OUVRAGES ENCYCLOPÉDIQUES

DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE de Bayle, œuvre de génie qui a marqué dans l'histoire de l'esprit humain et qui a exercé une immense influence sur la direction des idées au XVIIIe siècle. La Réforme avait ouvert la porte au libre examen ; Bayle fit aboutir logiquement cette liberté au doute, qu'il érigera en système, et qui devint entre ses mains une arme redoutable avec laquelle il battit en brèche toutes les croyances plus ou moins surannées. L'Encyclopédie de Diderot était en germe dans ce travail prodigieux, que l'auteur trop modeste appelait une " compilation informe de passages cousus à la queue les uns des autres. " On y trouve une foule d'article où le sens, le raisonnement, la critique, se montrent dans toute leur puissance, et où se déploie une érudition qui eût suffi à dix bénédictins. Bayle, ne recherchant qu'un texte, disons mieux, un prétexte pour développer ses idées, n'a introduit aucune méthode régulière dans son livre ; pourvu qu'un nom se rattache d'une manière quelconque à un système, à une théorie, cela lui suffit pour asseoir une série de raisonnements qui conduisent tous au même terme, le doute.

Bayle fut le Montaigne de XVIIIe siècle, le véritable précurseur de Voltaire et de Hume ; en toutes choses il vit la négation et l'affirmation, le pour et le contre ; il défendit toutes les erreurs et soutint toutes les vérités, montra le faible de tous les systèmes philosophiques, de toutes les religions, et se plut à railler l'histoire ; il établit souverainement les droits de la raison en déclarant que la philosophie est la reine et que la théologie n'est que la servante ; il eut, enfin, un mérite bien rare et qui montre toute l'indépendance de son esprit, c'est d'avoir remonté le courant des opinions vulgaires et des jugements tout faits, pour y opposer hardiment son scepticisme. C'est là, dans un siècle où l'erreur domine partout, le cachet des hommes vraiment supérieurs. Sans être un de ces génies qui jettent à profusion dans le monde des idées nouvelles, il eut du moins la gloire de stimuler vivement l'opinion publique.

Dans son dictionnaire, Bayle suit une méthode à lui : il considère les articles en eux-mêmes comme un sommaire, un argument de chapitre ; pour lui, l'important est d'écrire un commentaire courant de nombreuses notes, souvent étendues, le long desquelles se déroule une marge de citations et de renvois. C'est là que Bayle met à l'aise son immense érudition, et qu'il déploie les ressources de sa dialectique sur une multitude de points de théologie, de philosophie, d'histoire, etc.

On pouvait craindre, cependant, qu'une compilation à l'allemande, comme Bayle appelle lui-même son dictionnaire, ne blessât le goût français. De plus, Bayle, afin de ne pas se rencontrer avec les autres dictionnaires, a été obliger de préférer souvent, pour développer ses doctrines, des noms presque inconnus aux noms célèbres qui doivent nécessairement défrayer ces sortes de compilations : " Nécessité regrettable et pénible, dit Basnage ; car il est bien difficile de composer un article qui mérite d'être lu, lorsqu'on s'attache à des sujets qui ont été négligés par d'autres auteurs, ou à cause de leur obscurité, ou à cause de leur stérilité. " Toutefois, ce regret ne doit pas se tourner en censure. Bayle n'a pas eu l'intention de composer une encyclopédie ; il a voulu seulement écrire sur un certain nombre de sujets à sa convenance. Il ressemble à un homme disert qui, entrant dans un salon avec l'intention bien arrêtée de diriger l'entretien vers un point déterminé, sur lequel il croit avoir d'excellentes choses à dire, fait tous ses efforts pour amener la conversation à son thème favori. Et s'il arrive à intéresser, à plaire, à captiver, les esprits les plus exigeants lui pardonnent volontiers les petits moyens dont il s'est adroitement servi.

Jamais, d'ailleurs, le scepticisme n'avait revêtu une forme plus saisissante. Cette intelligence lumineuse et profonde, révoltée contre les contradictions qui jaillissent constamment du contact de la raison avec les dogmes religieux, avec les doctrines philosophiques de tous les temps et de tous les pays, les a cités successivement au tribunal de sa critique froide et railleuse, les a mis aux prises avec sa dialectique impitoyable et les a ébranlés jusque dans leurs fondements. De là l'importance, exagérée aux yeux des lecteurs superficiels, accordée aux papes, aux théologiens et aux chefs de sectes, qui, à eux seuls, forment un tiers de l'ouvrage. Il est bien évident que leurs doctrines et leurs écrits pouvaient seuls lui fournir matière à discussion. Peu importait à Bayle qu'Alexandre eût vaincu les Perses à Arbelles et que la bataille d'Actium eût été gagnée par Octave ; il s'était moins donné pour mission de discuter les faits et gestes des conquérants que les systèmes philosophiques et religieux. Il a saisi ceux-ci corps à corps, et, singularité curieuse, non pour les renverser mais pour les ébranler. On eût dit qu'il prenait un malin plaisir à les faire chanceler sur leurs bases, avec la seule intention d'en démontrer la faiblesse. C'est que le but que Bayle n'est pas d'établir l'incrédulité, mais le doute. Il est vrai que l'un mène tout droit à l'autre, et c'est ce que va prouver clairement M. de Barante : " D'ordinaire, les écrivains se servent du doute pour détruire ce qui existe afin d'y substituer leurs opinions ; c'est une arme qu'ils emploient pour conquérir. Chez Bayle, le doute est un but, et non pas un moyen. C'est un équilibre parfait entre toutes les opinions. Rien ne fait pencher la balance. L'esprit de parti, les préjugés, l'influence de l'éloquence, les séductions de l'imagination, rien ne touche Bayle, rien ne peut le déterminer. Toutes les opinions lui semblent probables ; quand il en trouve de mal défendues, il s'en empare et vient à leur appui pour qu'elles ne perdent pas leur cause. Chose étrange ! il semble se complaire dans cette incertitude ; son âme n'est point oppressée et déchirée par cette ignorance des questions qui importent le plus à l'homme. Il les aborde, et se réjouit de ne les pouvoir résoudre. Ce qui fait le supplice de tant de grands esprits, de tant d'âmes élevées, est une sorte de jeu pour lui. "

Il n'est pas difficile, ajouterons-nous, de comprendre cette recherche de l'incertitude qui fait l'originalité de Bayle. Le doute, pour lui, c'est une arme défensive contre les menaces et les agressions de la foi, c'est la fin des guerres de croyances, c'est l'opinion qui se substitue au dogme, c'est la négation de toute infaillibilité, de toue autorité doctrinale, c'est le grand chemin de la croyance. " relaps au yeux des catholiques, soupçonné de catholicisme chez les protestants, Bayle, dit l'Encyclopédie nouvelle, commence par vouloir faire entendre raison aux deux partis. Il publie sa Réfutation de Maimbourg, le bourreau la brûle à Paris ; il écrit son Commentaire en faveur de la tolérance, et voilà Jurieu qui se met en fureur. Alors il prend une autre route ; il laisse Jurieu fulminer contre Louis XIV, et Louis XIV achever ses dragonnades. Il appelle à son secours sa dialectique, cette arme qu'il avait forgé toute sa vie ; il se place avec elle en embuscade contre tous les dogmes au nom desquels on se persécute, on nom desquels on s'égorge. Y a-t-il quelque théologien qui se croie assez sûr de posséder la vérité pour sanctionner l'intolérance, l'inquisition romaine ou celle de Genève ? Voilà Bayle, le douteur, qui se propose d'examiner l'exactitude des dogmes de ce théologien : tel est le défi qu'il fait, pour ainsi dire, passer dans les deux camps. "

Basnage à son tour, le continuateur des Nouvelles de la République des Lettres, rend fort bien raison de ce doute méthodique : " La plupart des théologiens semblaient à Bayle trop décisifs, et il aurait souhaité qu'on ne parlât que douteusement des choses douteuses. Dans cet esprit, il se faisait un plaisir malicieux d'ébranler leur assurance, et de leur montrer que certaines vérités, qu'ils regardent comme évidentes, sont environnées et obscurcies de tant de difficultés, qu'il feraient quelquefois plus prudemment de suspendre leurs décisions. Il avait aussi discuté tant de faits sui ne sont point révoqués en doute par le commun des savants, et qu'il avait reconnus évidemment faux, qu'il se défiait de tout, et n'ajoutait foi aux historiens que par provision, et en attendant une plus ample instruction "

Mais le doute de Bayle n'est pas absolu ; il ne se prononce point catégoriquement. L'auteur du Dictionnaire historique et critique ne fait que douter pour apprendre à douter ; son scepticisme part de la raison, pour se maintenir dans la tolérance, le réserve et l'impartialité ; on pourrait comparer le doute de Bayle à une colonne qui oscille sur sa base, mais sans dépasser la limite fixée à sa stabilité. Sa manière de procéder n'est pas moins remarquable ; il semble abonder d'abord dans une opinion, même quand il veut la combattre ; puis, par une transition habile, par un incroyable artifice de raisonnement, il mène doucement le lecteur de l'assentiment à la contradiction ; on nage en plein doute avant qu'on s'en soit aperçu. Sa dialectique ménage toujours ces surprises ; il commence par dire oui, mais finira par conclure non. D'autres fois, retournant son procédé, il arrivera à partager une opinion qu'il aura sembler combattre d'abord. Mais, en général, Bayle est plus apte à critiquer les divers systèmes de philosophie qu'à les perfectionner ; il aime mieux, en métaphysique, douter et hésiter que croire et professer. Voilà pourquoi le Dictionnaire historique et critique ne laisse qu'une incertitude universelle dans l'esprit du savant, du penseur, du philosophe, du théologien. Et néanmoins on ne pourrait aisément refaire cet immense ouvrage, dont on a dit si justement, que c'était un " savant chaos, sillonné de mille éclairs qui rendent les ténèbres plus noires, arsenal du doute, où se mêlent toutes les vérités et toutes les erreurs qui ont eu cours parmi les hommes. "

On peut se figurer l'influence que dut exercer un tel ouvrage sur les esprits de l'époque, bien plus portés aux discussions philosophiques et religieuses qu'on ne l'est de nos jours. Même après le rôle immense qu'a joué Voltaire, celui de Bayle ne nous semble pas amoindri. Voltaire a détruit, sapé ; mais c'est Bayle qui a déblayé, éclairci la voie. Sa sagesse expectante, flottant entre le dogmatisme théologique et le scepticisme philosophique, cherche à faire naître des scrupules sur toutes les questions soulevées par la science ou par la conscience ; mais l'écrivain ne fait que proposer, il n'impose jamais ses croyances. " Le doute de Bayle, dit M. Nisard, ne régente personne, il honore dans les opinions la liberté de la pensée, dans les erreurs le droit de chercher la vérité, ne blâme que les persécuteurs, et prend plaisir à tout. L'examen de toutes ces croyances exclusives, qui ne se ressemblent que par l'oppression commune de leurs contradicteurs, est pour lui comme un festin délicat auquel il convie les gens d'esprit, attirés tout à la fois par la variété des mets et la tempérance de leur hôte. Plusieurs, parmi les meilleurs chrétiens, se laissèrent prendre aux aimables avances de son doute Il leur plaisait jusqu'à leur faire lire, sans défiance, des explications atténuantes de toutes les incrédulités, y compris l'athéisme. En cherchant l'instruction sur les pas d'un homme qui savait la rendre si agréable, on s'aventurait dans ces questions où la curiosité n'est le plus souvent qu'une première tentation du doute, et l'on tombait dans les pièges d'une dialectique qui, au lieu d'attaquer le lecteur, l'enveloppe insensiblement, et, sans lui demander le sacrifice de ses croyances, lui en ôte peu à peu quelque chose. Ajouter à cette séduction du tour d'esprit de l'homme le charme du langage sain, naturel, aisé plutôt que négligé, mais assez négligé pour qu'on ne se sentit pas pris dans un filet en apparence si lâche, et vous vous figurerez les ravages que dut faire ce doute, plus semblable à une volupté de l'esprit qu'à une opinion. "

Ce parfait équilibre entre toutes les opinions que Bayle s'applique à maintenir n'est peut-être pas si dangereux qu'il le paraît au premier abord. Douter ainsi, c'est douter en connaissance de cause. Bayle raille bien plus l'incrédulité frivole que la foi aveugle ; sa plaisanterie est presque toujours spirituelle et amusante. A ca propos, Voltaire l'accuse de s'abandonner quelquefois à une familiarité qui tombe souvent dans la bassesse ; on lui a même reproché d'avoir semé dans sons dictionnaire les gravelures les plus cyniques ; c'est à ce sujet que Voltaire a dit encore :

Le matin rigoriste, et le soir libertin,
L'écrivain qui d'Éphèse excusa la matrone,
Renchérit tantôt sur Pétrone,
Et tantôt sur saint Augustin.

Un critique applaudit à ces vers en ajoutant : " Bayle a bien plus souvent le langage de l'auteur du Satyricon que celui de l'auteur de la Cité de Dieu. " Cependant, et c'est Basnage qui nous l'apprend, " Bayle avait des mœurs si pures, qu'il évitait même jusqu'aux occasions de tentation, et, à part un soupçon, vraisemblablement peu fondé, au sujet de ses relations avec madame Jurieu, ses ennemis les plus éveillés ne purent jamais trouver à mordre sur sa conduite. " Il est vrai que Basnage ajoute : " Il y a eu plusieurs exemple de ce libertinage d'imagination avec des mœurs honnêtes ; mais l'auteur qui s'abandonne à ces impuretés d'expressions n'en est pas moins dangereux ni blâmable. " Il y a des réserves à faire ici, et nous ne saurions souscrire, sans établir une distinction, à un si grave reproche, auquel, du reste, Bayle se montrait très-sensible : certainement, l'écrivain qui, sans nécessité, de gaieté de cœur et de parti pris, introduit des obscénités dans son livre comme surcroît d'intérêt pour certains lecteurs, est justiciable de tous les gens de goût. Heureusement, il n'en est pas ainsi de Bayle, et l'on ne saurait, sans injustice, l'accuser d'avoir cherché à égayer la sécheresse de certains articles par des gravelures destinées à leur servir de passe-port auprès de ceux qui cherchent moins à s'éclairer qu'à se divertir. Ceux qui se livrent à ces accusations ne connaissent pas les difficultés d'un travail encyclopédique rédigé par un homme consciencieux qui veut remplir sa tâche jusqu'au bout. Les critiques qui ont adressé à Bayle ce reproche de licence et qui l'ont formulé si âprement ont évidemment dépassé le but ; nous parlons de ces critiques de l'école d'Arsinoé :

Elle fait des tableau couvrir les nudités,
Mais elle a de l'amour pour les réalités ;

de ces critiques qui poussent les hauts cris au nom de la morale pour ne expression hasardée, et qui jettent un voile discret sur les turpitudes complaisamment étalées dans les élucubrations des casuistes, sous prétexte de théologie et de cas de conscience. Il y a certains articles qui, par leur nature même, appellent la liberté, nous dirions volontiers la crudité de l'expression, sous peine, pour l'écrivain, de rester obscur et inintelligible ; dans une foule de cas, il faudrait briser sa plume, si l'on devait abriter un détail nécessaire derrière la pruderie ou plutôt derrière l'hypocrisie des termes. Tant pis pour les lecteurs frivoles qui cherchent un élément malsain à leur curiosité dans l'austère mais libre langage de la science ; tant pis pour ceux qui s'imaginent qu'un livre grave et sérieux, écrit en dehors des préoccupations d'une pudeur intempestive, doit être rédigé de manière à former le cœur et l'esprit des pensionnaires du Sacré-Cœur. La science a ses privilèges, ses immunités, dont il serait puéril et ridicule de vouloir la dépouiller, et nous, qui passons à notre tour par le rude chemin que Bayle a si courageusement suivi, nous sommes presque tentés de lui reprocher d'avoir, dans la préface de sa première édition, excusé les hardiesses de son style, sans songer à s'attribuer le bénéfice des circonstances atténuantes : " Toute l'affaire, dit-il, se réduit à ces deux points : 1° si, parce que je n'ai pas assez voilé sous des périphrases ambiguës les faits impurs que l'histoire m'a fournis, j'ai mérité quelque blâme ; 2° si, parce que je n'ai point supprimé entièrement ces sortes de faits, j'ai mérité quelque censure. La première de ces deux questions n'est, à proprement parler, que du ressort des grammairiens : les mœurs n'y ont aucun intérêt ; le tribunal du prêteur ou de l'intendant de la police n'a que faire là : Nihil haec ad edictum praetoris. Les moralistes ou les casuistes n'y ont rien à voir non plus : toute l'action qu'on pourrait permettre contre moi, serait une action d'impolitesse de style, sur quoi je demanderais d'être renvoyé à l'Académie française, le juge naturel et compétent de ces sortes de procès ; et je suis bien sûr qu'elle ne me condamnerait pas, car elle se condamnerait elle-même, puisque tous les termes dont je me suis servis se trouvent dans son dictionnaire sans aucune note de déshonneur. "

Bayle n'avait pas besoin de recourir à de tels subterfuges pour se disculper ; son excuse, son droit était tout entier dans la nature des sujets qu'il traitait. Et d'ici nous entendons quelques lecteurs nous accuser de partialité et nous dire : On voit trop que vous êtes juge dans votre propre cause. Notre réponse sera facile : C'est parce que nous connaissons, par expérience, les difficultés et surtout les nécessités que présentent ces sortes d'entreprises, que nous n'hésitons pas à nous ranger du parti de Bayle contre ses détracteurs, dont les critiques prennent trop souvent leur source dans l'hypocrisie.

Comme nous l'avons montré, Bayle s'attira tout à la fois les colères des protestants et des catholiques. Au commencement de 1698, le consistoire de Rotterdam anathématisa le Dictionnaire historique et critique, dans lequel il signalait : 1° les obscénités qui sont répandues à pleines mains dans ce dictionnaire ; 2° la satire injuste qu'il fait de toutes les actions du roi David ; 3° les raisons qu'il fourbit au manichéisme et au pyrrhonisme, ces hérésies dont l'une est la destruction de la Providence, et l'autre l'extinction de toutes les religions ; 4° les louanges outrées qu'il donne aux athées et aux épicuriens, affaiblissant partout la nécessité de croire un Dieu, une Providence et même une vie à venir, par rapport à l'avantage de la société civile et à la réformation des mœurs ; 5° les allusions indignes qu'il fait à plusieurs expressions de l'Écriture sainte, en parlant de choses obscènes ; 6° l'affectation marquée de donner un air de supériorité à toutes les objections des impies et des hérétiques sur les raisons de ceux qui les ont réfutées.

Les catholiques ne fulminèrent pas avec moins de violence contre l'ouvrage de Bayle, que le jésuite Le Fèvre appelait Dictionnaire historique et romanesque, critique et anti-chrétien. Chargé de faire un rapport pour savoir si l'on pouvait autoriser l'entrée du Dictionnaire critique en France, l'abbé Renaudot se prononça nettement pour l'exclusion, et il n'en donnait pour raison qu'on ne trouve dans cet ouvrage aucun système de religion, que l'auteur n'y cite les Pères que pour les tourner en ridicule, qu'il établit partout le paganisme et le pyrrhonisme, et qu'il fait partout, des ministres calvinistes, des éloges pleins de fausseté.

Bayle, qui avait voulu penser par lui-même, sans accepter le patronage d'aucune secte, d'aucun parti, payait ainsi de mille persécutions la fière indépendance de son esprit. Mais des suffrages flatteurs venaient parfois le consoler des haines qui se soulevaient autour de lui. Il apprit un jour, et il en éprouva un vif sentiment de joie, que Boileau jugeait très-favorablement son travail : " On m'écrit, dit-il avec une sincérité modeste, que M. Despréaux goûte mon ouvrage. J'en suis surpris et flatté. Mon dictionnaire me paraît, à son égard, un vrai voyage de caravane, où l'on fait vingt ou trente lieues sans rencontrer un arbre fruitier ou une fontaine. " Leibnitz, de son côté, trouvait merveilleux le Dictionnaire critique, et il nous semble avoir nettement apprécié Bayle dans ces quelques mots : " Il passait aisément du bleu au noir, non pas dans une mauvaise intention ou contre sa conscience, mais parce qu'il n'y avait encore rien d'arrêté dans son esprit sur la question dont il s'agissait. Il s'accommodait de ce qui lui convenait pour faire voir la faiblesse de notre raison. " M. de Maistre lui-même lui rend assez bien justice : " Bayle, le père de l'incrédulité moderne, ne ressemble point à ses successeurs. Dans ses écarts les plus condamnables, on ne lui trouve point une grande envie de persuader, encore moins le ton de l'irritation ou de l'esprit de parti ; il nie moins qu'il ne doute, il dit le pour et le contre ; souvent même il est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise. "

La bonne foi de l'illustre philosophe nous paraît donc hors de doute. Au fond, c'est un incertain plutôt qu'un sceptique. " Dans tout ce qu'il dit sur les difficultés qui entourent les questions de Dieu, de la création, de la providence, du mal, de l'immortalité, de la liberté, et de la réalité du monde extérieur, il cherche plutôt à multiplier qu'à lever nos doutes, lors même qu'au fond il a une conviction arrêtée, comme sur l'existence de Dieu et sur l'immortalité de l'être pensant. Convaincu que, si la raison est assez forte pour faire reconnaître l'erreur, elle est trop faible pour trouver la vérité, il semble vouloir, sur toutes les matières, nous faire entrer en défiances de toutes nos lumières. Quelquefois, heureusement, c'est pour nous renvoyer à la source de toute science. " (Fréd. Godefroy.) Comme Arcésilas, le fondateur de la nouvelle Académie, qui, " fort opposé aux dogmatiques, n'affirmait rien, doutait de tout, discourait du pour et du contre et suspendait son jugement, " Bayle se plaît surtout à chercher le côté faible de chaque système pour le battre en brèche ; il cherche à prouver que, dans toutes les écoles et dans toutes les sectes, l'absurdité et la contradiction usurpent le nom et l'autorité de la vérité. Voilà pourquoi Voltaire, qui l'a jugé si sévèrement comme écrivain, le défend si chaudement comme philosophe :

J'abandonne Platon, je rejette Epicure.
Bayle en sait plus qu'eux tous ; je vais le consulter :
La balance à la main, Bayle enseigne à douter ;
Assez sage, assez grand pour être sans système,
Il les a tous détruits et se combat lui-même
Semblables à cet aveugle en butte aux Philistins,
Qui tomba sous les murs abattus par ses mains.

