PRÉFACE

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Trois préfaces célèbres ont marqué jusqu'ici dans l'histoire littéraire de notre pays : celle de la grande Encyclopédie du XVIIIe siècle, par d'Alembert ; celle qui figure en tête de la 6e édition du Dictionnaire de l'Académie, due à la plume si attique et si compétente de M. Villemain, et enfin celle qui fut pour le romantisme ce que la Déclaration des droits de l'homme est à la Révolution, nous voulons dire la préface du drame de Cromwell, de M. Victor Hugo. Nous n'avons certes pas la naïve prétention d'associer celle que nous écrivons ici à cette glorieuse trinité. Sas parler de notre impuissance, il y a dans ce nombre trois une magie, un charme qu'il serait presque impie de chercher à rompre. Loin de nous ces intentions profanes ! notre rôle sera beaucoup plus modeste, car il va consister surtout à exposer le plan, la marche et les idées qui ont présidé à la composition du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.

Et d'abord, à quel mobile avons-nous cédé en ajoutant un ouvrage aussi volumineux à ceux qui font déjà ployer les rayons de nos bibliothèques ? Était-il donc besoin d'une nouvelle encyclopédie, dans un siècle qui en a déjà tant vu éclore qu'on pourrait le surnommer le siècle des dictionnaires ? Nous répondons hardiment oui, et pour justifier notre affirmation, nous allons procéder comme le législateur, qui, en promulguant une nouvelle loi, est tenu de prouver que cette loi remplit une lacune dans le code en vigueur. Voilà la marche que nous allons suivre, c'est-à-dire que nous allons passer rapidement en revue tous ceux qui nous ont précédé dans la carrière lexicographique et encyclopédique.

Pour retracer ici un historique aussi complet que possible, commençons par nous adresser cette question : Les anciens avaient-ils des dictionnaires ? connaissaient-ils les encyclopédies ? En termes plus précis, Cicéron mettait-il un dictionnaire latin entre les mains de ce fils dont il faisait avec tant de soin l'éducation ? Alcibiade cachait-il un lexique grec sous sa robe de pourpre, quand il allait écouter les leçons de la belle et savante Aspasie ? Question curieuse, mais à peu près insoluble. Les mots lexique et glossaire ont été créés, il est vrai, par les grammairiens grecs ; mais, par ce mot grammairien (grammatikos) ils entendaient érudit, savant, et non pas seulement professeur de grammaire ; pour désigner celui-ci, ils disaient grammatiste, professeur de grammatistique ; mais ces mots n'impliquent en aucune manière l'existence de dictionnaires grecs. Les plus anciennes compilations auxquelles on puisse donner le nom de dictionnaires ne paraissent pas remonter au-delà du règne d'Auguste. " Il était naturel, dit la revue anglaise The Quarterly Review, que le premier lexique grec que nous connaissons ne fût compilé qu'à une époque où le langage avait commencé, depuis plus d'une génération, à déchoir de sa pureté primitive. On ne pense à faire des dictionnaires que lorsque la langue sur laquelle on travaille est devenue un objet d'étude, et cela n'arrive ordinairement que lorsque son âge d'or est passé, quand la phraséologie des bons auteurs a vieilli, et que le caprice ou l'ignorance des écrivains subséquents a corrompu les formes et changé le sens des mots. Une seconde circonstance qui, chez les Grecs, retarda la confection d'un lexique, fut la difficulté qu'on éprouvait à rassembler un nombre de bons livres suffisant pour de venir la base d'un pareil travail. Sous ce rapport, les savants d'Alexandrie eurent un grand avantage sur leurs confrères qui habitaient des villes dépourvues de bibliothèques . "

La revue anglaise a mis le doigt sur le nœud de la difficulté. Un dictionnaire, dans l'antiquité, était chose à peu près impossible. Pour accomplir un tel travail, deux conditions sont absolument indispensables : il faut d'abord que la langue soit arrivée à une période de décadence, ou, tout au moins, à son apogée : un code est nécessairement postérieur à l'établissement de la propriété ; en outre, pour formuler un dictionnaire, il faudrait avoir sous les yeux tous les ouvrages contemporains et antérieurs, et, à l'époque dont nous parlons, personne n'était assez riche pour posséder cette opulente collection. Or, ces deux conditions pouvaient se trouver remplies chez les Alexandrins ; encore les dictionnaires ne revêtirent-ils pas alors ce caractère de généralité qu'on peut leur donner aujourd'hui. On en jugera par l'énumération suivante :

Lexique homérique, c'est-à-dire recueil des mots employés par Homère, œuvre d'Apollonius le sophiste, qui parut à Alexandrie au temps d'Auguste, et dont la première édition, par Villoison, fut publiée à Paris en 1773, 2 vol. in-4° ;

Recueil des mots qui se trouvent dans Hippocrate, ouvrage d'Érotianus, dédié à Andromachus, médecin de Néron, et rédigé alphabétiquement, bien que cet ordre ne soit pas toujours rigoureusement observé.

Lexique des mots qui se trouvent dans Hérodote, par un auteur resté inconnu, publié par Henri Estienne, Paris, 1563.

Lexique sur Platon, de Timée le sophiste, publié par D. Ruhnken, Leyde, 1754.

Onomastique (l'), véritable encyclopédie méthodique, distribuée en neuf livres, mais non par ordre alphabétique ; ouvrage de Julius Pollux, mort sous le règne de Commode ; compilation précieuse pour la connaissance de la langue grecque et des antiquités, publiée par Alde l'Ancien, Venise, 1502, in-folio.

