impasse de la représentativité des fautes de langue, et d'affirmer la nécessité préjudicielle d'une réflexion sur la représentabilité scientifique des faits de déviance linguistique.