La comparaison est frappante de justesse, si l'on n'envisage que le résultat ; mais il faut bien reconnaître que Bayle cédait à n mobile plus élevé que ne le faisait l'Hercule hébreu. Il est vrai que l'arme redoutable qu'il maniait si habilement pouvait se retourner contre lui ; mais qu'importait à Bayle, puisque le but qu'il poursuivait était le doute ? Il ne se fait pas un instant illusion là-dessus. Écoutons-le : " On peut comparer la philosophie à ces poudres si corrosives qu'après avoir consumé les chairs mortes d'une plaie, elles rongeraient la chair vive, carieraient les os et perceraient jusqu'aux moelles. La philosophie réfute d'abord les erreurs ; mais si on ne l'arrête point là, elle attaque les vérités, et, quand don la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu'elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s'asseoir. " C'est là, certes, un aveu dépouillé d'artifice, et s'il fallait le prendre au pied de la lettre, on n'en aurait jamais fait un plus écrasant pour la philosophie. Forte pour détruire, impuissante pour édifier ; voilà, en dernière analyse, ce qu'elle devient entre les mains de Bayle, voilà à quel rôle l'illustre réfugié la fait descendre dans son Dictionnaire historique et critique. Mais prenons ici la défense de Bayle contre lui-même : il vivait à une époque d'ébranlement, et son dictionnaire est un des plus glorieux précurseurs de 89, qui devait déblayer le sol de ruines accumulées, pour y jeter, en ciment indestructible, en béton plus dur que le diamant, les fondations d'un édifice dont les assises s'élèvent chaque jour, et qui n'attend plus que le dernier étage dont aucune force ne saurait arrêter le couronnement.

Cet ouvrage qui a été traduit dans presque toutes les langues de l'Europe et qui tient une si large place dans l'histoire de la critique philosophique a dû nécessairement être apprécié par un grand nombre d'écrivains d'élite. Mentionnons pour mémoire le chapitre du Lycée de La Harpe, l'étude écrite sur Bayle par M. Sainte-Beuve (Revue des Deux-Mondes, 1836), celle de M. Damiron (Mém. de l'Acad. des sc. m. et p.), et enfin celle de M. Lenient (Paris, 1855, un vol.). A l'article Pyrrhon de l'Encyclopédie, Diderot parle de son devancier en ces termes : " Bayle eut peu d'égaux dans l'art de raisonner, peut-être point de supérieur. Personne ne sut saisir plus subtilement le faible d'un système ; personne n'en sut faire valoir plus fortement les avantages ; redoutable quand il prouve, plus redoutable encore quand il objecte ; doué d'une imagination gaie et féconde, en même temps qu'il prouve, il amuse, il peint, il séduit. Quoiqu'il entasse doute sur doute, il marche toujours avec ordre : c'est un polype vivant qui se divise en autant de polypes qui vivent tous ; il les engendre les uns les autres. Quelle que soit la thèse qu'il ait à prouver, tout vient à son secours, l'histoire, l'érudition, la philosophie. S'il a la vérité pour lui, on ne lui résiste pas ; s'il parle en faveur du mensonge, celui-ci prend sous sa plume toutes les couleurs de la vérité : impartial ou non, il le paraît toujours ; on ne voit jamais l'auteur, mais la chose. " Palissot, ennemi déclaré des philosophes du XVIIIe siècle, cherche à faire sortir Bayle de leurs rangs. " Non, dit-il, ce grand homme n'est pas un de leurs coryphées. Le doute méthodique de Bayle fait sentir la nécessité d'une révélation, nécessité qu'il établit partout sur l'insuffisance et l'incertitude de nos lumières naturelles. " Bayle, presque transformé en Père de l'Église ! voilà, certes, une canonisation à laquelle il ne s'attendait guère. " Nos moyens de connaissances sont insuffisants ; donc nous devons croire à ce que nous ne pouvons ni connaître, ni comprendre. Il y a des gens qui ont le talent de prendre toujours les choses par leur beau côté. Cela nous rappelle cet homme que son voisin accablait d'injures, l'appelant voleur, usurier, fripon, et qui lui répondait fort tranquillement : " Vous avez toujours le petit mot pour rire. "

Revenons au sérieux : M. Victor Leclerc nous y ramène par cette page excellente sur Bayle : " L'auteur du Dictionnaire critique suit presque la même marche que Montaigne : il prend une opinion, et, la montrant sous toutes ses faces, il la détruit ; il élève tour à tour objections contre objections, doutes contre doutes ; ici, il discute avec la véhémence et la solidité des meilleurs dialecticiens ; là, des anecdotes plaisantes ou malignes viennent égayer ou appuyer ses preuves : quand il vous a enveloppé d'incertitudes, tirez-vous de ce labyrinthe, il vous y laisse. Comme Montaigne, il se rit de l'homme présomptueux qui veut tout savoir, et lui apprend qu'il faut douter. Il a sa pénétration, son jugement, son adresse. Quelquefois il paraît aussi converser avec son lecteur ; il ne dédaigne pas ces petits détails qui nous plaisent toujours, parce qu'ils nous font connaître l'homme ; il se familiarise, il badine ; mais c'est ici qu'on remarque son infériorité. Son style, quoique libre et spirituel, n'a pas la légèreté, la concision, ni surtout l'énergie de celui des Essais. "

En terminant cette étude, citons encore une fois Voltaire, dans sa Lettre sur le Temple du Goût ; il revient ici d'autant plus à propos qu'il nos fournit une conclusion un peu sévère, mais fort spirituelle : " M. de… me disait que c'était dommage que Bayle eût enflé son dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens et calvinistes ; qu'en cherchant l'article César, il n'avait rencontré que celui de Jean Césarius, professeur à Cologne ; et qu'au lieu de Scipion, il avait trouvé six grandes pages sur Gérard Scioppus. De là on concluait, à la pluralité des voix, à réduire Bayle en un seul tome dans la bibliothèque du Temple du Goût ". "

Le Dictionnaire historique et critique a été réimprimé un grand nombre de fois. La première édition parut en 1696, en deux volumes in-folio. Celle que l'on aime surtout à consulter est due à M. Beuchot et comprend seize volumes in-octavo (1820-1824). Non-seulement elle a un format plus commode que les précédentes, mais elle renferme d'importantes additions.

Nous avons donné à cette étude une étendue qui paraîtra peut-être trop considérable ; mais on nous le pardonnera, si l'on considère que le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle regarde le Dictionnaire historique et critique comme un de ses plus glorieux ancêtres. C'est ainsi que, dans un autre ordre d'idées, personne n'a songé à reprocher au géant de Sainte-Hélène d'avoir parlé longuement, dans son Mémorial, de César, d'Annibal et d'Alexandre.

Nous avons aussi appuyé à dessein sur le reproche d'obscénité et de crudité dans les expressions, formulé contre Bayle : c'est que le Grand Dictionnaire, placé dans les mêmes nécessités, pourrait, dans sa périlleuse carrière, soulever la même accusation de la part de certains lecteurs superficiels. Mais, comme nous l'avons déjà insinué, le Dictionnaire du XIXe siècle a été fait si volumineux, qu'aucun lecteur ne sera tenté de le prendre pour un livre de messe.

ENCYCLOPÉDIE DU XVIIIe SIÈCLE, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par Diderot et d'Alembert, plus généralement désigné par le simple titre d'Encyclopédie, comme Rome se nommait la ville, Urbs ; comme la révolution de 1789 se nomme la Révolution.

Salut à cette œuvre immortelle ; découvrons-nous, inclinons-nous devant ce monument de l'esprit humain, comme nous le ferions au parvis du Parthénon, de Saint-Pierre de Rome ou de Notre-Dame de Paris, que nous contemplerions pour la première fois. Qu'on nous pardonne ce naïf élan du cœur ; mais, génie à part, notre infime personnalité va se reconnaître à chaque ligne, se retrouver dans chaque épisode de cet enfantement laborieux qu'on nomme l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, et l'on sait quels furent les reptiles qu'il dut étouffer dans ses bras vigoureux pendant la carrière de près de trente années qu'il parcourut pour achever l'Encyclopédie. " Cette entreprise littéraire, la plus vaste qui ait été formée depuis l'invention de l'imprimerie, fut la première pierre d'un édifice que le temps pourra modifier ou perfectionner sans cesse, mais qui sera toujours pour son fondateur un titre incontestable à la reconnaissance de la postérité. Ce fut certainement une belle et grande idée que celle de réunir dans un seul livre toutes les notions acquises jusqu'alors sur les sciences et les arts, d'en faire l'arche du savoir, le dépôt des connaissances humaines ".

Vers 1748, l'encyclopédie anglaise de Chambers, compilation imparfaite, extraite en grande partie de livres français, venait d'être traduite en italien et avait du retentissement dans notre pays. Un libraire, un de ces libraires qui flairent le succès, sans doute de la famille de celui qui disait à un auteur hollandais : Faites-moi des Lettres persanes, faites-moi des Contes moraux de Marmontel, vint proposer à Diderot de traduire l'encyclopédie anglaise. Diderot se mit aussitôt à l'œuvre ; mais le philosophe comprit bientôt l'insuffisance de ce travail, et le projet d'une œuvre plus complète ne tarda pas à germer, à bouillonner dans ce cerveau, nous pourrions dire dans ce volcan. Du premier coup, il imagina de dresser un inventaire des connaissances humaines, de rassembler, de classer dans un immense dépôt tout le savoir humain, tous les résultats du progrès et de la civilisation. Mais, quels que fussent son courage et sa prodigieuse facilité, il comprit qu'il devait être secondé dans un travail de cete importance, et il s'en ouvrit à d'Alembert, son ami, qui était l'homme le plus propre à soutenir dignement l'écrasant fardeau d'une aussi prodigieuse entreprise. Insensiblement l'idée grandit dans la tête des deux associés. Diderot rédigea tout d'abord le prospectus (novembre 1750), ainsi que le Tableau des connaissances humaines. Ce prospectus, où il expose son plan, est une page magnifique écrite à la glorification des arts et métiers, du travail manuel. Par un instinct prophétique, il faisait entendre les paroles les plus nobles à cette industrie qui était à la veille d'entrer dans une carrière de prodiges sans exemple ; " Ici, dit M. Henri Martin, Diderot, si souvent exagéré, si souvent emphatique, est simple parce qu'il est vraiment grand. Il sent la haute moralité d'une œuvre qui est la réhabilitation du travail manuel, du travail qu'on avait appelé jusque là servile ; il se fait l'historien, autant qu'on peut l'être de cette longue suite de générations sacrifiées qui n'avaient jamais eu d'histoire, et auxquelles cependant la civilisation doit son bien être, et l'intelligence ses indispensables instruments ; il annonce aux classes ouvrières qu'il va leur élever un monument par l'exposé de la science des métiers, legs admirable des génies anonymes de ces classes humiliées. "

En même temps, d'Alembert prenait la plume pour écrire cette préface immortelle, ce fameux Discours préliminaire, majestueux portique d'un prodigieux édifice, et dont Voltaire écrivait : " J'ose dire que ce discours, applaudi de toute l'Europe, est supérieur à la Méthode de Descartes et égal à tout ce que l'illustre chancelier Bacon a écrit de mieux. " Aucun genre de gloire ne manqua à ce morceau : Palissot, ce détracteur acharné des philosophes, comprenant qu'il ne pouvait pas y mordre, l'attribua à un certain abbé Canaye. -- Ce nom était on ne peut mieux choisi -- Les deux auteurs associèrent à leur œuvre tout ce que la France comptait alors de savants, d'hommes de lettres et de philosophes. Diderot se chargea de la partie importante des arts et métiers, de l'histoire de la philosophie ancienne et de la coordination générale de tous les matériaux qui devaient être apportés au réservoir commun ; travail immense, dont celui qui trace ces lignes connaît tout le poids, bien qu'il n'ait entrepris la publication du Grand Dictionnaire qu'après y avoir travaillé seul pendant vingt années, chaque jour, chaque heure qui s'écoulait venant toujours apporter sa pierre à ce monument qui, lui aussi, restera imparfait… D'Alembert, le plus savant mathématicien de son siècle, se chargea des sciences mathématiques. Voltaire, qui s'enrôlait avec passion sous le drapeau des nobles idées, parla de l'Encyclopédie avec cet enthousiasme qu'il savait si bien rendre contagieux. Alors, tout ce qu'il y avait en France de libres penseurs accourut se ranger sous la bannière de l'Encyclopédie. Rousseau se chargea de la musique ; Daubenton, de l'histoire naturelle ; l'abbé Mallet, de la théologie ; l'abbé Yvon, de la métaphysique, de la logique et de la morale ; l'avocat Toussaint, de la jurisprudence ; Eidous, du blason ; l'abbé La Chapelle, des sciences élémentaires ; Le Blond, des fortifications et de la tactique ; Gaussier, de la coupe des pierres ; d'Argenville, du jardinage et de l'hydraulique ; l'ingénieur Bellin, de la marine ; le docteur Tarin, de l'anatomie et de la psychologie ; le célèbre Louis, de la chirurgie ; Malouin, de la chimie ; Blondel, de l'architecture ; J.-B. Leroy, de l'horlogerie et de la description des instrument astronomiques ; de Vandenessé, de la médecine pure ; Landois, des articles de peinture, de sculpture et de gravure. A cette liste, il faut ajouter Cahusac, Lemonnier, Falconnet, d'Hérouville, Morand, de Prades, Deslandes, Le Romain, Venelle, Rogeau, Prévost, Buisson, La Brassée, Donet, Borrat, Pichard, Bonnet, Laurent, Papillon, Fournier, Miel, Charpentier, Favre, Mabelle, Devienne, etc., qui, pour des travaux de moindre importance, devaient apporter à l'œuvre commune le concours de leurs lumières et de leur talent. La grammaire et la philologie étaient confiées à Dumarsais, ce savant célèbre qui avait adressé cette question à un grand seigneur qui lui proposait l'éducation de ses enfants : " Dans quelle religion faudra-t-il que je les élève ? " voilà les hommes dont Diderot s'était entouré pour édifier l'Encyclopédie. Il nous semble, à un demi-siècle de distance et dans un autre ordre d'idées, assister à l'épopée impériale, et voir la grande figure de Napoléon en compagnie de Kléber, Desaix, Masséna, Lannes, Ney, Murat, Berthier, Augereau, Moncey, Davoust, le prince Eugène, Soult, Bernadotte. Seulement, ici, la force s'appelle le canon ; là, c'était l'artillerie autrement irrésistible de la pensée.

Parlons encore un peu de Diderot, avant de montrer ce géant dans l'accomplissement de ses immortels travaux. C'était une tête vraiment extraordinaire que celle de ce puissant penseur. Dans un jour de découragement et d'orgueil, J.-J. Rousseau s'écria que la nature avait brisé le moule dans lequel elle l'avait fait. Ce mot s'appliquerait plus justement encore à Diderot. Il ne ressemblait à aucun autre, et aucun autre peut-être ne lui ressemblera. Lui seul, dans son siècle, avait une trempe d'âme et de génie assez forte pour ne pas succomber sous le poids d'une tâche aussi pesante, et qui l'occupa sans l'absorber pendant près de trente années. Initié à toutes les sciences de son temps, doué d'une incroyable puissance d'intuition qui lui permettait d'apprendre avec rapidité ce qu'il ignorait, possédant une facilité merveilleuse de parole et de style, une fécondité et une facilité presque sans exemple, il n'était étranger à aucune des idées que peuvent embrasser les connaissances humaines. Mécanique, géométrie, mathématiques, philosophie, théologie, morale, recherches d'érudition, arts, musique, poésie, théâtre, métaphysique, philologie, tout était de son domaine. Les contemporains ne pouvaient se lasser d'admirer la puissance de ce cerveau toujours en travail de conception et d'enfantement. " C'était, dit Grimm, la tête la plus naturellement encyclopédique qui ait peut-être jamais existé. Métaphysique subtile, calcul profond, recherches d'érudition, conception poétique, goût des arts et de l'antiquité ; quelque divers que fussent tous ces objets, son attention s'y attachait avec la même énergie, avec le même intérêt, avec la même facilité. " De son côté, Voltaire écrivait à Thiriot (19 nov. 1760) : " Tout est dans la sphère d'activité de son génie ; il passe des hauteurs de la métaphysique au métier d'un tisserand, et de là il va au théâtre. " On connaît aussi ce beau mot des Confessions, nobles paroles d'un ennemi resté impartial : " A la distance de quelques siècles du moment où il a vécu, Diderot paraîtra un homme prodigieux ; on regardera de loin cette tête universelle comme nous considérons aujourd'hui la tête des Platon et des Aristote. " Avec un tel génie, il lui fallut encore une persévérance et un courage inébranlables pour diriger et mener à bien une aussi vaste et aussi difficile entreprise, braver les clameurs, les injures, les menaces, les dénonciations, et risquer vingt fois la perte de sa liberté et peut-être même de sa vie.

Outre ses talents incomparables et son énergie morale, Diderot se recommandait encore par la noblesse du caractère : bon, sensible, généreux, passionné pour sa famille et ses amis ; accueillant, consolant et assistant de sa plume ou de sa bourse tous les malheureux, connus ou inconnus, qui se présentaient à lui ; pleurant à la vue ou au récit d'une belle action, à la lecture d'une belle page ; l'âme ouverte à tous les enthousiasmes et à toutes les nobles pensées ; simple dans ses mœurs, pauvre et content de sa pauvreté, sans ambition, sans envie, et réalisant dans une certaine mesure l'idéal du philosophe et de l'homme de bien. Dans le commerce de la vie, il se faisait aimer par toutes les qualités qui le distinguaient comme écrivain : un abandon plein de charme, la naïveté, la bonhomie, la sincérité des sentiments, l'élan, l'enthousiasme, la spontanéité, la verve inépuisable, l'originalité et l'éloquence. J.-J. Rousseau ne pouvait s'en détacher ; Diderot exerçait sur lui, comme rousseau l'a écrit lui-même, une sorte de fascination. Leur amitié dura près de trente ans ; et l'ours de Genève ne se sépara de Diderot qu'après avoir rompu en visière avec tout le genre humain.

La facilité plus que généreuse avec laquelle Diderot mettait sa plume, son génie et son temps au service de tous ceux qui venaient le solliciter est demeurée célèbre, et l'histoire de la littérature n'en offre pas un pareil exemple. Morceaux de critique, de philosophie, sermons, dissertations de peinture, de sculpture, de musique ; discours, épîtres dédicatoires : on obtenait tout de son infatigable complaisance. Souvent victime d'intrigants, de fripons et même d'espions, il ne se lassa jamais de rendre service au premier venu qui l'implorait ou qui l'exploitait. On sait aujourd'hui qu'il écrivit pour son ami Raynal une bonne partie de l'Histoire philosophique des Indes. Effrayé lui-même des traits brûlants qu'il répandait dans cet ouvrage : " Qui osera signer cela ? disait-il à Raynal. - Moi, moi, répondait l'abbé ; et allez toujours. " Grimm, qui empruntait tout à ses amis, lui ayant demandé, pour sa correspondance d'Allemagne, un compte rendu de l'exposition de peinture, n'attendait qu'une simple lettre. Diderot prit, suivant sa pittoresque expression, le tablier de la boutique, et rédigea en quelques jours un volume plein d'idées neuves, originales, et pétillant d'une verve qui n'était qu'à lui. Il continua ce travail pendant plusieurs années, et ces feuillets, jetés comme au hasard et en se jouant au milieu d'une correspondance, devinrent ces Salons qui sont restés le modèle de tous ceux qu'on a faits depuis, et probablement de tous ceux qu'on fera dans la suite. Il serait impossible d'énumérer tous les services de cette espèce qu'il rendit à une infinité de personnes : littérateurs, musiciens, peintres, architectes ; jusqu'à des leçons de clavecin, qu'il composa pour lancer un musicien pauvre, de ses amis ; jusqu'à des projets d'architecture, jusqu'à des pétitions, qu'on venait implorer de son étonnante facilité et de son incroyable bonhomie ; enfin, jusqu'à des sermons, qu'il composait pour un abbé prédicateur qui avait plus de faconde que de style. Ainsi, il était la ressource de tous les gens embarrassés. Nul n'a jamais prodigué avec une plus royale insouciance les trésors de son intarissable esprit. Il était si universellement connu sous ce rapport, qu'il vit un jour arriver chez lui un homme qui le pria de lui rédiger un avis pompeux au public, pour annoncer une pommade qui faisait croître les cheveux. " Mon père, dit à ce sujet Mme de Vandeul, en rit du meilleur cœur, mais il rédigea l'avis. "

Non-seulement la plume de Diderot était au service du premier venant, mais ses conversations, sa parole, son éloquence, qu'il semait à tous les vents, et que chacun recueillait comme une manne précieuse. Chaque soir, après un travail de galérien, il s'en allait passer quelques heures au café Procope, ce cénacle, ou plutôt ce pandémonium de l'intelligence ; il s'asseyait sur un banc, au fond de la salle du rez-de-chaussée, toujours à la même place. Tous ses amis l'attendaient et accueillaient, avec une sorte d'épanouissement, cette large, bonne, franche et intelligente figure. A peine assis, Diderot s'emparait de la conversation, qui devenait sienne, mais simplement, tout uniment, sans orgueil, sans forfanterie, sans ostentation ; les idées rayonnaient de ce foyer toujours enflammé ; tous les esprits étaient tendus, toutes les oreilles attentives. Quelques-uns prenaient des notes, saisissaient au passage un canevas, un plan, une idée, et, le lendemain, Diderot ne paraissait nullement surpris et encore moins froissé de lire, dans toutes les feuilles publiques, des pensées, des articles tout entiers qui n'étaient pas signés de son nom, et en lisant ces petits larcins littéraires, saisis au vol, l'excellent homme souriait ; c'était là toute sa vengeance. Il nommait plaisamment ce mouvement de satisfaction ses droits d'auteur. On peut tirer une conclusion physiologique de ces anecdotes, qui ne sont futiles qu'en apparence : le chêne est dans le gland, et à vingt ans de distance, l'étonnant vulgarisateur du café Procope était le même que le fils du coutelier de Langres, qui composait les devoirs de ses jeunes condisciples du collège des jésuites, et qui applaudissait de tout cœur aux prix que sa complaisance leur avait valus.