Lexique des dix orateurs attiques, ouvrage composé par Harpocration d'Alexandrie, précepteur présumé de L. Vérus, publié par Alde l'Ancien, Venise, 1503 ;

Dictionnaire étymologique d'Orion, lexicographe du IVe siècle, publié par G. Sturz, Leipzig, 1820 ;

Lexique d'Helladius, grammairien qui vivait vers 408, ouvrage aujourd'hui perdu, qui, au témoignage de Photius, se composait de cinq volumes, et était rédigé d'après l'ordre alphabétique ;

Lexique d'Ammonius, intitulé Des locutions semblables et différentes, ouvrage précieux, qui fut écrit au Ve siècle de notre ère, et que Henri Estienne a injustement déprécié, après en avoir tiré partie pour son Thesaurus. L'auteur a rangé ses mots dans l'ordre alphabétique, et son but est d'indiquer la signification originaire d'un mot en l'opposant au sens figuré et au sens propre ;

Glossaire d'Hésychius d'Alexandrie, probablement l'abrégé d'un travail plus considérable ; ouvrage très-important pour la connaissance de la langue grecque, et qui nous a conservé un grand nombre de passages de livres aujourd'hui perdus ; 1ère édit., Alde l'Ancien, Venise, 1514 ;

Glossaire de Flavius Philoxénus, consul d'Orient en 525, dictionnaire latin-grec, dont les mots latins, rangés dans l'ordre alphabétique, sont expliqués par des mots grecs ; 1ère édit., H. Estienne, 1573.

Lexique technologique de Philémon, auteur du Ve siècle ; ouvrage à la fois alphabétique et méthodique, qui se divisait en huit sections, d'après les parties du discours ; il ne reste que la première de ces sections et une partie de la deuxième ; édit. Osann, Berlin 1821. ;

Glossaire de Photius, patriarche de Constantinople ; lexique dont il existe plusieurs copies très-différentes entre elles ; édit de Porson, Londres, 1822, 2 vol. ;

Glossaire de Suidas, le plus célèbre des dictionnaires grecs, mais fortement altéré par un grand nombre d'interpolations. C'est une compilation d'extraits des anciens grammairiens, scoliastes et lexicographes. Outre la partie philologique, c'est-à-dire l'explication des mots de la langue, il comprend une partie nouvelle, un dictionnaire historique renfermant des notices sur les auteurs les plus célèbres et des extraits de leurs ouvrages ; travail défectueux comme composition littéraire, mais répertoire de la plus haute importance pour le philologue et l'historien ; 1ère édit., Milan, 1499 ; la meilleure, Cambridge, 1705, 3 vol. in-folio.

Etymologicum magnum, glossaire grec anonyme, probablement postérieur à celui de Suidas. Cet ouvrage n'est pas, comme le titre l'annonce, purement étymologique ; on y trouve beaucoup d'observations grammaticales, tirées des autorités les plus célèbres, une multitude de passages ou variantes d'auteurs, ainsi qu'une foule de notions mythologiques et historiques. Les manuscrits de ce glossaire varient tellement, qu'on est tenté de les prendre pour des ouvrages différents ; édit. Venise, 1499 ; Goettingue, 1765.

Tous ces glossaires, on a pu s'en convaincre, ne sont que des essais très-imparfaits ; c'est de la peinture faite au charbon sur une muraille ; le visage projette une ombre dont le crayon dessine les contours, mais l'expression de la physionomie, mais le feu du regard manquent absolument à ce profil informe.

Ce n'est qu'au IXe siècle qu'on trouve l'essai sérieux d'un dictionnaire ; il est d'un certain Papia, surnommé le Lombard, qui lui donna le nom de Elementarium. C'est un vocabulaire latin dans lequel l'auteur a fait entrer, comme exemples, des vers et des passages grecs. Au XVe siècle, Jean Crestone, carme de Plaisance, traducteur de la grammaire grecque de Jean Lascaris, rédigea un dictionnaire grec-latin ; à cette époque (1476), un tel travail présentait de grandes difficultés ; il fut accueilli avec reconnaissance. Au XVIe siècle, Guarino de Tavera composa un lexique grec intitulé Magnum ac perutile Dictionarium, compulsé d'Hésychius, Suidas, Phrynicus et autres lexicographes cités plus haut. C'était un livre fort utile pour le temps, encore précieux à consulter aujourd'hui, qui fut publié à Rome en 1523. Dans le même siècle, Henri Estienne, continuant les travaux de son père, mit au jour son fameux Thesaurus lingua graecae [1572, 5 vol. in-fol.]. C'est, en effet, un trésor d'érudition hellénique. Puis on vit paraître le premier dictionnaire où les mots français aient été rangés par ordre alphabétique, celui de Nicot, publié après la mort de l'auteur par le libraire Jacques Dupuys. Ce dictionnaire eut de nombreuses éditions, et la préface de celle qui parut en 1584 porte qu'on l'a augmenté d'infinies dictions françoises, afin de porter l'ouvrage à son comble et à l'égal des grecs et latins dictionnaires.

Nous en passons ; et … des plus mauvais, car nous sommes une époque de labeur, d'enfantement et de transition. Arrivons donc au dictionnaire de l'Académie, et peut-être ne serons-nous pas tout à fait de l'avis de Piron, lorsqu'il disait en montrant du doigt le palais Mazarin : " Ils sont là quarante, qui ont de l'esprit comme quatre ".

Pour concilier, dans cette revue générale de dictionnaires, l'ordre analogique avec l'ordre chronologique, nous les diviserons en trois grandes catégories : ouvrages lexicographiques ; ouvrages encyclopédiques ; ouvrages biographiques.

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