Enfin l'Encyclopédie marchait ; on était en 1751, et le premier volume était sur le point de paraître. Les plus hauts encouragements affluaient de tous les points de l'Europe ; mais déjà de sourdes rumeurs grondaient autour de l'œuvre. En face du camp de la pensée libre s'était formé un parti soi-disant religieux. " Sous les yeux de l'Europe attentive, dit M. Génin, la lutte se trouva ouverte entre l'esprit de progrès et l'esprit de résistance ; l'un avait pour soi la force du talent, l'autre la force du pouvoir. " Les jésuites, qui cherchent à se glisser partout où ils prévoient la puissance, et qui, avec l'instinct qui les caractérise, pressentaient les futures destinées de l'œuvre nouvelle, avaient cherché à s'introduire au sein de l'Encyclopédie ; il savaient qu'une forteresse est à moitié rendue quand l'ennemi à a des intelligences dans la place ; ils avaient donc demandé à travailler pour la partie théologique ; leur concours avait été repoussé. Les jansénistes vinrent à leur tour ; ils n'eurent pas plus de succès. Une personnalité comme celle de Diderot ne pouvait permettre aucune immixtion dans une œuvre qui devait refléter son être tout entier. Alors commencèrent les persécutions : jésuites et jansénistes se rangèrent pour la première fois sous le même drapeau, et leur cri de ralliement fut impiété et irreligion. De là cette lutte homérique que Diderot seul devait soutenir jusqu'au bout, et qui l'a fait comparer à Ajax se tenant ferme sur son rocher, malgré les assauts des vagues en furie. La cabale n'attendit même pas l'apparition du premier volume pour commencer l'attaque : un certain Chaumeix, ancien convulsionnaire de Saint-Médard, fit paraître ses Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie ; vint ensuite la Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies, en 20 vol., par un récollet nommé Hayer. Le jésuite Chapelain, prêchant devant Louis XV, fulmina contre l'œuvre des philosophes ; le théatin Boyer, ancien évêque de Mirepoix et inventeur des billets de confession, se mit aussi de la partie ; ce ne furent bientôt plus que clameurs, dénonciations calomnieuses, persécutions de toute espèce, pamphlets injurieux dans lesquels Diderot était désigné comme l'Antéchrist, et l'Encyclopédie comme la bête de l'Apocalypse ; enfin, la lumière dut s'éclipser momentanément devant les ténèbres, et, le 7 février 1752, un arrêt du Conseil du roi supprima les deux volumes publiés, comme renfermant des maximes tendant à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à relever les fondements de l'erreur, de la corruption des mœurs, de l'irréligion et de l'incrédulité. L'impression resta suspendue pendant près de dix-huit mois. Cependant l'indomptable activité de Diderot reprit bientôt le dessus et parvint à aplanir tous les obstacles. Enfin, cinq nouveaux volumes avaient paru et sept étaient en vente, lorsqu'un second arrêt du 8 mars 1759 révoqua tout à coup le privilège.

Mais laissons Voltaire nous raconter ces vicissitudes. " Plusieurs volumes avaient déjà paru à la satisfaction du public. Les articles composés par ceux qui présidaient à l'ouvrage avaient surtout l'approbation universelle. Le livre était muni de toutes les formalités qui en assuraient le débit. Les souscripteurs de tous les pays de l'Europe, qui avaient avancé leur argent, le croyaient en sûreté sous la sauvegarde du sceau du roi, et se flattaient de recevoir sans difficulté le prix de leurs avances ; car si, de la part des auteurs, cet ouvrage était un service gratuit rendu à l'esprit humain, ce service était, entre les souscripteurs et les libraires, une convention d'intérêt à laquelle on ne pouvait manquer. L'envie se déchaîna et arma bientôt le fanatisme. Ces deux ennemis de la raison et des talents dénoncèrent au Parlement de Paris un dictionnaire qui ne semblait pas devoir être l'objet d'un procès, et qui, d'ailleurs, étant revêtu du sceau de l'approbation royale, paraissait devoir être hors de toute atteinte. Les jésuites furent les premiers à poursuivre, autant qu'ils le purent, ce grand ouvrage, parce qu'ayant demandé à faire les articles de théologie, ils avaient été refusés. Les jésuites ne se doutaient pas alors qu'ils seraient bientôt proscrits par ces mêmes parlements qu'ils voulaient engager sous main à s'armer contre l'Encyclopédie. Les jansénistes firent ce que les jésuites avaient voulu faire ; ils s'aperçurent que tout ceux qui voulaient bien consacrer leurs travaux à ce dictionnaire, regardant l'impartialité comme leur première loi, n'étaient ni pour les jésuites ni pour les janséniste et que, s'étant dévoués uniquement à la recherche de la vérité, ils excitaient l'horreur contre le fanatisme. Ainsi deux partis acharnés l'un contre l'autre se réunirent, à peu près, si on peut le dire, comme des voleurs suspendant leurs querelles pour ravir les dépouilles. Ils prirent le masque ordinaire de la piété ; ils dénoncèrent plusieurs passages ; et, par un raffinement de méchanceté dont il n'y avait point eu d'exemples dans les controverses les plus furieuses, n'osant reprendre dans le dictionnaire de l'Encyclopédie certains articles qui les effarouchaient, ils accusèrent les auteurs, non pas de ce qu'ils avaient dit, mais de ce qu'ils diraient un jour ; ils prétendirent que les renvois d'une matière à une autre étaient mis à dessein de répandre, dans les derniers tomes, le poison qu'on ne pouvait trouver dans les premiers. Ils s'élevèrent ainsi contre des articles d la théologie la plus orthodoxe, les croyant composés par ceux qu'ils voulaient perdre. Comment le Parlement pouvait-il juger sept volumes in-folio déjà imprimés et préjuger ceux qui ne l'étaient pas ? Les accusateurs remirent leur mémoire entre les mains d'un avocat général (Omer Joly de Fleury), qui avait encore moins le temps d'examiner ce prodigieux détail d'art et de sciences que nul homme ne peut embrasser. Ce magistrat eut le malheur d'en croire les mémoires calomnieux qu'il avait reçus, et de former sur eux son réquisitoire. Ces mémoires attaquaient surtout l'article Ame, que l'on croyait composé par des philosophes que l'on voulait rendre suspects. L'article fut dénoncé comme établissant le matérialisme, il le combattait jusqu'à s'élever contre le sentiment de Locke, avec plus de piété que de philosophie. Cette méprise singulière fut bientôt reconnue du public ; mais ce ne fut qu'après l'arrêt du Parlement qui établit des commissaires pour rectifier l'ouvrage, et qui cependant en défendit le débit. Le public n'en espéra pas moins qu'il jouirait enfin d'un ouvrage d'autant plus attendu qu'il était persécuté. "

En même temps, Pompignan attaquait les philosophes jusqu'au sein de l'Académie. Fréron, dans l'Année littéraire ; l'avocat Moreau dans ses Cacouacs ; Palissot, dans ses Petites Lettres, ne cessaient de les harceler et d'appeler sur eux les rigueurs du pouvoir. Fort de la protection de Mme de Robecq, et par conséquent de M. de Choiseul, Palissot osa produire, en plein théâtre, une satire impudente et scandaleuse, où il jouait les philosophes en générale, et particulièrement Diderot, dont le nom était à peine déguisé en celui de Dortidius. Comme toujours, dans le danger, les soi-disant amis se cachaient, les tièdes blâmaient, les timides se taisaient ; seule, la voix éloquente et généreuse de Voltaire se fit encore entendre en faveur de l'Encyclopédie, dans ses correspondances privées et dans ses œuvres publiques. Le 25 avril 1760, il écrivait à Mme d'Épinay : " Les serpents appelés jésuites et les tigres appelés convulsionnaires se réunissent tous contre la raison, et ne se battent que pour partager entre eux ses dépouilles. " Il adjurait ensuite Diderot d'abandonner une partie ingrate, d'accepter les offres de l'Impératrice de Russie et d'aller finir dans ce pays, à peine sorti des langes de la barbarie, le monument de civilisation que repoussait cette France, pour laquelle il avait été édifié. Il envoya même un mémoire anonyme à Diderot, dans lequel il lui faisait entrevoir le bûcher du chevalier Labarre, brûlé à dix-huit ans pour avoir chanté une chanson de corps de garde et s'être refusé à saluer une procession de capucins. A ces exhortations, le courageux philosophe, qui avait reconnu la plume brûlante de son ami, répondit par cette admirable lettre que nous voudrions citer en entier, dans laquelle il lui disait : " Je sais bien que, quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer ; je sais bien que cette bête manque d'aliment, et qu'elle va se jeter sur les philosophes ; je sais bien qu'elle a jeté les yeux sur moi, et que je serai peut être le premier qu'elle dévorera ; je sais bien qu'un d'entre eux a l'atrocité de dire qu'on n'avancera rien tant qu'on ne brûlera que des livres ; je sais bien qu'il peut arriver, avant la fin de l'année, que je me rappelle vos conseils et que je m'écrie : O Solon ! Solon !… Et que voulez-vous que je fasse de l'existence, si je ne puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? Et puis, je me lève tous les matins avec l'espérance que les méchants se sont amendés et qu'il n'y a plus de fanatiques. Si, connaissant toute la férocité de la bête, nous balançons à nous en éloigner, c'est par des considérations dont le prestige est d'autant plus fort qu'on a l'âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sot si doux (il parlait de sa famille, dont il était adoré), et c'est une perte si difficile à réparer ! " Ces mots rappellent le cri sublime de Danton, avec lequel, du reste, Diderot offre plus d'un rapport : " Est-ce qu'on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers ! "

C'est ici le lieu de rapporter une anecdote, racontée par Voltaire en 1774, et qui indique quelle fut, dans les hautes régions de la société, l'impression produite par la brutale suppression de l'Encyclopédie :

" Un domestique de Louis XV me contait qu'un jour, le roi, son maître, soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d'abord sur la chasse, ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu'un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, de fer et de charbon. Le duc de La Vallière, mieux instruit, soutint que, pour faire de bonne poudre à canon, il fallait une seule partie de soufre et une de charbon sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé.

" -- Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernais, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes et à nous faire tuer sur la frontière, sans sa voir précisément avec quoi l'on tue.

" -- Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m'embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.

" -- C'est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que sa Majesté ait confisqué notre Dictionnaire encyclopédique, qui nous a coûté à chacun cent pistoles ; nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions.

" Le roi chercha à justifier sa confiscation en lui donnant le caractère d'une suspension : il avait été averti que ces gros volumes in-folio, qu'on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France, et il avait voulu savoir par lui-même si le fait était vrai, avant de permettre qu'on lût ce livre. Il envoya, sur la fin du souper, chercher un exemplaire par trois garçons de la chambre, qui l'apportèrent avec bien de la peine. On vit à l'article Poudre que le duc de La Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence entre l'ancien rouge d'Espagne dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la poudre qui sortait du murex, et que, par conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu'il entrait plus de safran dans le rouge d'Espagne et plus de cochenille dans celui de France. Elle vit comment on lui faisait ses bas au métier, et la machine de cete manœuvre la saisit d'étonnement.

" -- Ah ! le beau livre ! s'écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul et pour être le seul savant de votre royaume.

" Chacun se jetait sur les volumes, comme les filles de Lycomède sur les bijoux d'Ulysse ;Chacun y trouvait à l'instant tout ce qu'il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d'y trouver la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de la couronne ;

" -- Mais vraiment, dit-il, je ne sais pas pourquoi on m'avait dit tant de mal de ce livre !

" -- Eh ! ne voyez-vous pas, sire, lui dit le duc de nivernais, que c'est parce qu'il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à donner du ridicule à une nouvelle venue, il est sûr qu'elle est plus jolie qu'elles.

" Pendant ce temps, on feuilletait, et le comte de Coigny dit tout haut :

" -- Sire, vous êtes trop heureux qu'il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables de connaître tous les arts et de les transmettre à la postérité. Tout est ici : depuis la manière de faire une épingle jusqu'à celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis l'infiniment petit jusqu'à l'infiniment grand. Remerciez Dieu d'avoir fait naître dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l'univers entier. Il faut que les autres peuples achètent l'Encyclopédie ou qu'ils la contrefassent. Prenez tout mon bien, si vous voulez, mais rendez-moi mon Encyclopédie.

" -- On dit pourtant, repartit le roi, qu'il y a bien des fautes dans cet ouvrage si nécessaire et si admirable.

" -- Sire, reprit le comte de Coigny, il y avait à votre souper deux ragoûts manqués ; nous n'en avons pas mangé, et nous avons fait très bonne chère. Auriez-vous voulu qu'on jetât tout le souper par la fenêtre, à cause de ces deux ragoûts ? "

" Le roi sentit toute la force de cet argument ; chacun reprit son livre. Ce fut un beau jour.

" L'envie et l'ignorance ne se tinrent pas pour battues. Ces deux sœurs immortelles continuèrent leurs cris, leurs cabales, leurs persécutions ; l'ignorance en cela est très-savante. Qu'arriva-t-il ? Les étrangers firent quatre éditions de cet ouvrage français, proscrit en France, et gagnèrent environ dix-huit cent mille écus. "

C'est alors qu'au milieu de ces contrariétés, quand sept volumes avaient paru (1758), d'Alembert, moins fortement trempé que son infatigable collaborateur, se retira, " excédé des avanies et des vexations, " comme il le disait lui-même, laissant Diderot faire face seul à l'orage. La fille de ce dernier, Mme de Vandeul, attribue la retraite de d'Alembert à la cupidité ; mais, outre que rien ne justifie cette assertion, un tel procédé, qui eût été aussi lâche qu'odieux, n'eût pas trouvé insensible Diderot, qui s'était brouillé avec Rousseau pour bien moins, et on ne concevrait pas ce qu'ajoute Mme de Vandeul elle-même : " Cet événement ne diminua pas l'estime de mon père pour M. d'Alembert. " Le collaborateur de Diderot a donné trop de marques éclatantes de son désintéressement, pour que l'on puisse supposer qu'il aurait trahi son meilleur ami et vendu son honneur pour quelques écus.

Mais revenons à Diderot, auquel on conseillait un exil volontaire. Un motif de probité le retenait aussi ; il ne voulait pas compromettre les intérêts de Le Breton, imprimeur de l'Encyclopédie, que son départ eût ruiné. Il allait en être bien mal récompensé. Un jour, feuilletant un des volumes imprimés, il reconnut une falsification, puis deux, puis trois, et s'assura finalement que toute sa besogne avait été dépecée, mutilée, rognée, recousue, refaite par une main indigne. Ce même imprimeur, pour lequel il exposait sa liberté, et peut-être sa vie, le trahissait indignement. Effrayé de la hardiesse toujours croissante des articles, épouvanté du bruit et des menaces, il avait fait clandestinement altérer les épreuves après le bon à tirer, sans prévenir de rien le directeur de l'Encyclopédie. Diderot lui écrivit une longue et véhémente lettre, dans laquelle il exhalait la colère et l'indignation que lui avait fait éprouver un si inqualifiable procédé :

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" Vous m'avez lâchement trompé deux ans de suite : vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées et d'en recueillir quelque considération, qu'ils ont bien méritée et dont votre injustice et votre ingratitude les auront privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il, qu'ils iront aux articles de leur composition et que, voyant de leurs propres yeux l'injure que vous leur avez faite, il ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d'Holbach, de Jaucourt et autres, tous si respectables et si peu respectés par vous, seront répétés à la multitude. Vos souscripteurs diront qu'ils ont souscrit pour mon ouvrage et que c'est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés, élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point ; les journalistes et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d'argent au public, n'est qu'un ramas d'insipides rognures. Une petite partie de votre édition se distribuera lentement, et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne vous y trompez pas : le dommage ne sera pas en exacte proportion avec les suppressions que vous vous êtes permises : quelque importantes et considérables qu'elles soient, il sera infiniment plus grand qu'elles. Peut-être alors serai-je forcé moi-même d'écarter le soupçon d'avoir connivé à cet indigne procédé, et je n'y manquerai pas. Alors on apprendra une atrocité dont il n'y a pas d'exemple depuis l'origine de la librairie. En effet, a-t-on jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement mutilés, tronqués, hachés, déshonorés par un imprimeur ? On n'ignorera pas que vous avez manqué avec moi à tout égard, à toute honnêteté, et à toute promesse. A votre ruine et à celle de vos associés, que l'on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l'on vous citera dans l'avenir comme un homme capable d'une infidélité et d'une hardiesse auxquelles des barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu'il arrive, je serai à couvert. On n'ignorera pas qu'il n'a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d'empêcher le mal ; on n'ignorera pas que j'ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l'ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l'espère, vous n'en retirerez pas plus d'honneur, et vous n'en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s'il tombe, au contraire, vous serez l'objet des reproches de vos associés et de l'indignation du public, auquel vous avez manqué bien plus qu'à moi ……………………………………………........................................

" J'en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J'en ai pleuré de rage en votre présence ; j'en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé et devant ma femme, mon enfant et mon domestique. Vous m'aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas ; mais, en revanche, vous risquez d'être sévèrement puni ; vous avez oublié que ce n'est pas aux choses courantes et communes que vous deviez vos premiers succès ; qu'il n'y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donne la peine de lire une ligne d'histoire, de géographie, de mathématiques et même d'arts, et que ce qu'on y a recherché et ce qu'on y recherchera, c'est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l'avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l'attrait, le piquant, l'intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur : c'est votre affaire. Vous en étiez à savoir combien il est rare de commettre impunément une vilaine action ; vous l'apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me connais : dans cet instant, mais pas plus tôt, le ressentiment de l'injure et de la trahison que vous m'avez faite sortira de mon cœur, et j'aurai la bêtise de m'affliger d'une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur vous.

Puissé-je être un mauvais prophète ! mais je ne le crois pas : il n'y aura que du plus ou du moins ; et, avec la nuée de malveillants dont nous sommes entourés et qui nous observent, le plus est tout autrement vraisemblable que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me répondre ; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.

" Voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce ! Un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment ; je parle de votre boucher, de celui à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, le honte, le discrédit, la ruine, la risée, nous viennent du principal propriétaire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice et laisser à d'autres les entreprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos intérêts que vous ; elle sait mieux ce que nous devons au public ; elle n'eût jamais fait comme vous.

" Adieu, monsieur Le Breton : c'est à un an d'ici que je vous attends, lorsque vos travailleurs connaîtront par eux-mêmes la digne reconnaissance qu'ils ont obtenue de vous. On serait persuadé que votre cognée ne serait tombée que sur moi, que cela suffirait pour vous nuire infiniment ; mais, Dieu merci ! elle n'a épargné personne. Comme le baron d'Holbach vous enverrait paître, vous et vos planches, si je lui disais un mot ! Je finis tout à l'heure, et en voilà beaucoup ; mais c'est pour n'y revenir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous ; il faut qu'on voie, quand il en sera temps, que j'ai senti comme je devais votre odieux procédé, et que j'en ai prévu toutes les suites. Jusqu'à ce moment vous n'entendrez plus parler de moi ; j'irai chez vous sans vous apercevoir ; vous m'obligerez de ne me pas apercevoir davantage. Je désire que tout ait l'issue heureuse et paisible dont vous vous bercez, je ne m'y opposerai d'aucune manière ; mais si, par malheur pour vous, je suis dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt faite. Je n'aurai qu'à raconter nûment et simplement les faits comme ils se sont passés, à prendre du moment où, d votre autorité privée et dans le secret de votre petit comité gothique, vous fîtes main-basse sur l'article Intendant, et sur quelques autres dont j'ai les épreuves.

Je fais si peu de cas de mon exemplaire, que, sans une infinité de notes marginales dont il est chargé, je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de votre boutique. Encore s'il était possible d'obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés ! La demande est juste, mais je ne la fais pas. Quand on a été capable d'abuser de la confiance au point où vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout. C'est mon bien pourtant, c'est le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le donne pas, mais vous, vous le retiendrez, quelque serment que je fasse de ne l'employer à aucun usage qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n'insiste pas sur cette restitution, qui est de droit : je n'attends rien de juste ni d'honnête de vous.

P.-S. - Vous exigez que j'aille chez vous, comme auparavant, revoir les épreuves ; votre associé le demande aussi. Vous ne savez pas ce que vous voulez ni l'un ni l'autre ; vous ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de ma part : je suis blessé pour jusqu'au tombeau. J'oubliais de vous avertir que je vais rendre la parole à ceux à qui j'avais demandé et qui m'avaient promis des secours, et restituer à d'autres les articles qu'ils m'avaient déjà fournis, et que je ne veux pas livrer à votre despotisme. C'est assez des tracasseries auxquelles je serai bientôt exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré. Allez demander à votre associé ce qu'il pense de votre position et de la mienne, et vous verrez ce qu'il vous en dira. "

(Celui qui trace ici ces lignes savait par cœur cette triste odyssée du grand encyclopédiste ; aussi n'a-t-il hasardé le premier pas dans cette périlleuse carrière qu'après s'être prémuni à l'avance contre toutes les vicissitudes quoi peuvent surgir sur sa route. Mais, ces précautions prises, il n'a pas hésité à assumer sur sa tête la plus lourde responsabilité qu'éditeur ait jamais affrontée, et cela avec la seule ambition de remplir ce qu'il appelle son devoir, et de faire ici-bas le peu de bien auquel doit aspirer une conscience honnête et convaincue. Au reste, que les souscripteurs du Grand Dictionnaire se rassurent, ils n'ont pas à craindre de pareilles profanations. L'auteur a prudemment jugé à propos d'être son, propre imprimeur. Les caractères sont sa propriété ; l'atelier lui appartient ; il fait lui-même, chaque semaine, la banque à ses ouvriers typographes, et quand il a parafé le bon à tirer, personne n'oserait, nous ne disons pas mutiler un passage, mais transposer une virgule.)

Eh bien ! croirait-on qu'il s'est trouvé des écrivains chez lesquels l'esprit de parti a oblitéré le sens moral, au point de leur faire absoudre complètement le libraire falsificateur ! On lit cette ligne dans la Biographie de Michaud : " Qui était le plus blâmable ici, de Diderot ou de l'imprimeur ? "

On parvint néanmoins à calmer Diderot ; mais son âme resta abreuvée de dégoûts. Toutefois, il parut oublier tous ses légitimes griefs : le ressentiment ne pouvait pousser de profondes racines dans cette nature généreuse, et les allusions qu'il faisait à ce douloureux souvenir se déguisaient toujours sous un trait où se mêlait la mélancolie. C'est ainsi qu'un jour, se trouvant chez Panckoucke, le célèbre imprimeur de l'Encyclopédie méthodique, qui souffrait d'un rhumatisme, il l'aida à passer son habit, et comme Panckoucke s'excusait de voir l'illustre philosophe lui servir de valet de chambre : " Laissez, laissez, fit Diderot ; vous n'êtes pas le premier libraire que j'habille. "

Ainsi, l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, telle qu'elle nous est parvenue après avoir subi les coups de ciseaux de l'imprimeur Le Breton, n'est qu'une pâle copie de l'œuvre primitive. Les passages les plus hardis, les plus saillants, ont été supprimé ou falsifiés par un inepte ostrogoth, pseudonyme trivial, mais énergique, sous lequel se cache sans doute quelque membre de la compagnie de Jésus. Et cependant, toute mutilée qu'elle est, l'Encyclopédie est encore la plus fidèle expression de l'esprit et des idées philosophiques au XVIIIe siècle. Que serait-ce donc si nous avions entendu le monstre lui-même !

Au reste, si l'Encyclopédie avait ses ennemis nombreux et acharnés, elle comptait, en revanche, trois puissants protecteurs : Mme de Pompadour, M. de Malesherbes et M. de Choiseul. La royale courtisane, qui semblait avoir hérité du zèle philosophique d'Aspasie, haïssait franchement les jésuites ; malheureusement, elle mourut au plus fort de la persécution. " Comptez, écrivait Voltaire à Damilaville, que les vrais gens de lettres, les vrais philosophes, doivent regretter Mme de Pompadour. Elle pensait comme il faut ; personne ne le sait mieux que moi. On a fait, en vérité, une grande perte. " Il est vrai que, par compensation, les jésuites furent chassés quelque temps après.

Sans le secours efficace de M. de Choiseul, les dix derniers volumes de l'Encyclopédie n'eussent jamais paru. Pour M. de Malesherbes, sa position de directeur de la librairie, qui parfois le gênait, lui fournissait aussi les moyens de rendre aux gens de lettres de signalés services. Un jour, il fait prévenir Diderot que le lendemain il donnera l'ordre d'enlever ses papiers et ses cartons. Diderot, bouleversé, court chez lui : " Ce que vous m'annoncez là me chagrine horriblement. Comment, en vingt-quatre heures, déménager tous mes manuscrits ? Et surtout où trouver des gens qui veuillent s'en charger, et le puissent avec sûreté ? -- Envoyez-les tous chez moi, répond M. de Malesherbes, on ne viendra pas les y chercher. " Cela fut exécuté et réussit parfaitement.

Enfin le dernier volume de l'Encyclopédie, qui en comptait vingt-huit in-folio, fut publié en 1765. Le supplément parut en six volumes in-folio à Amsterdam, 1776-1777. " Pendant trente ans qu'il travailla à l'Encyclopédie, dit M. Génin, Diderot ne connut pas un jour de repos ni de sécurité. Lui seul probablement, de tout son siècle, avait reçu de la nature une trempe assez énergique pour résister et porter glorieusement le fardeau jusqu'au bout. Diderot n'eût-il pas fait autre chose, la célébrité de son nom serait justifiée et il conserverait des droits éternels à la reconnaissance de la philosophie. "

Nous avons déjà dit que, dans cette œuvre monumentale, Diderot s'était chargé des arts mécaniques. Il en avait étudié non-seulement la théorie, mais la pratique. " M. Diderot, dit d'Alembert, s'est donné la peine de puiser les connaissances nécessaires à son travail chez les ouvriers ou sur des métiers qu'il a examinés lui-même et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise. " Il passait des journées entières dans les ateliers : il examinait d'abord une machine avec attention, se la faisait expliquer, démonter, remonter ; ensuite l'ouvrier travaillait devant lui ; enfin Diderot prenait la place de l'artisan, qu'il étonnait souvent par son adresse et sa pénétration. Il se rendit ainsi familières les machines les plus compliquées, telles que le métier à bas et le métier à fabriquer les velours ciselés. Il finit par posséder très bien l'art des tissus de toile ; de soie et de coton, et les descriptions qu'il en a données sont le résultat de son expérience.

" L'Encyclopédie, a dit M. Villemain, caractérise le XVIIIe siècle en ce qu'elle atteste le progrés des connaissances et le désir de les faire servir au bien de l'espèce humaine. Nul doute que Diderot ne soit un homme rare par le mouvement de l'esprit, par l'abondance des idées, par une sorte d'émotion électrique dans le langage ; moins de doute encore que d'Alembert, esprit géométrique et esprit fin, n'ait embrassé une grande variété de connaissances, et porté la lumière sur toutes les choses qui tenaient à l'ordre matériel. " La réunion de ces deux esprits promettait un grand ouvrage, et cependant ils sont morts avec la conviction d'être restés bien loin de la perfection qu'ils avaient rêvée, de n'avoir produit qu'un " chef d'œuvre avorté ", selon l'expression de Jules Janin, un monstre sans proportions, alternativement nain et géant, colosse et pygmée, en un mot, une Babel. " Babel, soit, répondra M. H. Martin, mais Babel construite avec des matériaux précieux. Il y eut autre chose qu'un orgueil impie dans cette espèce d'apothéose de l'esprit humain ; il y eut l'amour sincère de l'humanité, cette religion terrestre qui survit à la religion de l'idéal et de l'éternel, et qui permet d'en espérer le retour, tant qu'elle n'est pas elle-même étouffée sous l'égoïste scepticisme et le matérialisme pratique. Les auteurs avaient prévu et espéré que leur œuvre serait dépassée par le progrès des sciences : le cercle des connaissances s'étendant infiniment, on peut dir que l'Encyclopédie doit être à refaire de siècle en siècle ; il n'y a donc point à reprocher à celle du dix-huitième siècle d'être incomplète ; l'esprit de critique négative qui domine dans une grande partie des articles et le manque d'unité morale dans l'ensemble sont des reproches mieux fondés. " Aucun esprit sérieux n'osera contredire ce jugement, plus juste que celui qu'a exprimé M. de Barante : " Les obstacles mis à la publication du livre nuisent à son exécution autant qu'à sa direction. S'il eût été publié avec tranquillité, il aurait atteint, en grande partie, sa vraie destination ; il aurait été un monument de l'état des sciences à cette époque, et par là serait devenu utile… Au lieu de produire un semblable effet, l'Encyclopédie se changea sur-le-champ en une affaire de parti. Il devint plus important, pour ceux qui l'avaient conçue, de la faire paraître au jour que de l'en rendre digne ; et, comme ils avaient été constitués en hostilité avec l'ordre établi, leur orgueil s'attacha à répandre dans l'Encyclopédie ce qu'ils appelaient des idées neuves et audacieuses ; ainsi elle demeura une œuvre incomplète et peu utile. Celle qui a été entreprise depuis est, sans nul doute, conçue d'après un plan beaucoup meilleur, plus riche en science, et plus conforme à son véritable but… L'Encyclopédie, qui fut orgueilleusement conçue pour donner aux siècles à venir une haute idée des progrès immenses que l'on croyait apercevoir dans les connaissances humaines, les envisagea sous un point de vue nouveau et dans un esprit qui fit changer de caractère à presque toutes les sciences. En effet, on avait cru découvrir un nouveau cours à leur source commune ; on avait tracé la marche des opérations de l'âme humaine sur une route nouvellement adoptée. "

" Quoi qu'il en soit, dit M. David dans sa notice sur l'Encyclopédie, cette colossale entreprise, qui n'a jamais été égalée, bien qu'elle ait vieilli en beaucoup d'endroits, restera comme un événement unique dans l'histoire littéraire de notre pays. Elle aura été plus que le réveil d'une nation endormie et opprimée : en elle se trouvent, à l'état latent, toutes les conquêtes de la civilisation moderne, elle a enfanté cette vaillante armée de penseurs qui surgissent, à l'heure voulue, pour revendiquer les libertés dont les peuples ne sauraient pas plus se passer que du pain de chaque jour. "

Nous nous associons à toutes les réserves, à toutes les critiques que les auteurs que nous venons de citer adressent à l'Encyclopédie, et cela nous coûte d'autant moins que c'était aussi l'opinion des auteurs eux-mêmes. Voici ce qu'ils n'ont pas hésité à écrire de l'œuvre sortie de leurs mains : " Ici nous sommes boursouflés et d'un volume exorbitant ; là, maigres, petits, mesquins, secs et décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre, nous avons un air hydropique. Nous sommes alternativement nains et géants, colosses et pygmées ; droits, bien faits et proportionnés ; bossus, bossus, boiteux et contrefaits. Ajoutez à ces bizarreries celle d'un discours tantôt abstrait, obscur ou recherché, plus souvent négligé, traînant et lâche ; et vous comparerez l'ouvrage entier au monstre de l'Art poétique et à quelque chose de plus hideux. " (Article Encyclopédie.)

Le plus grand ennemi de l'Encyclopédie et de Diderot fut La Harpe. Sa diatribe n'a pas moins de 46 pages in-8°; en voici un échantillon : " Les convenances et les bienséances de toute espèce n'y sont pas mieux gardées que les mesures naturelles des objets. L'article Fanatisme n'est qu'un cri fanatique contre la religion et ses ministres ; l'article Unitaires n'est qu'un tissu de sophismes contre toutes les religions ; cent autres ne sont qu'un extrait et un résumé de toutes les idées irréligieuses semées dans une foule de livres… Le scepticisme, le matérialisme, l'athéisme, s'y montrent partout sans pudeur et sans retenue, et c'était bien l'intention des fondateurs ; mais s'ils voulaient que leur dictionnaire fût impie, ils ne voulaient pas qu'il fût ridicule ; et pour ne citer en ce genre que ce qui en est peut-être le chef d'œuvre, lisez seulement l'article Femme (de Desmahis), qui sûrement ne devait être là que de la main d'un moraliste ; vous n'y trouverez qu'une conversation de boudoir, et tout le jargon précieux des comédies de Marivaux et des romans de Crébillon ; et comme si ce n'était pas assez qu'une pareille caricature eût place dans l'Encyclopédie, elle y est insérée avec éloge… tout doit être faux dans des hommes qui font métier de mensonge, tel que celui de ces sophistes. Ils croyaient avoir de la dignité, et n'avaient que de la morgue. Tout ce que des hommes ivres d'amour-propre peuvent concevoir de rage quand ils sont offensés parut alors à découvert, et cette hypocrite philosophie, jetant bas ses livrées de vertu et de modération, fut mise à nu, bien plus par la fureur de ses ressentiments que par la main de ses adversaires. Elle vomit à flot tous les poisons de la calomnie la plus effrontée, et le peu d'art qu'elle mit dans ses libelles atteste encore, ainsi que cent autres exemples semblables, qu'elle n'avait pas plus de principes de goût que de principes de morale. " Voilà un jugement, nous pourrions dire un pamphlet, dans les règles. Répondons-y en faisant connaître le juge :

Voici d'abord l'opinion de Grimm, qui le connaissait à fond : " M. de La Harpe a beaucoup plus d'esprit que de connaissances, beaucoup moins d'esprit que de talent, et beaucoup moins de goût que d'imagination… Il est malheureux que les circonstances l'aient obligé à perdre tant de temps à dire du mal des autres, et à se défendre ensuite contre les ennemis qu'il se faisait tous les jours en exerçant un si triste métier. " Il est encore plus malheureux qu'après avoir bassement encensé les hommes de la Terreur, s'être coiffé du bonnet rouge et avoir écrit des strophes dévergondées, dans le genre de la suivante, pour répondre au manifeste du duc de Brunswick :

Le fer ! amis, le fer ! il presse le carnage ;
C'est l'arme des Français, c'est l'arme du courage,
L'arme de la victoire, et l'arbitre du sort.
Le fer !… il boit le sang ; le sang nourrit la rage,
Et la rage donne la mort ;

Il est encore plus malheureux, disons-nous, que, dès qu'il crut n'avoir plus rien à craindre, il ait traîné dans la boue ces mêmes hommes devant lesquels il avait rampé, et auxquels ses platitudes avaient soulevé le cœur de pitié et de dégoût. Ces quelques détails biographiques expliquent assez clairement la raison des colères de l'auteur du Lycée ; voilà l'homme jugé en prose ; montrons-le maintenant, marqué par les vers de Gilbert et de Lebrun :

Si j'évoque jamais du fond de son journal
Des sophistes du temps l'adulateur banal ;
Lorsque son nom suffit pour exciter le rire,
Dois-je, au lieu de La Harpe, obscurément écrire :
" C'est ce petit rimeur de tant de prix enflé,
Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,
Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,
Tomba de chute en chute au trône académique ?

De La Harpe, a-t-on dit, l'impertinent visage
Appelle le soufflet. Ce mot n'est qu'un outrage,
Je veux qu'un trait plus doux, léger, inattendu,
Frappe l'orgueil d'un fat plaisamment confondu.
Dites : Ce froid rimeur se caresse lui-même ;
Au défaut du public, il est juste qu'il s'aime ;
Il s'est signé grand homme, il se dit immortel
Au Mercure ! - Ces mots n'ont rien qui soit cruel.
Jadis il me louait dans sa prose enfantine ;
Mais dix fois repoussé du trône de Racine,
Il boude ; et son dépit m'a, dit-on, harcelé.
L'ingrat ! J'étais le seul qui ne l'eût pas sifflé.

Ce petit homme à son petit compas
Veut sans pudeur asservir le génie ;
Au bas du Pinde il trotte à petits pas,
Et croit franchir les sommets d'Aonie.
Au grand Corneille il a fait avanie ;
Mais, à vrai dire, on riait aux éclats
De voir ce nain mesurer un Atlas,
Et redoublant ses efforts de pygmée,
Burlesquement roidir ses petits bras
Pour étouffer une si haute renommée.

Nous nous en tiendrons à la diatribe de La Harpe, qui renferme le plus bel éloge adressé à l'immortelle Encyclopédie de Diderot.

Outre l'édition de Paris, nous citerons les éditions de Genève, 39 vol. in-4° (3 de planches), 1777 ; Lausanne, 86 vol. gr in-8° (et 3 vol. in-4° de pl.), 1778 ; Yverdun, 58 vol. in-4° (10 de planches), 1778-1780 ; Lucques, 28 vol. in-folio, avec notes de Diodati, 1758-1771 ; Livourne, 33 vol. in folio, 1770.

Il a été publié une table analytique et raisonnée de l'Encyclopédie, par Mouchon ; Paris, 1780, 2 vol. in-folio. Cette table se rapporte à l'édition de Paris.

L'Encyclopédie n'avait pas enrichi Diderot, dont on connaît, du reste, le singulier désintéressement ; il reçut à peine deux mille livres pour chaque volume, cent fois moins que certaines méchantes pièces de théâtre ne rapportent aujourd'hui à leurs auteurs ; aussi Diderot resta-t-il pauvre toute sa vie. En 1765, au moment des plus âpres persécutions, et pour constituer une dot à sa fille, il avait mis en vente sa bibliothèque, dernière richesse d'un homme de lettres. L'impératrice Catherine II, qui cherchait à illustrer son règne par la protection éclairée qu'elle accordait aux philosophes et aux savants, ayant appris cete état de détresse par Galitzin, son ambassadeur à Paris, informa Diderot qu'elle achetait sa bibliothèque moyennant quinze mille livres, à la condition qu'il la garderait jusqu'à sa mort et qu'il consentirait à en être le bibliothécaire, avec un traitement annuel de mille livres.

Voilà, assurément, une pauvreté dûment constatée ; eh bien, il en sera toujours ainsi pour ceux qui n'hésitent pas à se lancer dans une aussi vaste entreprise, avec la résolution bien arrêtée de ne faire aucune concession aux préjugés de leur époque et de ne jamais sacrifier les droits de la vérité.

ENCYCLOPÉDIE MÉTHODIQUE, éditée par Panckoucke et Agasse ; 1782-1832, 201 vol. in-4°, dont 47 avec planches. Cette encyclopédie, à laquelle celle de Diderot servit de base, en diffère moins par le fond que par le plan, en ce que les articles y sont classés par ordre de matières, et forment de cete sorte une série de dictionnaires particuliers des diverses sciences. L'Encyclopédie méthodique a remédié à l'incohérence de sa sœur aînée : elle donne mieux le tableau de chaque science en particulier, et, dans les recherches qu'on y fait, la somme compacte des documents d'un même ordre aide beaucoup au travail de l'érudit. Par malheur, elle est vraiment trop volumineuse, et ne peut entrer que dans quelques bibliothèques.

L'Encyclopédie méthodique renferme quarante-huit dictionnaires spéciaux: agriculture, amusements des sciences, antiquités et mythologie, arbres et arbustes, architecture, art aratoire et jardinage, art militaire, artillerie, arts et métiers, assemblée nationale, beaux-arts, botanique, chasse, chimie et métallurgie, chirurgie, commerce, économie politique, encyclopédiana, équitation, escrime, dance, finances, forêts et bois, géographie ancienne, géographie moderne, géographie physique, grammaire et littérature, histoire, histoire naturelle, jeux mathématiques et jeux de société, jurisprudence, logique, manufactures, marine, mathématiques, médecine, musique, natation, pêche, philosophie, physique, système anatomique, théologie, etc.

Ceux de ces dictionnaires qui ont encore conservé quelque valeur sont les suivants : Antiquités, par Mangez ; Architecture, par Quatremère de Quincy ; Artillerie, par Cotty ; Musique, par Ginguené et Framery ; Théologie, par Bergier ; Histoire naturelle des vers, commencée par Lamarck et Brugnière, continuée par Deshayes, et surtout Grammaire et Littérature par Dumarsais, Marmontel et Beauzée. Cette collection est précédée d'un vocabulaire universel, qui sert de table pour tout l'ouvrage, car la table spéciale, annoncée d'abord par les éditeurs, n'a point été publiée.

" Il y a trente-trois ans à peine, dit M. Brunet dans son Manuel du libraire, que l'on a terminé cet ouvrage, dont la confection a demandé tout juste un demi-siècle. C'est à coup sûr, la collection la plus vaste qu'ait jamais produite la librairie française, et nous pouvons même ajouter celle d'aucun pays ; mais, pendant le long espace de temps qui s'est écoulé de 1782 à 1832 (et de cette dernière époque jusqu'à nos jours), toutes les sciences ont fait d'immenses progrès, et il résulte de là que plusieurs des parties importantes de cette encyclopédie, commencées depuis longtemps, sont aujourd'hui fort arriérées, bien qu'on y ait ajouté des suppléments tandis que d'autres parties, plus nouvellement composées, sont jusqu'ici les meilleurs dictionnaires qui aient paru dans les sciences dont ils traitent. " L'ouvrage entier a coûté 3,000 francs aux premiers souscripteurs.

DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE de Voltaire, publié en 1764. - Les premiers articles de ce dictionnaire furent écrits vers 1752. Le plan de cet ouvrage fut conçu à Potsdam, à ce qu'assure Collini. " Chaque soir, dit-il, j'étais dans l'usage de lire à Voltaire, lorsqu'il était dans son lit, quelques morceaux de l'Arioste ou de Boccace ; je remplissais avec plaisir mes fonctions de lecteur parce qu'elles me mettaient à même de recueillir d'excellents observations et me fournissaient une occasion favorable de m'entretenir avec lui sur divers sujets. Le 28 septembre, il se mit au lit fort préoccupé : il m'apprit qu'au souper du roi, il s'était amusé de l'idée d'un dictionnaire philosophique, que cette idée s'était convertie en un projet sérieusement adopté, que les gens de lettres du roi et le roi lui-même devaient y travailler de concert, et que l'on en distribuerait les article, tels que Adam, Abraham, etc. Je crus d'abord que ce projet n'était qu'un badinage ingénieux, inventé pour égayer le souper ; mais Voltaire, vif et ardent au travail, commença dès le lendemain. "

Les éditeurs de Kehl ont agrandi le dictionnaire philosophique en refondant, dans un seul tout, plusieurs ouvrages de Voltaire, dont l'analogie porte sur la forme et le fond. Ce sont : 1° les Questions sur l'Encyclopédie ; 2° les articles insérés dans l'Encyclopédie ; 3° plusieurs articles destinés par l'auteur au Dictionnaire de l'Académie ; 4° un grand nombre de morceaux publiés depuis plus ou moins longtemps et où n'avaient rien à voir les gens de lettres de S. M. prussienne. Tels sont les éléments du Dictionnaire philosophique que l'on connaît.

On a comparé avec raison le Dictionnaire philosophique de Voltaire à sa correspondance, un causeur vif et étincelant et un causeur universel ; il parle tour à tour de théologie et de grammaire, de physique et de littérature ; il discute tantôt des points d'antiquité, tantôt des questions de politique, de législation, de droit public, et cela sans jamais prendre le ton dogmatique du professeur, sans jamais quitter le ton dégagé de l'homme du monde. Ne lui demandez pas la méthode et la langue de la philosophie et des sciences ; il n'entend pas prendre le long chemin ni se présenter avec le lourd appareil d'un enseignement d'école. Il va, bride abattue, jetant les éclairs de sa raison sur les divers sujets qui s'offrent à lui, déchirant tous les voiles, faisant fuir tous les fantômes graves et mystérieux. Le respect du bon sens le rend quelquefois superficiel; le respect du bon goût lui ôte constamment l'envie de paraître savant et profond. Ouvrez le Dictionnaire philosophique au mot ABC ou ALPHABET, et voyez comment Voltaire y parle de la langue primitive. " Que diriez-vous d'un homme qui voudrait rechercher quel a été le cri primitif de tous les animaux, et comment il est arrivé que, dans une multitude de siècles, les moutons se soient mis à bêler, les chats à miauler, les pigeons à roucouler, les linottes à siffler ?.. Chaque espèce a sa langue. Celle des Esquimaux de des Algonquins ne fut point celle du Pérou. Il n'y a pas eu plus de langue primitive et d'alphabet primitif que de chênes primitifs, et que d'herbe primitive. " Voilà une question lestement tranchée. Cette facile solution ne saurait évidemment nous dispenser de consulter les Max Muller et les Renan sur la filiation des langues et l'origine du langage. Un physicien de nos jours sourirait en lisant l'article Air : mais que dites-vous de ce trait qui termine l'article : " On nous parle d'un éther, d'un fluide secret ; mais je n'en ai que faire ; je ne l'ai vu ni manié, je n'en ai jamais senti, je le renvoie à l'esprit recteur de Paracelse. Mon esprit recteur est le doute, et je suis de l'avis de saint Thomas Didyme, qui voulait mettre le doigt dessus et dedans. " N'est-ce pas là le positivisme d'Auguste Comte, moins la forme pédantesque ?

Malgré ce positivisme, l'auteur du Dictionnaire philosophique est déiste ; il s'arrête dans cette région moyenne qui lui paraît la plus claire ; il est déiste, parce qu'il voit de l'harmonie, des lois dans le monde ; il es déiste parce qu'un rémunérateur-vengeur lui paraît une base nécessaire de l'ordre social ; il est déiste, parce qu'il est newtonien en physique, qu'il repousse la matière infiniment étendue des cartésiens, qu'il admet l'attraction à distance, les atomes et le vide. D'ailleurs le matérialisme et l'athéisme choquent son goût ; et, d'autre part, il aime trop les contours bien arrêtés et bien éclairés, il est trop éloigné du rêve, il voit trop dans la nature, surtout dans la nature humaine, la disproportion, la laideur et le mal, pour sanctifier au panthéisme. Cette plume de guerre n'est pas faite pour célébrer le grand Tout, le divin Tout. Rien de plus éloigné de l'optimisme que ce rire ; de l'admiration universelle, que cette abondante ironie ; de la résignation à la divine fatalité, que cette révolte de la raison contre tous les préjugés, toutes les erreurs, toutes les superstitions, toutes les injustices. Victor Hugo a dit quelque part que l'on reconnaît les souverains génies à la quantité d'infini qu'ils ont en eux. A ce compte, Voltaire n'est pas un souverain génie ; son esprit, amoureux de la mesure et de la justesse, repousse l'immense, l'énorme, l'infini. Pour lui, l'infini, c'est l'ombre et le mystère ; il n'est pas tourmenté de savoir le fond, le dessous des choses ; rarement il hasarde le pied sur le terrain des questions qui sont obscures par elles-mêmes ; il aurait peur sans doute de ne plus comprendre ses propres paroles ; il se contente de regarder les réalités terrestres et tangibles, ce qui est à ses pieds, ce que le soleil lui permet de bien voir, ce qu'il peut mesurer. Je lis l'article Infini, et je reconnais Voltaire. " Qui me donnera une idée nette de l'infini ? Je n'en ai jamais eu qu'une idée très-confuse. Qu'est-ce que marcher toujours sans avancer jamais, compter toujours sans faire son compte, diviser toujours pour ne jamais trouver la dernière partie. Il semble que la notion de l'infini soit dans le fond du tonneau des Danaïdes. Cependant, il est impossible qu'il n'y ait pas un infini. Commencement de l'être est absurde, car le rien ne peut commencer une chose. Dès qu'un atome existe, il faut reconnaître qu'il y a quelque être de toute éternité… Voilà déjà un infini de trouvé ; sans pouvoir pourtant nous en former une notion claire. On nous présente un infini en espace. Qu'entendez-vous par espace ? Est-ce un être ? Est-ce un rien ? Si c'est un être, de quelle espèce est-il ? Vous ne pouvez me le dire. Si c'est rien, ce rien n'a aucune propriété, et vous dites qu'il est pénétrable, immense ! Je suis si embarrassé que je ne puis ni l'appeler néant, ni l'appeler quelque chose… Il vaut mieux sans doute penser à sa santé qu'à l'espace infini. Mais nous sommes curieux, et il y a un espace. Notre esprit ne peut trouver ni la nature de cet espace, ni sa fin. Nous l'appelons immense, parce que nous ne pouvons le mesurer. Que résulte-t-il de tout cela ? que nous avons prononcé des mots… Nous avons beau désigner l'infini arithmétique par des lacs d'amour en cette façon ¥, nous n'aurons pas une idée plus claire de cet infini numérique… De même que nous ne pouvons nous former aucune idée positive de l'infini en durée, en nombre, en étendue, nous ne pouvons nous en former une en puissance physique, ni en perfection morale… Rien ne peut borner la puissance de l'être qui existe nécessairement par lui-même : d'accord, il ne peut avoir d'antagoniste qui l'arrête ; mais comment me prouverez-vous qu'il ne peut être circonscrit par sa propre nature ? Tout ce qu'on a dit sur ce grand objet est-il bien prouvé ? Nous parlons de ses attributs moraux, mais nous ne les avons jamais imaginés que sur le modèle des nôtres, et il nous est impossible de faire autrement. Nous ne lui avons attribué la justice, la bonté, etc., que d'après les idées du peu de justice et de bonté que nous apercevons autour de nous. "

La manière dont le Dictionnaire philosophique envisage les questions historiques fait un curieux contraste avec la philosophie de l'histoire que le panthéisme hégélien, le doctrinarisme, le saint-simonisme et même le positivisme ont mis à la mode au dix-neuvième siècle. Ce n'est pas Voltaire qui ferait du consentement général un critérium de vérité, ni de la durée d'une institution, d'une croyance, une preuve de sa valeur absolue ou de son utilité transitoire ; ce n'est pas lui qui mettrait au compte de la Providence des moyens de progrès tel que l'Empire romain, l'invasion des Barbares, la féodalité, la royauté, etc., et qui reconnaîtrait des mandataires de cette Providence dans les César, les Constantin, les Charlemagne, etc. Lisez l'article Auguste, et vous verrez ce qu'il pense de la mission providentielle du vainqueur d'Actium. Ce n'est pas lui qui proclamerait l'infaillibilité de l'humanité et la légitimité de tous les moments de son évolution. L'histoire lui apparaît comme le résultat des facultés, des passions, des activité humaines, résultat le plus souvent ridicule pour la raison, odieux et douloureux pour la conscience ; il n'a garde de faire descendre le ciel sur ce petit tas de boue qui s'appelle la terre, et de le faire intervenir dans les vaines disputes de la fourmilière humaine. On sent qu'il ne veut d'incarnation ni d'adoration d'aucune sorte, que tout mysticisme répugne à cet esprit bien équilibré, que ces yeux perçants regardent les grands hommes en face, et que cette main libre est constamment prête à jeter bas les idoles, à arracher les masques et à souffleter l'orgueil humain.

Voltaire, notons-le, traite l'histoire de l'intelligence humaine et de ses produits, non en naturaliste, comme on fait volontiers de nos jours, mais en moraliste, en homme qui accorde un sens absolu aux mots bien et mal, erreur et vérité. Ne lui parlez pas de vérité relative, d'illusion féconde ; ne lui demandez pas de voir autre chose qu'imposture et sotte crédulité dans ce qu'il appelle superstition et fanatisme. Toute erreur, à ses yeux, a sa source dans le mensonge, implique ces deux termes : fripon et dupe, quelqu'un qui trompe et quelqu'un qui est trompé. Il semble ignorer que chaque homme porte avec lui-même dans son imagination et dans ses passions (peurs, espérances, amours, admirations, enthousiasmes), une source permanente de fausses croyances. Transportant aux époques primitives la pensées réfléchie et maîtresse d'elle-même, telle que l'analyse et la culture l'ont faite au XVIIIe siècle, il ne comprend rien à l'essor spontané, naïf, et, chez les premiers peuples, illimité des sentiments qui ont engendré les mythologies en même temps que les langues. Ne lui demandez pas surtout de la justice, de l'impartialité pour le christianisme, pour tout ce qui touche de près ou de loin à l'Écriture et à l'Eglise. En face du christianisme, Voltaire cesse d'être un critique, un philosophe, il cesse même d'être un artiste ; il est un homme d'action, un homme de guerre, un pamphlétaire ; tout devient arme entre ses mains ; chaque mot fait sa blessure. En cela, il encourt le reproche, qu'on peut faire à toute polémique, de s'inquiéter plutôt du succès des arguments que de leur valeur, de poursuivre plutôt la victoire que la vérité.

FRANCE LITTÉRAIRE ou Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que des littérateurs étrangers qui ont écrit en Français, plus particulièrement pendant les XVIIIe et XIXe siècles, par M. Quérard. Paris, Didot, 1826-1842, 10 vol. in-8° à 2 col., augmentée de deux vol. par MM. Ch. Louandre et Félix Bourquelot. Cet ouvrage est un véritable ouvrage de bénédictin. L'idée appartient à l'Allemagne. Elle consistait à refaire, à corriger et à compléter jusqu'à nos jours les ouvrages des abbés de Laporte et d'Hébrail, et celui d'Ersch, connu sous le nom de France littéraire (1797-1806, 5 vol. in-8°). Le plan de M. Quérard était immense ; deux tables devaient le terminer : l'une, des ouvrages anonymes, plus ample pour la partie française que l'ouvrage de Barbier traitant de cete branche bibliographique; l'autre, analytique, présentant tous les noms de lieux, d'hommes, de faits et de choses, autant de bibliographies particulières. Livré à ses seules forces, l'infatigable bibliographe n'a trouvé des encouragements qu'auprès de M. Guizot, ministre au lendemain de 1830, et auprès d'un bibliophile russe, M. Poltoratzki. Le gouvernement de Charles X n'avait pas donné son concours, et l'administration de la Bibliothèque royale, dont le catalogue est un problème d'histoire, repoussa à diverses reprises un homme dont la collaboration eût servi si utilement les intérêts du public.

De 1845 à 1846, M. Quérard a donné à sa France littéraire un supplément des plus intéressants, 5 vol. sous le titre de Supercheries littéraires dévoilées, galerie des auteurs apocryphes, supposés, déguisés, plagiaires, pendant les quatre derniers siècles. Ce recueil est une mine de faits curieux, de traits comiques et d'anecdotes dont le premier mérite est d'être authentiques. L'article relatif à M. Alexandre Dumas père servira à l'amusement et à l'instruction de la postérité. Ce dernier ouvrage de M. Quérard était une publication compromise, si la libéralité intelligente de M. Poltoratzki n'avait permis de faire face aux frais onéreux de l'entreprise. Ainsi, c'est à la générosité d'un étranger, d'un sujet russe, que la France doit l'achèvement d'un travail qu'on peut appeler les archives de sa littérature.

Les immenses travaux de cet homme laborieux, aussi savant que modeste, étaient restés sans encouragements efficaces de la part du gouvernement, depuis M. Guizot. L'honorable M. Duruy, ministre de l'Instruction publique, meilleur appréciateur que ses prédécesseurs des travaux du genre de ceux de M. Quérard, a réparé le regrettable oubli dans lequel avait été laissé cet infatigable littérateur, en doublant l'indemnité littéraire que notre bibliographe avait obtenue en 1830, en souscrivant pour un certain nombre d'exemplaires à la deuxième édition de ses piquantes Supercheries littéraires dévoilées (juillet 1865), et en le faisant nommer chevalier de la Légion d'honneur (15 août 1865), en récompense de quarante années de travaux aussi persévérants que désintéressés.

Au moment où nous corrigeons les épreuves de cette page, nous apprenons la mort de Quérard, notre ami, notre collaborateur et notre voisin ; car c'est presque toujours dans ce vieux quartier des écoles que vivent, travaillent, souffrent et meurent les pionniers de la science philologique et biologique. Il y a quinze jours à peine, il nous communiquait une note extrêmement intéressante sur les encyclopédistes, l'opinion de Robespierre ; remercions-l'en ici publiquement ; car Quérard, qui était avare de ses trésors bibliographiques comme un Turc de son odalisque préférée, avait fait une exception pour le Grand Dictionnaire ; il lui est arrivé plusieurs fois de nous laisser seul au milieu de son harem, où tout est aujourd'hui rangé, étiqueté d'une façon qui saura tenter, nous l'espérons bien, un de nos intelligents éditeurs. Si, en ce moment, nous n'étions pas nous-même écrasé par un fardeau qui courbe un homme jusqu'à terre, c'est un honneur que nous ne laisserions à aucun autre.

ENCYCLOPÉDIE DES GENS DU MONDE, répertoire universel des sciences, des lettres et des arts, avec des notices historiques sur les personnages célèbres morts et vivants, par une société de savants, de littérateurs et d'artistes français et étrangers (Paris, Treuttel et Würtz, 1831-1844, 22 vol. in-8°). Cette encyclopédie, dont l'apparition ne précéda que de quelques mois celle du Dictionnaire de la conversation, est moins complète, mais généralement plus estimée que ce dernier ouvrage. On y remarque plus d'unité dans les principes, dans ; les idées qui ont présidé à la rédaction. " Nous éviterons deux écueils, est-il dit dans le Discours préliminaire : l'hésitation et l'inconstance dans les vues d'un côté, et de l'autre le dogmatisme ou des opinions exclusives. Notre tâche, à nous, c'est d'exposer les questions plutôt que de les trancher ; nous rapporterons les idées produites à différentes époques plutôt que nous n'établirons les nôtre ; nous constaterons ce qui aura été fait et écrit, sans décider ce qu'il faudrait écrire et faire encore, et sans condamner le passé d'après des idées qui n'appartiendraient qu'au temps où nous vivons. Les hypothèses nous sont interdites ; nous nous mettrons en garde contre les idées que l'on appelle neuves et dont le principal mérite est d'être hardies ; car nous prenons la science et la vie comme elles sont, et nous avons aussi peu pour objet de réformer celle-ci que d'avancer celle-là autrement qu'en la propageant. " Une encyclopédie qui se trace, en tête de son premier volume, un tel programme, est jugée d'avance. Impossible de se suicider avec plus de dextérité et de tomber avec plus de grâce. Une Encyclopédie des gens du monde, qui paraît en plein XIXe siècle ; qui, après s'être engagée par son titre à tout dire, à tout révéler à ses lecteurs, et qui débute par un pareil prospectus, ne ressemble-t-elle pas à ce bon père qui, revenant de la foire, apporte un tambour à son fils, et lui dit : " Tiens, mon enfant, amuse-toi bien, mais ne fais pas de bruit. "

Les collaborateurs principaux de l'Encyclopédie des gens du monde étaient MM. Andral, Artaud, Berzelius, Blanqui aîné, Cabanis, Phil. Chasles, Daunou, Depping, Fétis, Guillemin, Jomard, Jouffroy, de Jouy, Klaproth, Lafargue, Lebrun, Matter, Naudet, Orfila, Valentin Parisot, Poncelet, de Pontécoulant, Rinn, Taillandier, Tissot, Henri de Viel-Castel, Vieillard, Villenave, baron de Walckenaer, Worms, Young.

L'Encyclopédie des gens du monde laisse surtout à désirer sous le rapport des sciences physiques et naturelles, qui ont marché à pas de géant depuis ces cinquante dernières années, et surtout depuis que cete publication est terminée. Nous admettons que les ouvrages de ce genre sont ,avant tout, le produit de la compilation ; mais que ce lecteur a droit d'exiger, c'est que ces travaux ne soient pas confectionnés avec des encyclopédies surannées, et qu'on ait consulté les traités spéciaux les plus récents. En outre, c'est un devoir élémentaire pour l'éditeur de faire, à chaque tirage, subir à ses clichés les changements indispensables. En agissant autrement, en ne consultant que les intérêts actuels de la caisse et non ceux du livre, on s'expose aux bévues du genre de celle-ci, que nous trouvons dans un dictionnaire bien connu, tiré en 1853 :

HAM, ch.-lieu de cant. Du département de la Somme …, célèbre château fort qui sert de prison d'État, où est détenu en ce moment (1853 !!!) le prince Louis-Napoléon. "

ENCYCLOPÉDIE MODERNE, dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de l'industrie, de l'agriculture et du commerce, publiée par l'éditeur Mongie aîné, sous la direction de M. Courtin ; 24 vol. in-8° et 2 de planches, Paris, 1824-1832 ; réimprimée avec de nombreuses additions, par MM. Firmin Didot, sous la direction successive de MM. Léon Renier, Noël des Vergers et Edouard Carteron, 1844-1863, 27 vol. in-8°, 3 de planches et 12 de Complément. C'est peut-être la plus considérable et, en somme, la meilleure de toutes les encyclopédies de notre époque. On donne aux mots qui y sont traités toute l'étendue que comporte un article complet. Cette opinion est aussi celle des derniers éditeurs qui, dans un avertissement dû à la plume si compétente de notre savant épigraphiste, M. Léon Renier, s'expriment ainsi : " Cet ouvrage est-il le meilleur de ceux du même genre qui ont paru en France depuis le commencement de ce siècle ? Quand les deux éditions qui en ont été publiées et épuisées ne répondraient pas affirmativement à cette question, les nouveaux éditeurs pourraient alléguer, pour justifier leur choix, un suffrage qui en vaut bien d'autres. On sait comment, après la bataille de Salamine, le prix de la valeur fut décerné à Thémistocle : les chefs des Grecs étant assemblés à Corinthe pour donner leurs suffrages, chacun accorda au général athénien le second rang et garda pour lui le premier. Si l'on veut prendre la peine de lire les préfaces des principales encyclopédies françaises du XIXe siècle, on en tirera, en faveur du livre de M. Courtin, une conclusion analogue à celle que l'assemblée des Grecs tira, en faveur de Thémistocle, des suffrages de ses collègues. "

Tout cela est vrai, quoique un peu fièrement dit. Mais ce qui, selon nous, jette quelque bâtons dans les roues du char de ce triomphe, c'est le Complément. Que doit être un complément, dans un ouvrage dont l'élaboration a demandé dix, quinze ou vingt années, surtout quand cet ouvrage n'est que la refonte d'une oeuvre presque contemporaine ? Il doit se composer d'abord des légers oublis que les plus minutieux peuvent commettre dans des travaux de cette importance ; puis, comme tout a continué à marcher pendant que la machine fonctionnait, il consignera cette avance que les sciences, l'industrie et l'histoire ont acquise sur lui. En dehors de cela, un complément ne peut avoir de raison d'être, à moins qu'il ne soit réclamé par un vice radical dans le plan primitif. C'est précisément le cas dont il s'agit ici : dans les deux cents premières pages de ce complément, qui en compte près de dix mille, nous trouvons entre autres les mots suivants, oubliés dans le corps de l'ouvrage : Achéloüs, Actium, Adonis, Affranchi, Affranchissement, Aïoubites, Albuminurie, Allopathie, Amphitryon, Anachronisme, Annonce, Août, Apis, Apollon, Aquarelle, Arabesque, etc. Ah çà, qui trompe-t-on ici ?. De tels oublis peuvent-ils être rangés parmi les légères omissions dont nous venons de parler ? Assurément non. Est-ce que les mots affranchissement, anachronisme, annonce, août, aquarelle, arabesque auraient été inconnus avant 1832 ? Est-ce que Adonis, Apis, Apollon, devraient être comptés au nombre de nos plus jeunes contemporains ? S'il en est ainsi, M. Vapereau a eu de singulières absences. Est-ce que la bataille d'Actium serait un épisode de la guerre de Crimée ? M. de Bazancourt ne paraît pas s'en être douté. Que penserait-on d'un architecte qui, après avoir planté le drapeau traditionnel sur les combles de l'édifice qu'il vient d'achever, s'apercevrait seulement alors qu'il a oublié de creuser les caves, de disposer les cheminées et de percer les fenêtres ? Nous en restons sur cette interrogation.

Les principaux rédacteurs de l'Encyclopédie moderne furent : MM. Arnault, Bory de Saint-Vincent, Bouillet, Achille Comte, Damiron, Dumersan, Dupaty, Duponchel, Eyriès, Francoeur, Hoefer, Éloi Johanneau, Kératry, Lalanne, Lenormand, Letronne, Alfred Maury, Mérimée, de Mirbel, Valentin Parisot, Amédée Tardieu, de Wateville, etc., etc.

DICTIONNAIRE DE LA CONVERSATION ET DE LA LECTURE, inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, par une société de savants et de gens de lettres, sous la direction de M. Duckett. Cet ouvrage qui est une sorte de frère jumeau du précédent, vint au monde quelques mois après lui, et, par conséquent, on peut dire qu'il ne répondait à aucun besoin nouveau. Nous voilà bien loin de Bayle et de Diderot. C'est encore dans l'avis placé en tête de la première édition que nous allons puiser le motif de nos appréciations : " Peut-être fera-t-on à notre Dictionnaire le reproche d'offrir des contradictions dans l'exposition des sciences morales et politiques : c'est le seul que nous redoutions et le seul que nous ne puissions pas entièrement éviter. Cependant, pour n'être pas systématiques, nous ne serons pas confus ; car une pensée élevée dominera dans tout le cours de l'ouvrage, et lui imprimera ce cachet d'unité nécessaire à tout recueil d'enseignements qu'on veut vraiment rendre utiles : ce sera le plus religieux respect pour toutes les opinions généreuses, et le soin scrupuleux de toujours confier la rédaction d'un mot représentant un principe à un écrivain qui ait foi en ce principe. Si du choc d'opinions inévitablement divergentes ne jaillit pas la vérité, il en résultera du moins, pour le lecteur, l'avantage de pouvoir étudier le procès, peser le faible et le fort de chaque plaidoyer, et décider ensuite en toute connaissance de cause. Nous avons, par l'adoption de ce plan, singulièrement agrandi le cadre des ouvrages allemands et anglais qui nous servaient de modèle. Ce plan large et vraiment libéral, dont l'exécution prouvera qu'aujourd'hui il n'est plus, en bonne littérature, de noms ennemis, nous impose, dès à présent, le devoir de faire une déclaration que nous prierons nos lecteurs de ne jamais perdre de vue. Chacun des honorables publicistes, savants et gens de lettres qui veulent bien concourir au succès de notre Dictionnaire, n'entend accepter la responsabilité que des articles qu'il aura personnellement signés. La responsabilité des articles anonymes est prise par la direction de la rédaction, qui, de son côté et par les mêmes motifs, décline la solidarité des articles signés. C'est pour le public une garantie de plus de l'indépendance personnelle que les auteurs devaient conserver, et dont la direction n'a pas eu un seul instant la pensée de leur demander le sacrifice. "

Pour nous édifier sur ce cachet d'unité qui doit régner dans l'ensemble de l'ouvrage, le Dictionnaire de la Conversation nous donne la liste de ses principaux collaborateurs. Ce sont : MM. Aimé Martin, Fr. Arago, Arnault, d'Audiffret, Marie Aycard, Azaïs, Ballanche, Balzac, Barbier, Odilon Barrot, Hector Berlioz, Berryer, Boissy d'Anglas, Boitard, Em. De Bonnechose, Bordas-Dumoulin, Bory de Saint-Vincent, Bouillet, Boussingault, Briffaut, Burette, Capefigue, de Carné, Castil-Blaze, Chaix d'Est-Ange, Champollion jeune, Champollion-Figeac, Philarète Chasles, Chateaubriand, Choron, Cormenin, G. Cuvier, Denne-Baron, Despretz, Duffey (de l'Yonne), Dulaure, Dumas (de l'Institut), Dupin aîné, Du Rozoir, Etienne, Fresse-Montval, Joseph Garnier, Géruzez, Granier de Cassagnac, Guéroult, Guizot, J. Janin, Jay, Jubinal, Kératry, Ed. Laboulaye, Lacretelle, Paul Lacroix, Lamartine, Lamennais, Larrey, Laurentie, Le Bas, John Lemoine, Lémontey, Charles Lenormant, Leroux de Lincy, Leverrier, Malte-Brun, Armand Marrast, Henri Martin, Alfred Maury, Michelet, comte Molé, Désiré Nisard, Ch. Nodier, Norvins, Paulin Paris, Passy, Patin, Pelouze, Pongerville, Poujoulat, Amédée Pichot, Gustave Planche, Louis Reybaud, H. Rigault, Saint-Marc Girardin, Salvandy, J. Sandeau, Sarrans jeune, Philippe de Ségur, Sicard, Silvestre de Sacy, Ém. Souvestre, Thiers, Tissot, Achille de Vaulabelle, Velpeau, Veuillot, Viennet, Auguste Vivien, etc., etc.

Cette liste suggère de singulières réflexions.

Pour que l'étincelle de vérité dont on a parlé plus haut jaillit de ce chaos, il faudrait qu'on pût lire le même article traité simultanément par des penseurs d'opinions diverses ; par exemple, par MM. Guizot, Proudhon et Dupanloup ; on aurait véritablement un choc d'où jaillirait la lumière ; le lecteur, pris pour arbitre, pourrait en tirer son credo. Mais supposons, et le plan nous y autorise, que M. Guizot traite le mot Dieu, M. Proudhon le mot Ame, et monseigneur d'Orléans le mot Confession ; il en résultera inévitablement un cliquetis de la plus effroyable dissonance, un habit d'Arlequin comme on n'en a jamais vu sur aucun théâtre, un salmigondis comme il n'en fut jamais servi sur les tables boiteuses du Lapin blanc. Non, des opinions si disparates ne doivent pas convenir à l'édification d'une œuvre aussi importante que l'est une encyclopédie. L'unité, qui fait souvent la seule valeur d'une œuvre d'art, doit surtout se retrouver dans celles qui sont tout à la fois littéraires, scientifiques, politiques, historiques, philosophiques et religieuses. Or, le lecteur ne saurait accepter, sous quelque forme que ce soit, un démenti donné, au verso, à ce qu'il vient de lire au recto. Cette qualité dans l'ensemble est ce qui constitue surtout la méthode, et toute œuvre qui en est dépourvue est condamnée par cela même à un succès éphémère, quel que soit, d'ailleurs, le mérite intrinsèque des articles.

Et ici, qu'on ne prête pas à notre critique des intentions qu'elle ne saurait avoir. Tous les noms cités plus haut sont des noms honorables ; plusieurs même sont illustres ; chacun de ces écrivains répond de l'article qu'il signe, mais il ne saurait être responsable de la cacophonie qui règne nécessairement dans l'ensemble. Cette responsabilité retombe tout entière sur la direction.

Nous adresserons encore à la direction une autre critique, une simple critique de forme, mais qui n'en a pas moins son importance. La collection (deuxième édition) comprend seize volumes ; le dernier tome embrasse à lui seul les lettres S, T, U, V, W, X, Y, Z, qui, dans l'économie de tous les dictionnaires, forment le sixième du cycle alphabétique. Le lecteur tirera lui-même la conclusion, en disant avec le poëte :

Desinit in piscem mulier formosa superne.

Le directeur, M. Duckett, a donné, en 1842, dix vol. in-12, sous le titre de Dictionnaire de la conversation à l'usage des dames et des jeunes personnes, un abrégé du grand ouvrage, d'où l'on a supprimé les articles qui ne pouvaient avoir d'intérêt pour ce public spécial, et d'autres qui ne présentaient pas un caractère de moralité sévère.

ENCYCLOPÉDIE NOUVELLE, dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, publié sous la direction de MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud (1834 et années suivantes). Cet ouvrage qui, malheureusement, n'a pas été achevé et qui présente des lacunes considérables, doit être distingué de toutes les autres œuvres encyclopédiques de notre époque. Les articles qu'il contient sont en général des études sérieuses et intéressantes, assez souvent remarquables par l'originalité de la pensée et la beauté de l'expression. Les questions y sont envisagées sous des aspects nouveaux. Il y règne un esprit de jeunesse et de sincérité qui ne craint pas d'agiter les problèmes dangereux et de chercher au-delà de l'histoire convenue et de la science officielle. Nous signalerons d'une manière spéciale les articles Animal, Arianisme, Aristocratie, Aristote, Saint-Augustin, Babeuf, Bacon, Bayle, Bossuet, Buffon, Calvin, Canonisation, Caste, Célibat, Christianisme, Ciel, Cloots, Concile, Concurrence, Condillac, Confession, conscience, Consommation, Crédit, Culte, Cuvier, Déluge, Démocrite, Descartes, Domestication, Échange, Éclectisme, Économie politique, Écriture, Égalité, Encyclopédie, Enfer, Eucharistie, Famille, Fatalisme, Femme, Force, Organogénie, Panthéisme, Papauté, Philosophie, Scolastique, Sensation, Smith (Adam), Sommeil, Technologie, Tératologie, Théocratie, Théologie, Végétal, Zoologie. Parmi les collaborateurs on remarque les noms de MM. Bibron, Carnot, Éd. Charton, Decaisne, Doyère, Dussieux, Ch. Emmanuel, H. Fortoul, Franqueville, Geoffroy Saint-Hilaire, Hauréau, Husson, Lamé, L. Lalanne, Le Play, Ch. Martins, V. Meunier, J. Mongin, L. Péreire, Ans. Petetin, de Pontécoulant, Renouvier, Requin, Pauline Roland, Serres, Thoré, Tissot, Transon, L. Viardot, Young, etc.

L'Encyclopédie nouvelle, nous le répétons, ne doit pas être confondue avec les divers dictionnaires et encyclopédies que le XIXe siècle a vus naître. Toutefois ce n'est pas encore là, suivant nous, qu'il faut chercher l'esprit philosophique de notre époque. Ce n'est pas là que le Grand Dictionnaire reconnaît ses ancêtres. L'œuvre de M. Pierre Leroux et J. Reynaud est saint-simonienne ; elle présente dans une certaine mesure les divers caractères du saint-simonisme : religiosité et mysticisme, tendance à l'organisation et non à l'affranchissement, doctrine de la nécessité et du déterminisme en histoire, négation du libéralisme politique et économique, réaction contre le XVIIIe siècle, réhabilitation du moyen âge. Elle ne s'enferme pas, il est vrai, dans l'orthodoxie ancienne, scientifique, politique, philosophique, religieuse ; mais prenez garde, elle marche à une orthodoxie nouvelle ; elle considère d'un œil optimiste les erreurs, les superstitions et les fanatismes du passé ; elle leur trouve un rôle, une valeur, une mission providentielle ; ans ce que le XVIIIe siècle regardait comme des chaînes honteuses, elle voit les organes d progrès humain destinés non à être supprimés, mais transformés ou remplacés. Qu'aurait dit Voltaire de cette règle de critique applicable, dit l'auteur de l'article ASTROLOGIE, à l'histoire de la science comme à l'histoire de la politique et de la religion : Toute opinion qui a été universellement dominante, quand même elle nous paraîtrait absurde et ridicule, représente nécessairement quelque grande vérité qui aura été déguisée ou altérée.

La théorie des hommes providentiels, récemment exposée dans un livre célèbre et vivement critiquée par la presse libérale, a inspiré les auteurs de presque tous les articles historiques. " Tous les hagiographes qui ont écrit sur saint Augustin, dit M. Pierre Leroux, s'étonnent que dieu ait permis qu'un si grand saint eût été neuf ans manichéen parce qu'il devait développer le côté manichéen du christianisme. "

Entendez ce devait : à l'œuvre de saint Augustin était lié, suivant l'auteur, le développement de la vie monastique, de la hiérarchie de l'Eglise et de la puissance papale. Cette œuvre manquée, le moyen âge était manqué : voyez combien le sentiment, l'esprit manichéen qui la faite, était important dans le plan de la Providence ! On lit à l'article Alexandre : " Reste maintenant à faire hommage à la Providence de cet éternel à-propos des hommes et des faits, que l'histoire nous présente. Ce n'est certainement point le hasard qui, dans les circonstances les plus favorables à la conquête de l'Asie, place l'homme le mieux fait pour l'accomplir. La conscience d'Alexandre ne ment point lorsqu'elle lui dit que c'est là la raison de son existence. Sa vingt-deuxième année coïncide avec l'époque où la Grèce n'a plus rien à faire, si ce n'est de l'accompagner. " Ainsi, voilà qui est clair : nulle place, dans l'histoire, pour le hasard, pour la liberté et la responsabilité des individus, pour les passions et les ambitions coupables. Démosthène est un fou qui ne veut pas comprendre la raison de l'existence d'Alexandre et qui, en défendant la liberté hellénique, lutte contre la Providence. Périssent, Callisthène, et l'esprit grec, qui ne veut pas s'absorber dans l'Orient ! - Lisez l'article Auguste… : " Il nous a paru peu philosophique, dit l'auteur de cet article, de présenter ici le tableau des proscriptions des triumvirs. Qui ignore aujourd'hui que, pour enfanter l'époque actuelle (l'auteur écrivait en 1840), l'humanité a beaucoup souffert ? Mais ce que les douleurs du passé nous demandent, ce n'est point de nous attendrir sur un peu de sang qui ondoyait l'année d'après en joyeuses moissons, c'est de pousser à leur but des révolutions qui ont tant coûté. " Ainsi l'Encyclopédie nouvelle compare les crimes de l'ambition aux douleurs de l'enfantement ; ces douleurs étaient nécessaires pour produire l'époque où nous sommes ! Elle va jusqu'à nous interdire la pitié pour les victimes ! Ce que les douleurs du passé demandent à l'histoire, dirons-nous à l'auteur des incroyables lignes que nous venons de citer, c'est d'avoir une conscience, c'est de condamner les impunis, c'est de faire justice aux vaincus, c'est de garder comme un dépôt sacré l'honneur de ceux qui n'ont pas réussi, c'est de ne pas confondre, comme également nécessaires et légitimes, les révolutions qui fondent le règne de la justice et de la liberté, et celles qui élèvent des trônes sur les débris des lois.

ENCYCLOPÉDIE CATHOLIQUE, répertoire universel et raisonné des sciences, des lettres, des arts et des métiers, avec la biographie des hommes célèbres, etc. publiée sous la direction de M. l'abbé Glaire, de M. le vicomte Walsh, et d'un comité d'orthodoxie ; Paris, 1839-1849, dix-huit volumes in-4°. Le titre seul de cette collection et les noms des collaborateurs, suffisent à indiquer l'esprit qui y préside. C'est une compilation sans aucune valeur scientifique ou littéraire. La partie biographique est empruntée presque entièrement à Feller ; la partie scientifique est nulle ; toutes les découvertes qui se mettent en contradiction avec les axiomes de la Bible sont considérées comme non avenues. La partie philosophique est une contre-épreuve des cours de séminaires ; la partie historique est arriérée à tous les points de vue et besognée avec toute la platitude qui distingue les travaux des scribes de sacristie.

Il nous suffira de citer un seul exemple de sa haute impartialité. Pour l'Encyclopédie catholique, Diderot n'était qu'une sorte d'épileptique, dont " la prétendue sensibilité ne s'exprimait que par des hurlements et des convulsions. " Suivant la charitable dame, cet échappé des Petites-Maisons " fit le voyage de Saint-Petersbourg à Paris en robe de chambre et en bonnet de nuit, et se promenait en cet équipage dans les villes les plus fréquentées ; les curieux ne tardaient pas à demander quel était cet homme extraordinaire, et son domestique répondait : C'est le célèbre M. Diderot. " Enfin, le philosophe " mourut après avoir bien dîné. " Ce dernier trait, qui a la prétention d'être bien méchant, n'est que ridicule, car la sobriété de Diderot est aussi proverbiale que son désintéressement. On voit que nous sommes ici en face d'un écrivain de l'école de Basile : " Calomniez, calomniez

Cependant l'article Diderot n'était pas de nature à embarrasser Messieurs de l'Encyclopédie catholique ; il leur suffisait de l'habiller à la manière de M. Veuillot, et le tour était joué. Mais, dans une biographie universelle, on se trouve quelquefois en face de personnages qu'il n'est pas si facile de déguiser ; et c'est ce qui arriva à la pieuse dame quand elle en fut à l'article Galilée. Ici, ne pouvant défigurer, elle eut recours à l'escamotage, et Galilée brille par son absence dans les dix-huit gros volumes de l'Encyclopédie catholique. C'est plus que caractéristique, c'est piquant. Cela paraîtra sans doute inouï à nos lecteurs ; mais les invitons à s'en assurer de visu. Vraiment, l'Encyclopédie était bien naïve ; que ne recourait-elle à la plume d'un Feller quelconque ? Celui-ci aurait prouvé aux lecteurs orthodoxes que l'illustre astronome n'eut qu'à se louer des procédés de l'inquisition, et que " sa prison était un château délicieux, où il respirait un air pur auprès de sa chère patrie. "

Néanmoins, nous reconnaissons que l'on trouve dans cette Encyclopédie d'assez judicieuses appréciations sur tous les sujets qui ne s'écartent pas de l'orthodoxie catholique ; mais, partout ailleurs, le parti pris de la rédaction éclate à chaque ligne. Avec un esprit aussi exclusif, on comprend dans quel sens doivent être composés les articles relatifs à la Révolution et aux idées nouvelles. Telle qu'elle est cependant, cette œuvre mérite d'être consultée, bien que le progrès des sciences n'y soit que légèrement indiqué et que l'on y cherche en vain ce qui est le dernier mot de chaque branche des connaissances humaines. Ajoutons que, terminée depuis dix ans, elle a besoin d'être revue et considérablement augmentée. Il s'y trouve déjà de regrettables lacunes.

Ce n'est pas sans surprise que l'on rencontre ces trois initiales au bas de quelques articles : P. J. P., que l'on sait appartenir à Pierre-Joseph Proudhon. Mais la direction avait soin de ne confier au hardi penseur que des mots de grammaire générale, où il eût été difficile de faire de l'hétérodoxie. C'est égal, c'était le loup dans la bergerie.

DICTIONNAIRE DES ARTS ET MANUFACTURES, de l'agriculture, des mines, etc., description des procédés de l'industrie française et étrangère, par M. Charles Laboulaye, en collaboration avec MM. Alcan, professeur au conservatoire des arts et métiers ; Barral, ingénieur ; A. Barrault, ingénieur civil ; Baude, ingénieur des ponts et chaussées ; Bréguet, du bureau des longitudes ; Ebelmen, directeur de la manufacture de Sèvres ; Faure, professeur à l'école centrale ; Magne, directeur de l'école d'Alfort ; Mallet, chimiste ; Rouget de Lisle, ingénieur manufacturier, etc., etc. Cet ouvrage important, commencé il y a plus de vingt années, en est aujourd'hui à sa troisième édition. C'est une sorte d'encyclopédie technologique, destinée à fournir des renseignements précieux aux industriels, aux mécaniciens, aux manufacturiers, aux agronomes, aux physiciens, aux chimistes, et, en général, et à tous ceux qui s'occupent de sciences pratiques, c'est-à-dire appliquées. Le Dictionnaire des arts et manufactures répond complètement à son titre ; il forme trois forts volumes à deux colonnes, illustrées de cinq mille gravures sur bois, renfermant les machines et les appareils employés dans l'industrie, ainsi que les chefs d'œuvre de l'art industriel. Une table des matières, par ordre logique, termine cette publication. C'est, dans le domaine des sciences appliquées, l'ouvrage le plus important et le plus habilement disposé que possède notre pays. Mais nous avons un grave reproche à lui adresser ; le défaut que nous allons signaler serait peut-être considéré comme un qualité, si le livre avait été édité à Edimbourg ou à Francfort ; mais chez les compatriotes de celui qui ne craignait pas de mettre les éléments de Newton à la portée de tout le monde, ce défaut est capital : nous voulons parler de la forme, de la clarté et surtout du style. Ce dernier est presque aussi lourd, aussi embarrassé, aussi compliqué que les machines qu'ils se propose de décrire. Certainement le lecteur français n'exige pas un style piquant quand on parle des acides, poli quand il est question des aciers, élevé quand il s'agit des aérostats, éclatant quand on décrit des armes à feu, harmonieux quand on traite des instruments de musique… non, certes, son exigence ne va pas jusque là. Mais la clarté et une élégance relative appartiennent à tous les genres, et ces qualités ne sont pas déplacées dans le domaine de Minerve. On apporte que la statue de cette déesse se voyait autrefois à l'entrée du temple de Cos ; l'artiste l'avait sculptée avec un art si merveilleux, que son visage, sévère et triste pour tous ceux qui entraient dans le temple, paraissait souriant et divin à ceux qui en sortaient : c'est une figure, sans doute, pour montrer que la route des sciences est aride, et que c'est seulement au terme que le charme s'en fait sentir. Eh bien, il n'en est pas ainsi du Dictionnaire des arts et manufactures : les derniers chapitres de l'ouvrage semblent encore aussi secs et aussi rebutants que tous ceux qu'on a parcourus pour y arriver. C'est un désert sans oasis, où l'on est rassasié de science, mais où l'on soupire inutilement après un peu d'ombre et de fraîcheur.

DICTIONNAIRE UNIVERSEL D'HISTOIRE NATURELLE, ouvrage utile aux médecins, aux pharmaciens, aux agriculteurs, aux industriels et généralement à tous les hommes désireux de s'initier aux merveilles de la nature, par M. Charles d'Orbigny, avec la collaboration de MM. Arago, Bazin, Becquerel, Boitard, Brongniart, Broussais, Decaisne, Delafosse, Dujardin, Dumas, Duponchel, Duvernoy, Milne-Edwards, Élie de Beaumont, Flourens, Geoffroy Saint-Hilaire, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, de Humboldt, de Jussieu, Pelouze, de Quatrefages, Richard, Valenciennes, etc. 13 vol. de texte et 3 de planches gravées sur acier ; Paris, 1841-49.

Cet ouvrage est, sans contredit, un des recueils les plus complets qui aient été publiés jusqu'à ce jour sur l'histoire naturelle. Ce n'était pas une tâche facile que de présenter, sous la modeste forme de dictionnaire, un résumé à la fois substantiel et succinct de l'état des connaissances humaines en zoologie, anatomie, physiologie, tératologie, anthropologie, botanique, géologie, minéralogie, chimie, physique et astronomie. Maintes tentatives avaient déjà été faites en ce sens par des savants qui n'avaient rien négligé pour mettre leur œuvre au niveau des connaissances, à l'époque où ils écrivaient. Pour ne parler que de la France, nous avions le Dictionnaire d'histoire naturelle de Valmont de Bomare, publié à Lyon en 1791, 8 vol. in-4°; le Nouveau Dictionnaire d'histoire naturelle, publié à Paris en 1816, 36 vol. in-8 ; enfin le Dictionnaire des sciences naturelles rédigé par Frédéric Cuvier et une société de professeurs, Paris et Strasbourg, 1816-1830, 60 vol. in-8°. Notons aussi l'Encyclopédie d'histoire naturelle du docteur Chenu, 1855-1858, 14 vol. in-8°. Nous ne mentionnerons pas plusieurs autres ouvrages du même genre, mais beaucoup moins importants. Utiles au moment de leur publication, ces dictionnaires cessaient après quelques années, de se trouver à la hauteur de la science. Dans l'espace d'un demi-siècle, en effet, l'histoire naturelle avait fait des progrès immenses ; ses divers éléments, auparavant dispersés, avaient été groupés dans un ordre logique ; on avait établi des nomenclatures nouvelles, redressé de vieilles erreurs ; et avaient été groupés dans un ordre logique ; on avait établi des nomenclatures nouvelles, redressé de vieilles erreurs ; et, plus sûrs de leur point de départ, les savants pouvaient s'élancer avec confiance vers de nouvelles découvertes. C'est alors que parut le Dictionnaire universel d'histoire naturelle. A cette époque, les connaissances déjà acquises étaient si considérables qu'elles permettaient d'entreprendre une œuvre durable. C'est là surtout ce qui fait la valeur du dictionnaire de M. d'Orbigny ; après plus de quinze ans, on le consulte encore, et l'on peut dire que, si d'autres ouvrages aspirent un jour à le remplacer, aucun d'eux n'aura le privilège de le faire oublier.

Sans doute, malgré le soin de l'habile directeur, malgré la science et le talent de ses collaborateurs, de graves omissions existent, certaines fautes ont été commises. Par exemple, aux articles sur les oiseaux, on voudrait plus de précision dans la distinction des caractères et dans la classification des genres. Mais ces défauts, qui nuisent à la perfection de l'ouvrage, ne doivent pas empêcher d'en reconnaître les qualités. D'ailleurs, ces imperfections sont largement compensées par une foule d'articles excellents, dans tous les genres. Quant au style, il est ce qu'il devait être, simple et correct, unissant la clarté à la concision, et une exactitude rigoureuse dans la pensée à une remarquable précision des termes.

Le Discours préliminaire, qui sert pour ainsi dire d'introduction à l'ouvrage, est dû à la plume de M. d'Orbigny. C'est un tableau vif et animé de l'histoire des sciences naturelles et de leur développement à travers les âges. Après avoir jeté un coup d'œil général sur l'ensemble de ce vaste panorama, l'auteur divise son exposé des sciences naturelles et des sciences physiques qui s'y rattachent en trois époques : l'antiquité, le moyen âge et les temps modernes. Pour lui, l'antiquité s'étend depuis les âges historiques jusqu'au septième siècle de notre ère. Pendant cette longue période, l'Orient reste le berceau des sciences, comme il était celui de la civilisation ; les Chinois, les Indiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Égyptiens, etc., furent les premiers inventeurs des arts et les premiers observateurs de la nature. Ce fut par eux que la lumière se répandit en Occident, chez les Grecs et chez les Romains en premier lieu, puis chez les Barbares, qui leur succédèrent. L'histoire des sciences, à cette époque, se réduit à un petit nombre de faits qui n'exigent pas de longs développements ; il en fut de même au moyen âge. L'isolement des différents peuples, leurs guerres continuelles, et surtout le despotisme des rois, la tyrannie des prêtres, faillirent étouffer les sciences dans leur berceau. Elles survécurent cependant, et la Réforme inaugura une ère d'émancipation que 89 devait couronner. A partir du commencement du XIXe siècle, elles descendirent des hauteurs des théories philosophiques, pour de venir pratiques et se mêler aux détails les plus humbles de la vie. Alors le savant ne dédaigna pas de devenir tour à tour agriculteur, mineur, distillateur, chaufournier, tanneur, teinturier, etc. tous les arts, toutes les industries, tous les métiers sont venus lui demander des lumières, et il a répondu à tous. Depuis que la science est entrée dans cette noble voie, les intelligences se sont agrandies, les préjugés ont, sinon complètement disparu, du moins diminué, et la civilisation a avancé à grands pas. Depuis ce moment, les conquêtes de l'esprit humain ne sont plus livrées au bon vouloir d'un aréopage scientifique et subordonnées à l'existence incertaine d'une nation. Tous les peuples en sont solidairement les dépositaires, et quand les rivalités qui les séparent et les arment les uns contre les autres auront à jamais cessé, quand tous les hommes jouissant des bienfaits des lumières, marcheront d'un pas égal dans les voies de la science, alors seulement on connaîtra les limites de l'esprit humain. La science, quelque incomplète qu'elle nous paraisse aujourd'hui, n'en est pas moins l'ancre de salut de l'humanité : la science pratique, expérimentale, c'est là que repose la vérité ; tandis qu'en dehors il ne peut y avoir qu'incertitude, erreur ou mensonge.

Tel est, en résumé, le Discours préliminaire qui précède le Dictionnaire universel d'histoire naturelle, et qui n'a pas moins de 232 pages.

Toutefois cette œuvre toute française jouit aujourd'hui chez nous de peu de considération ; dans ces dernières années, son succès est allé chaque jour en s'affaiblissant, et l'œuvre de M. d'Orbigny ne compte plus guère de lecteurs qu'en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Espagne. Le savant auteur a été la victime de cet adage, vieux comme le monde, Nul n'est prophète dans son pays.

DICTIONNAIRE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES, par une société de professeurs et de philosophes, sous la direction de M. Franck, un des disciples aimés de M. Cousin et vice-président du consistoire israélite ; 6 vol. in-8°, Paris, 1844-1852. La préface débute par cette réflexion qui ne serait déplacée en tête d'aucun dictionnaire : " Lorsque, après bien des tâtonnements et des vicissitudes, à force de luttes, de conquêtes et de préjugés vaincus, une science est enfin parvenue à se constituer, alors commence pour elle une autre tâche, plus facile et plus modeste, mais non moins utile peut-être que la première : il faut qu'elle fasse en quelque sorte son inventaire, en indiquant avec la plus sévère exactitude les propriétés douteuses, les valeurs contestées, c'est-à-dire les hypothèses et les simples espérances, et ce qui lui est acquis d'une manière irrévocable, ce qu'elle possède sans condition et sans réserve ; il faut que, substituant à l'enchaînement systématique des idées un ordre d'exposition plus facile et plus libre, elle étale aux yeux de tous la variété de ses richesses, et invite chacun, savant ou homme du monde, à y venir puiser sans effort, selon les besoins et même selon les caprices du moment. Tel nous paraît être en général le but des encyclopédies et des dictionnaires. " La philosophie et les sciences spéculatives ou expérimentales qui dépendent de cet ordre de connaissances manquaient de cet inventaire reconnu indispensable. Ce recueil, néanmoins, n'était pas sans antécédents dans l'histoire de la philosophie. Deux essais de ce genre, simples vocabulaires de la langue philosophique de Platon, ont paru dans l'antiquité ; on cite même un travail semblable sur la langue philosophique d'Aristote. La Somme de saint Thomas d'Aquin n'est pas un dictionnaire ; mais cet ouvrage peut être considéré comme l'encyclopédie philosophique et théologique du moyen-âge, non seulement chez les chrétiens, mais aussi chez les Arabes et chez les juifs. Le premier dictionnaire consacré spécialement à la philosophie parut après la déchéance de la scolastique, en 1582 (Venise) ; c'est le Lexique en trois parties (Lexicon triplex) de Bernardini, qui traite à la fois de la philosophie platonicienne, péripatéticienne et stoïcienne. Un ouvrage plus régulier, le Répertoire philosophique de N. Burchard, fut imprimé à Leipzig, en 1610. Vinrent à la suite le Lexique philosophique de Goclenius, publié en 1633, expliquant avec justesse et netteté tous les termes de philosophie en usage chez les anciens ; le Lexique de P. Godart (Paris, 1666), œuvre péripatéticienne ; celui d'Allsted (Herborn, 1626) ; celui de Chauvin, œuvre cartésienne et scolastique (Berlin, 1692) ; celui de Walch, représentant l'école de Leibnitz et de Wolf, ouvrage supérieur à tous les précédents par son esprit philosophique (Leipzig, 1726). Si l'on met à part le Dictionnaire historique de Bayle et l'Encyclopédie de Diderot, le seul répertoire moderne de la science métaphysique est un ouvrage allemand, le Lexique ou encyclopédie philosophique de Krug (5 vol., 1838), recueil auquel on reproche de manquer de plan, de méthode et même de gravité, et qui traite plutôt de l'histoire de la philosophie que de la philosophie proprement dite.

Le Dictionnaire des sciences philosophiques embrasse dans son cadre : 1° la philosophie proprement dite ; 2° l'histoire de la philosophie accompagnée de l'appréciation et de la critique de toutes les opinions et de tous les systèmes dont elle offre le tableau ; 3° la biographie de tous les philosophes de quelque importance, renfermée dans les limites où elle peut être utile à la connaissance de leurs doctrines ; 4° la bibliographie philosophique disposée de manière à donner, à la suite de chaque article, une liste de tous les ouvrages qui se rapportent à cet article ou de tous les écrits du philosophe dont on vient de faire connaître la vie ; 5° la définition de tous les termes philosophiques, à quelque système qu'ils appartiennent, qu'ils aient été ou non conservés par l'usage. Une table synthétique des matières contenues dans les six volumes termine l'ouvrage et permet de saisir d'un coup d'œil les rapports naturels qui rattachent les matières dispersées par la série alphabétique. Parmi les collaborateurs nous citerons MM. Barni, Barthélémy Saint-Hilaire, Baudrillart, Bersot, Bouillier, Charma, Cournot, Damiron, Egger, Hauréau, Janet, de Rémusat, Renan, Saisset, J. Simon, Tissot, Vacherot.

Au point de vue du style comme à celui de la science et de l'impartialité historiques nous ne pouvons avoir que des éloges pour le travail de M. Franck et de ses collaborateurs, mais nous devons faire des réserves sur l'esprit dans lequel la plupart des articles ont été composés. " C'est un trait caractéristique du vrai philosophe, a dit Feuerbach, de ne pas être professeur de philosophie. " C'est que la pleine liberté de l'esprit qui doit caractériser le vrai philosophe, ne saurait guère s'accommoder des habitudes et des exigences pédagogiques ; c'est que l'enseignement public, officiel, de la philosophie relève forcément, surtout en France, de la politique, de l'opinion, des convenances, c'est-à-dire d'influences contraires à la recherche désintéressée de la vérité ; c'est qu'un professeur de philosophie, organe de l'Etat dont il engage la responsabilité, est nécessairement tenu à des ménagements pour tous les autres organes de l'Etat ; que sa fonction renferme sa pensée dans des limites que le véritable esprit philosophique ne saurait accepter ; que cette pensée n'habite pas les hauteurs, templa serena, et que, s'abaissant aux transactions, elle ne connaît pas véritablement la pureté, la sincérité philosophique. Les honorables professeurs auxquels nous devons le Dictionnaire des sciences philosophiques nous avertissent dans une préface que leur ouvrage n'a rien de commun, pour l'esprit et le but, avec l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ; nous nous en serions douté. Il sont d'un autre tempérament que les Encyclopédistes ; ils n'ont pas la jeunesse, la passion, la chaleur, la furia francese intellectuelle ; ils sont d'une circonspection, d'une modération qui repousse toute extrémité ; ils se tiennent à distance de la haute critique, se traînant dans les arguments classiques et les lieux communs oratoires. Ce n'est pas chez eux qu'il faut chercher les ambitions et les audaces de l'Allemagne philosophique ; leur pied discret, ne voulant troubler aucun sommeil, se heurter à aucune autorité, ne s'aventure ni sur le terrain des sciences physiques et biologiques, ni sur celui des sciences sociales, ni surtout du côté de la théologie. S'ils offensent les âmes pieuses, c'est qu'en vérité les âmes pieuses sont bien difficiles. " Gardant au fond de nos cœurs, nous disent-ils avec onction, un respect inviolable pour cette puissance tutélaire qui accompagne l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, toujours en lui parlant de Dieu, et en lui montrant le ciel comme sa vraie patrie, nous croyons cependant (quelle intrépidité de foi philosophique dans ce cependant !) que la philosophie et la religion sont deux choses tout à fait distinctes (en êtes-vous bien sûrs ?), dont l'une ne saurait remplacer l'autre, et qui sont nécessaires toutes deux à la satisfaction de l'âme et à la dignité de notre espèce. " C'est pitié vraiment de voir la philosophie française au XIXe siècle, après voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, après Kant et ses successeurs, après la Révolution, renoncer à la domination universelle, demander humblement sa place au soleil à côté de la théologie, et revenir à l'espèce de pacte établi par les penseurs du XVIIe siècle entre la foi catholique et la libre pensée, entre le rationalisme et la révélation.

Les auteurs du Dictionnaire des sciences philosophiques déclarent qu'ils adoptent la méthode de Descartes, et qu'ils professent le dualisme de Descartes. Ils ne considèrent pas que, depuis les travaux de Leibnitz et de Kant, quiconque est capable de philosopher ne saurait s'arrêter à ce point de vue, que le spiritualisme classique et le matérialisme classique sont également rétrogrades, que d'ailleurs le dualisme cartésien était lié à une physique et à une physiologie aujourd'hui condamnées. Ces cartésiens du XIXe siècle en sont-ils aussi à la physique et à la physiologie mécanistes de Descartes. Une philosophie qui n'a point de racines dans les sciences, qui n'en forme pas la synthèse, le couronnement, qui est réduite à butiner dans les diverses doctrines antérieures, qui voit dans toute erreur une vérité incomplète, qui, d'après cette vue marque sa place et fait sa part dans l'esprit humain à chacun des grands systèmes que l'histoire nous montre se disputant l'empire des intelligences, une telle philosophie manque nécessairement d'originalité et de profondeur ; elle est condamnée à l'inconsistance, à l'impuissance, à l'infécondité ; elle ne vit pas. Malheureusement, c'est cette philosophie éclectique qui a inspiré M. Franck et ses collaborateurs.

DICTIONNAIRE UNIVERSEL D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE, comprenant l'histoire proprement dite, la biographie universelle, la mythologie, la géographie ancienne et moderne, par M. N. Bouillet, inspecteur général de l'instruction publique. - Aucun livre, peut-être, n'a obtenu le succès de celui-ci ; c'est au point que le nom de l'auteur a passé dans la langue, et que l'on donne aujourd'hui le nom de Bouillet à tout dictionnaire d'histoire et de géographie. L'heureux biographe a pu dire : " Le succès de ce livre a dépassé mes espérances. " En effet, apprécié d'une manière très-favorable, dès son apparition, par les organes de la presse, autorisé par l'Université pour l'usage des écoles de tous les degrés : lycées, collèges, écoles normales, écoles supérieures, recommandé par le ministre de l'instruction publique pour être placé dans toutes les salles d'études, envoyé aux bibliothèques, bien accueilli du public, cet ouvrage a eu vingt éditions successives en moins d'un quart de siècle. Mais aujourd'hui ce succès commence singulièrement à décroître ; le livre se meurt !… Voyons donc s'il méritait véritablement ce succès, et jugeons-le d'après la règle posée par Voltaire : on ne doit aux morts que la vérité.

Il n'y a point d'effets sans cause. Le succès du dictionnaire Bouillet s'explique par les cinq raisons suivantes : 1° il est venu le premier dans la carrière, car les gros in-4° de Moréri, de Bayle, de Trévoux, etc., ne convenaient qu'à des bibliothèques riches et privilégiées ; 2° le style est simple, clair, méthodique ; toutes les parties y ont une importance relative, l'auteur a su y appuyer le crayon également partout, qualité très-rare, préconisée par Buffon dans son célèbre discours sur le style ; 3° M. Bouillet était un membre actif, intelligent, et très-influent de l'Université ; 4° les premières éditions du livre furent mises à l'index, " comme entachées d'inexactitudes, d'omissions, d'expressions impropres et susceptibles d'être mal interprétées, d'appréciations contestables. " censure qui lui valut la sympathie des esprits indépendants ; 5° il fut ensuite chaudement approuvé et recommandé par la congrégation de l'Index, après de profondes modifications signalées et opérées par la sainte congrégation elle-même, ce qui lui ouvrit naturellement à deux battants les portes de tous les établissements religieux, particulièrement des séminaires.

Voilà, certes, de l'habileté, s'il en fut jamais ; Talleyrand et Metternich n'auraient rien trouvé de mieux au fond de leur sac. Aux libres penseurs, le dictionnaire Bouillet dit d'abord :

Je suis oiseau, voyez mes ailes !

Puis aux orthodoxes :

Je suis souris, vivent les rats ;
Jupiter confonde les chats !

Si nous nous reportons aux premières éditions, nous trouvons tout à fait inexplicables les saintes colères de la célèbre congrégation : cet ouvrage est écrit dans un esprit timide et rétrograde ; on n'aurait pas jugé autrement, aux plus beaux jours du moyen âge. Un dictionnaire historique qui se publie en plein XIXe siècle est tenu de partager les idées émancipatrices de son époque. L'histoire est souvent difficile à raconter, nous en convenons ; mais l'intérêt de la vérité l'emportera toujours sur tout autre. Pour savoir si un fait doit être rapporté ou passé sous silence, il ne faut pas se demander s'il est d nature à nuire ou à servir au succès de l'ouvrage ; il faut se poser cette question : le fait est-il historique ? et si la réponse est affirmative, on écrit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Croirait-on, par exemple, que les mots AUTO-DA-FÉ, TERREUR, MASSACRES DE SEPTEMBRE, occupent à peine un maigre alinéa dans le dictionnaire historique de M. Bouillet ? Aucune opinion personnelle n'est exprimée sur le mot INQUISITION ; à l'article BASTILLE, on apprend en quatre lignes que c'était un château fort construit sous Charles VI, et situé sur la place qui sépare la rue Saint-Antoine du faubourg. Le lecteur, alléché par le titre de l'ouvrage, cherche quelques détails sur la prise de cette forteresse, qui inaugura la plus grande révolution qui fut jamais ; il ne trouve pas un mot qui puisse satisfaire sa légitime curiosité. Ateliers nationaux, Journées d'avril, Journée du 10 août, rappellent des événements qui tiennent la plus grande place dans notre histoire ; ils sont passés prudemment sous silence dans le dictionnaire historique de monsieur l'inspecteur général de l'Université, et il en est ainsi de tous les faits qui forcent l'historien indépendant à se prononcer. Si, par hasard, il se présente un cas qui exige trop impérieusement une opinion de la part de l'écrivain, il le fait en un seul mot, et ce mot est une solution. C'est ainsi que sont traités les plus redoutables problèmes qui puissent s'offrir aux recherches et aux méditations des Michelet, des Thiers et des H. Martin. Et voilà justement comme on écrit l'histoire… quand on veut qu'un ouvrage franchisse la grille des couvents. Sur une des façades de son château de Meudon, le plus spirituel vaudevilliste qu'ait eu la France avait fait représenter une plume avec ces mots pour légende : Inde fortuna. Pour être dans le vrai, M. Bouillet, sans rien changer à la légende, aurait pu, à la première page de son ouvrage, remplacer la plume par le symbole de la prudence. Mis, diront les partisans du Dictionnaire Bouillet, les intentions de l'auteur étaient que son ouvrage pénétrât dans les écoles. - Eh bien, tant pis ! répondrons-nous ; car le mal nous semble encore plus grand. On fait sagement en mêlant d'eau le vin trop généreux que l'on donne aux enfants ; il ne saurait en être ainsi de l'histoire. Sans doute, certaines vérités historiques seraient une nourriture trop forte pour le jeune âge. Alors on peut attendre, mais on ne doit rien défigurer, et quand l'heure virile a sonné, il faut que cette mâle nourriture soit distribuée pure de tout mélange. Le dictionnaire historique n'est pas un de ces livres à la première page desquels on pourrait mettre cette profession de foi en épigraphe. Il est difficile de se faire une idée de la prudence et de la timidité qui ont présidé à sa rédaction. Tout est pesé, châtié, émondé ; et, au lieu d'un portrait en pied, on n'a sous les yeux qu'un moignon ou bien une caricature.

Au reste, c'est ainsi que cet ouvrage célèbre commence déjà à être apprécié. Dans l'Amateur d'autographes, du 1er février dernier, nous trouvons les lignes suivantes, signées Jacob Freinshemius : " Le Bouillet est un des préjugés naïfs de notre époque ; il est en général fort plat, fourmille d'erreurs, d'omissions, de non-sens, de contre-sens, d'absurdités de tout genre, et il a dû, en grande partie, son immense succès à la position de son père putatif dans l'Université. "

Parlerons-nous maintenant du Dictionnaire des sciences, des lettres et des arts du même auteur ? Toutes les hautes questions dont l'élucidation fait le tourment et fera la gloire du XIXe siècle n'y sont qu'effleurées. Les articles religieux ne sont guère qu'une paraphrase du catéchisme ; tout ce qui concerne l'économie politique et sociale y est à peine l'objet d'une simple définition, qui, bien entendu, ne définit rien. On peut voir à ce propos les mots Ame, Ange, Dieu, Apprentissage, Association, Assurance, etc., etc. En un mot, ce second travail de M. Bouillet est encore inférieur au premier, auquel l'auteur donnait du moins l'autorité de sa compétence d'historien laborieux et de professeur distingué.

DICTIONNAIRE GÉNÉRAL DE BIOGRAPHIE ET D'HISTOIRE, de mythologie, de géographie ancienne et moderne, etc., par Ch. Dezobry et Th. Bachelet ; deux beaux volumes de chacun 1500 pages. - Ce dictionnaire, composé sur le même plan que celui de Bouillet, lui est incontestablement supérieur. Il renferme un grand nombre d'articles parfaitement rédigés, et qui sont dignes des savants professeurs qui y ont collaboré. Quant à l'esprit qui a présidé à la rédaction, il est on ne peut mieux caractérisé dans l'article suivant de M. Freinshemius, que nous avons déjà mentionné plus haut : " Si les lecteurs indépendants le préfèrent au dictionnaire Bouillet, ce n'est certes pas pour son impartialité. Il n'a pas été soumis à la censure de Rome, je le veux bien, mais c'est par la raison fort simple qu'il n'en était nul besoin. Le Bouillet avait eu des écarts de jeunesse ; il avait d'abord été mis à l'index, et il ne rentra en grâce qu'après une expurgation spéciale. Le Dezobry, mieux avisé, ne s'exposa pas à l'onéreux danger de devoir refondre ses clichés. Il fut, dès son premier tirage, orthodoxe, officiel, académique, classique, universitaire, et tout cela avec un zèle tellement excessif, qu'il est douteux que la sacrée congrégation de l'Index, et toutes les autorités chargées de discipliner le monde, se fussent montrées aussi sévères, tranchons le mot, aussi aveuglément hostiles, spécialement envers tout ce qui concerne les protestants et le protestantisme, envers les philosophes, les penseurs, les hommes et les principes de la Révolution, etc. "

Nous n'avons presque rien à ajouter à ce jugement. Nul ne peut servir deux maîtres à la fois ; quand on se fait l'apôtre des idées vermoulues, et qu'on n'a pas pour l'odieux passé une de ces haines vigoureuses dot parle le poëte, on ne saurait marcher avec la Révolution et le progrès.

Suivant jusqu'au bout la marche de son prédécesseur, M. Dezobry a aussi publié un dictionnaire scientifique, dû à la collaboration de MM. Focillon et Deschanel, et auquel on reproche avec raison de n'être qu'une photographie très-pâle et très-incomplète de l'état des sciences. Quand on traite des matières dont le domaine s'agrandit chaque jour, on est tenu d présenter la science à son maximum de progrès, trop certain encore qu'on ne tardera pas à être dépassé par l'activité constante et presque fébrile du siècle.

Enfin, les deux auteurs du Dictionnaire historique ont complété cet ensemble par un Dictionnaire des lettres, beaux-arts, sciences morales et politiques. Ici, sauf les question d'économie sociale, qui son traitées avec une extrême réserve, et où, dans cette partie si neuve et si vaste, aucune idée ne fait saillie, nous n'avons qu'à applaudir au plan de l'ouvrage et à la savante exécution de la plupart des articles. On voit que les auteurs, débarrassés des préoccupations relatives à l'orthodoxie, étaient tout à fait à leur aise ; ils savaient bien qu'ils pouvaient tout au plus commettre quelques hérésies grammaticales ou littéraires, toutes choses qui ne causent aucun ombrage à la sainte congrégation de l'Index.

DICTIONNAIRE FRANÇAIS ILLUSTRÉ ET ENCYCLOPÉDIE UNIVERSELLE, publié par M. Bertet Dupiney de Vorepierre. Cet ouvrage, commencé en 1847, et interrompu par la révolution de 1848, fut repris en 1855 et achevé en 1863. Destiné, dans la pensée de l'auteur, "à tenir lieu de tous les vocabulaires et de toutes les encyclopédies" ce livre contient deux parties très-distinctes, la partie lexicologique et la partie encyclopédique, la première ressemblant aux dictionnaires ordinaires de la langue, la seconde donnant des notions sur les diverses branches des connaissances humaines. Cette division, que nous avons adoptée à l'exemple de M. Dupiney, offre l'avantage de séparer, par la différence des caractères typographiques, deux ordres très différents de recherches. On peut, en effet, consulter un dictionnaire tel que celui dont nous parlons, soit pour lui demander la définition claire et précise de tel ou tel mot, soit pour obtenir des renseignements plus ou moins étendus sur telle ou telle question. A ne s'en tenir qu'au titre de l'ouvrage, M. Dupiney semble avoir compris que son livre de satisfaire à ces deux besoins. Examinons comment il y satisfait.

Un simple coup d'œil jeté sur la partie lexicologique montre combien l'auteur est loin, dans cette partie, de remplir le programme qu'il s'est tracé. A la place de cet idéal, un livre tenant lieu de tous les vocabulaires, nous avons la plus maigre des réalités, un lexique incomplet et insuffisant à tous les points de vue. Cherchez les mots usuels de la langue, vous y trouverez rarement toutes les acceptions dans lesquelles on les emploie ; rien ne vous indiquera le passage de l'une à l'autre ; la détermination de celles que l'on ne peut vraiment se dispenser de donner n'est pas toujours heureuse, et, comme si elle craignait le contrôle, elle n'invoque que l'autorité anonyme de l'usage, au lieu de s'appuyer sur des citations empruntées aux auteurs. M. Vapereau a noté avant nous cette incroyable lacune  "" dans cette partie consacrée à la langue, dit-il, on devrait trouver, à propos de chaque acception d'un mot, des citations d nos bons auteurs, comme exemples et pour sanction. "

J'ouvre le Dictionnaire de M. Dupiney de Vorepierre au mot Art; je dois m'attendre à y trouver au moins les quatre sens principaux de ce mot : 1° l'art conçu comme l'application de la science humaine à la réalisation d'une conception quelconque (en ce sens il est opposé à science théorique et à pratique spontanée ou routinière) ; 2° l'art conçu comme objet de l'esthétique (en ce sens il est opposé à science et à industrie) ; 3° l'art conçu comme effort, travail de l'homme, par opposition à la nature ; 4° l'art considéré comme synonyme d'apprêt, de recherche, d'affectation. Eh bien, le second de ce sens brille par son absence. Quant aux deux derniers, M. Dupiney les estime assez voisins l'un d l'autre pour ne pas les distinguer. M. Dupiney se soucie peu des nuances. Pascal distingue quelque part l'esprit fin et l'esprit géométrique : c'est sans doute l'esprit géométrique qui caractérise M. Dupiney.

Si des mots de la langue générale, de la langue littéraire, nous passons à ceux des langues scientifiques, des nomenclatures, nous trouvons matière à des critiques d'un autre genre. La grande préoccupation de M. Dupiney paraît être de faire en sorte que la partie lexicologique ne fasse pas double emploi avec la partie encyclopédique. Il abuse vraiment du renvoi. Nous comprenons les renvois dans la partie encyclopédique, pourvu cependant qu'on s'impose certaines limites, et qu'on ne réunisse pas les notions qu'offre cette partie dans un petit nombre d'articles devenus de véritables traités ; mais ce que nous ne comprenons pas du tout, c'est que le vocabulaire pour les mots scientifiques et techniques nous renvoie constamment à l'encyclopédie. Un dictionnaire qui, pour me donner la définition d'un mot, me contraint d'étudier une question n'est plus un dictionnaire. Je cherche le sens du mot Artérite : M. Dupiney aurait pu me le donner en une ligne ; il me condamne à lire d'un bout à l'autre l'article encyclopédique qu'il consacre au mot Artère. Je veux savoir ce que mon médecin entend par Artériotomie, j'ouvre l'ouvrage de M. Dupiney à ce mot ; j'apprends qu'artériotomie est un substantif du genre féminin, venant d deux mots grecs, arteria et temno. Et que c'est un terme de chirurgie ; M. Dupiney ne veut pas, en cet endroit, m'en dire davantage ; il me renvoie, si je pousse plus loin la curiosité, au mot Saignée, c'est-à-dire au second tome de son immense répertoire ; il a vraiment l'air de me dire facétieusement : Cherchez, et…. Si vous trouvez, ce ne sera pas sans peine.

Si la partie lexicologique du livre de M. Dupiney fait assez pauvre figure à côté des dictionnaires qu'elle affiche la prétention de remplacer (à côté du dictionnaire Poitevin et du dictionnaire Dochez, par exemple), en revanche la partie encyclopédique est assez riche ; elle ne se contente même pas d'être riche, elle frappe l'œil par le luxe qu'elle étale : des gravures ! des gravures ! - Était-il bien nécessaire, dira-t-on, de nous offrir l'image d'un âne à l'article âne. - On pouvait peut-être s'en passer, répondrons-nous ; mais, après tout, si cela n'apprend rien, cela peut amuser les enfant de voir au milieu de ce texte ces oreilles si connues. Et vraiment il suffit de lire quelques articles encyclopédiques de M. Dupiney, pour voir que l'Illustration convient au public auquel il s'adresse ; sauf peut-être dans les articles d'économie politique, il ne peut satisfaire que des intelligences encore sur les bancs ; il n'entend pas dépasser la sphère de l'enseignement officiel ; aucun bruit des idées nouvelles, des théories nouvelles, des sciences nouvelles, ne pénètre dans ce temple. Ce n'est pas là que vous trouverez l'exposition impartiale des travaux et des vues philosophiques de Lamarck, d'E. Geoffroy Saint-Hilaire et de Blainville en histoire naturelle, ceux de Gerhardt et de Williamson en chimie, de Grove en physique, de Cl. Bernard en physiologie ; ce n'est pas là que vous apprendrez à connaître et à juger les grandes constructions philosophiques de l'Allemagne ; à discerner ce qu'il y a de chimérique et ce qu'il y a de raisonnable dans les efforts et les espérances du socialisme français ; ce n'est pas là que vous pourrez prendre quelque teinture des progrès faits à notre époque par l'archéologie, la linguistique, la mythologie comparée ; ce n'est pas là, enfin que vous vous initierez à ces grands travaux d'une théologie libre, qui disputent au surnaturel et s'efforcent de rendre à l'histoire les origines du christianisme. En matière de théologie, M. Dupiney ne dépasse pas le point de vue de Bossuet ; en matière de philosophie, M. Dupiney, celui de Descartes ; en matière d'histoire naturelle et d'anthropologie, celui de Cuvier et de M. Flourens. Le livre de M. Dupiney appartient, par l'esprit, au XVIIe siècle ; l'Église n'en interdira pas la lecture à ses fils. Lisez l'article Ange : vous y apprenez que " la croyance aux anges est du nombre de celles qui se retrouvent chez presque tous les peuples, à toutes les périodes de leur histoire, témoignage irrécusable de la légitimité de cette croyance. " Allez plus loin, vous rencontrerez les mots Antéchrist, Apocalypse, Apôtre, Ascension, Assomption, tous traités d'une façon également édifiante. L'orthodoxie sereine de M. Dupiney a fermé la porte à l'esprit du XIXe siècle ; elle répète les vieilles formules sans paraître même soupçonner la nécessité de les défendre, et d'essayer contre le flot montant de la critique et de la science un combat inégal.

Au moment où nous écrivons, l'auteur donne un complément à ce premier ouvrage ; ce complément est intitulé : Dictionnaire des noms propres ou Encyclopédie illustrée de biographie,, de géographie, d'histoire et de mythologie. Comme cette publication ne compte encore que quelques mois d'existence, il nous serait difficile de la juger ; mais l'auteur n'est pas homme à démentir ses principes, et l'on peut affirmer dès aujourd'hui que le dictionnaire des noms propres sera rédigé dans le même esprit d'indépendance et avec la même hauteur de vue que son frère aîné.

DICTIONNAIRE GÉNÉRAL DE LA POLITIQUE, par M. Maurice Block, avec la collaboration d'hommes d'état, de publicistes et d'écrivains de tous les pays, 2 forts vol. in-8° (1864). Nous n'avons pas besoin de dire l'intérêt qui s'attache naturellement, sous notre régime de suffrage universel, à un ouvrage qui offre, sur toutes les matières politiques, des renseignements exacts et précis, et des opinions signées de noms autorisés. Comme la politique touche à tout : morale, philosophie, religion, géographie, art, industrie, économie politique, droit, histoire, étymologie ; comme tout ce qui se rapporte à la société rentre par quelque côté dans la politique, il y avait dans l'exécution du dictionnaire de M. Block une première difficulté, c'était d'en déterminer la matière, d'en circonscrire le cadre, de manière à ne rien omettre de ce qui est essentiel, à écarter ce qui est accessoire, et surtout à ne pas sacrifier l'essentiel à l'accessoire. On doit reconnaître que le choix des matières à traiter à été fait très-judicieusement ; des renseignements ou des faits qu'on peut être tenté de demander à cet ouvrage, il en est peu qu'on y cherche tout à fait en vain. Nous y signalerons cependant une lacune, à notre avis regrettable : c'est l'absence de bibliographie politique.

Une seconde difficulté que présentait l'entreprise de M. Block, c'était de maintenir entre les divers articles qui devaient composer son livre une certaine communauté de tendance, un certain degré d'unité. Comment M. Block a-t-il compris, sous ce rapport, la tâche qu'il s'était imposée ? Laissons-le parler lui-même : " Il est, dit-il, un fonds de vérités communes à toute notre génération et que les esprits les plus extrêmes peuvent seuls méconnaître…. Ces principes, nous ne pouvions pas hésiter à les distinguer ; ce sont ceux qui ont été acceptés par les esprits les plus divers, et auxquels doivent rendre un hommage hypocrite ceux-là même qui se croient intéressés à en saper les fondements. Combien peu, en effet, osent, de nos jours nier l'efficacité de la liberté, la nécessité d'étendre le champ de l'initiative individuelle, l'action bienfaisante des progrès moraux et matériels, l'erreur manifeste des opinions extrêmes ! Or, ce sont ces principes qu'il s'est agi de développer et d'appliquer toutes les idées, à tous les faits qui se rapportent à la science du gouvernement… C'est sous l'inspiration de la modération, de la liberté et du progrès que nous avons commencé et achevé le Dictionnaire général de la politique, et c'est sous les auspices de ce que nous voudrions appeler les trois vertus cardinales de la vie civile que nous la présentons au lecteur. " Ainsi, l'aversion pour les opinions extrêmes, la modération, l'efficacité de la liberté et de l'initiative individuelle, l'action bienfaisante des progrès moraux et matériels ; tels sont les principes que M. Block a inscrits sur son drapeau, tel est le lien qui réunit ses collaborateurs, telle est la couleur générale qu'il a voulu donner à son œuvre. Qu'on nous permette de dire que ces principes manquent de relief et de précision, que ce lien est trop lâche, cette couleur trop effacée, et que sous ce drapeau on peut venir se ranger de points trop différents.

Ouvrez le Dictionnaire général de la politique au mot CENSURE ; vous y trouvez un article très-honnête et très-modéré qui peut servir à juger du ton général du livre. " L'article de la charte de 1830, nous dit M. Dréolle, porte ces mots lisiblement écrits : La censure ne sera jamais rétablie ! Les historiens qui écrivent le règne de Louis-Philippe demanderont compte, sans doute, de cette promesse solennellement faite. Nous ne ferons, nous, aucun procès à ce régime éteint. La censure fut réglementée et, pour ainsi dire, échelonnée sur les livres, les images et les œuvres dramatiques. La révolution de 1848 brisa les échelons, et le second empire les rétablit dans la proportion qui lui parut nécessaire après une appréciation personnelle du trouble des esprits, de l'agitation des intelligences et du désordre des partis… . La question est, nous ne l'ignorons pas, fort controversée. Les partisans de la liberté absolue trouvent des adversaires qui rempliraient un volume de preuves à l'appui de leur thèse. Ce volume, beaucoup l'ont déjà écrit. Mais que n'écrirait-on pas aussi à l'appui de la thèse contraire ?… Nous n'entendons pas que le pouvoir se dessaisisse de ses droits et qu'il abandonne ses devoirs ; il a besoin de protéger et de se protéger lui-même. Mais à quoi doivent tendre ses efforts ? A donner de plus en plus à la société la conscience de ses propres dangers et la force de les prévenir. Il faut habituer peu à peu l'enfant à marcher seul. "

Sur certaines questions qui lui paraissent diviser encore les esprits modérés, M. Block n'hésite pas à donner la parole ici à M. Pour, plus loin à M. Contre. C'est ainsi que l'auteur de l'article CONCORDAT, M. Gaston de Bourges se prononce contre la séparation de l'Eglise et de l'État, " idéal qui ne serait, suivant lui, susceptible d'être atteint que si la religion pouvait se restreindre dans le domaine purement spirituel, si le culte ne s'exerçait que dans le for intérieur, par des aspirations intimes et solitaires ; si, en un mot, il n'existait pas de matières mixtes ; " tandis que l'auteur de l'article Culte, M. Michel Nicolas, nous représente le régime des concordats comme " entretenant une lutte continuelle entre les deux parties contractantes, lutte qui épuise sans utilité les fores de chacune d'elles et empêche l'Etat de se consacrer tout entier à sa mission, qui est de travailler à l'accroissement de la fortune publique, en l'occupant sans cesse des questions qui n'y ont pas de rapport, et l'Eglise de remplir en paix son œuvre, qui est de consoler, d'édifier et de spiritualiser, en détournant son attention vers des projets de pouvoir terrestre. "

L'orthodoxie économique du Dictionnaire général de la politique est sévère ; le libre échange y règne sans partage ; on n'a pas permis à la Protection de s'y faire entendre comme on avait fait au Régime des concordats ; vous y chercheriez vainement les arguments par lesquels des hommes tels que Frédéric List, Carey, Proudhon, ont combattu la liberté absolue du commerce international. Quant aux systèmes socialiste, si vous tenez à les juger en connaissance de cause, vous ne vous contenterez pas de lire les articles ASSOCIATION et SOCIALISME.

Dans la liste que M. Block a donnée de ses collaborateurs, nous remarquons les noms de MM. Barthélémy Saint-Hilaire, Batbie, Baudrillart, Michel Chevalier, Ambroise Clément, Augustin Cochin, Ch. Dollfus, Dupont-White, Dupuit, Duvergier de Hauranne, Floquet, Franck, J. Garnier, Guizot, Horn, Janat, E. Laboulaye, L. de Lavergne, Montégut, F. Morin, Nefftzer, de Parieu, H. Passy, Ch. de Rémusat, L. Reybaud, H. de Riancey, Saint-Marc Girardin, Jules Simon, Suin, Wolowski.

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