OUVRAGES LEXICOGRAPHIQUES

Ici, nous allons faire une légère infidélité à la chronologie, en donnant le pas au Dictionnaire de l'Académie française : ab Jove principium.

Avant d'entrer dans l'analyse du Dictionnaire de l'Académie, une petite digression est nécessaire pour montrer l'état de la langue quand Richelieu entreprit de la réglementer, et comment le besoin d'un code était senti de tous les écrivains au commencement du XVIIe siècle ; nous allons emprunter cet exposé curieux à l'excellente Histoire de la littérature française de M. A. Sayous : " Lorsque Richelieu, en fondant l'Académie, voulut fixer la langue française, trop mobile et trop incertaine pour assurer une clarté durable aux productions de l'esprit ; lorsqu'il imagina de la soumettre à une commune législation et de perpétuer par l'obéissance, il eut une pensée qui n'appartient pas seulement à son génie créateur. Cette idée ne date point de 1635 ; depuis le commencement du siècle elle était la préoccupation et presque la manie de tous les esprits cultivés : c'était celle de Malherbe, celle de Guillaume du Vair ; ce fut celle de l'hôtel de Rambouillet et de ses hôtes, de Balzac, de Chapelain, et de tous les membres de cette réunion familière d'auteurs, qui fut l'origine et le noyau de l'Académie française. Le soin de l'expression, l'ambition de n'employer que le bon langage étaient les grandes affaires d'un écrivain à cette époque. Un empressement si général ne saurait être attribué à quelque mode littéraire ; il indique bien plutôt un caractère de nécessité. A ce moment où, après avoir servi à de grandes luttes religieuses et politiques, les lettres commençaient de toutes parts à rentrer dans leur lit, si l'on peut ainsi parler ; quand la société se mettait à chercher aussi ses plaisirs dans la bienséance, dans un ordre élégant et le pacifique intérêt de la conversation, il était naturel que le langage, obéissant à cette révolution, entrât à son tour dans cette recherche universelle de la règle et de la convenance. Quelque passion que l'on eût de se renfermer dans le bon langage, cela n'était facile à personne, car on ne pouvait dire précisément où il était et où il n'était pas. On avait besoin d'être fixé là-dessus, et de telles lois étaient moins difficiles encore à imposer que délicates à choisir. Si la voie était manquée, à quels désastreux errements était condamnée la langue française ! Entre la pédanterie et la licence, toutes deux également à craindre, l'idiome qui allait servir d'organe à tant de chefs d'œuvre courait de réels dangers. Il fallait lui assurer tout à la fois la liberté de ses mouvements naturels et les avantages de la discipline. Vaugelas convenait bien à une pareille tâche, par sa qualité de gentilhomme et d'homme du monde, par son origine aussi qui le rendait indépendant des habitudes et des préjugés provinciaux, et le portait à approfondir l'idiome avec soin, avec étude, comme on le ferait d'une langue savante. Vaugelas n'a point créé la langue française, assurément ; elle ne lui doit aucun développement particulier, aucune beauté nouvelle ; il n'est ni un Calvin, ni un Montaigne, ni même un Amyot ; il n'a pas, comme ces écrivains, révélé par ses écrits le génie de l'idiome et le caractère de ses richesses ; il est moins à la fois et plus que ses contemporains Malherbe et Balzac. Ceux-ci ont mis en circulation un choix restreint de bonnes locutions et de procédés bien français ; lui, il a fait l'inventaire du trésor, en indiquant à quelle marque on pouvait reconnaître le bon et le mauvais or dans le pêle-mêle du vocabulaire usuel de toutes les provinces du royaume "

C'est en 1694 que l'Académie française publia pour la première fois son dictionnaire, avec une préface de Charpentier. Elle ne crut pas alors devoir suivre absolument l'ordre alphabétique ; elle ne rangea dans cet ordre que les mots qu'elle appelait chefs de famille, et chacun de ceux-ci amenait à sa suite les termes dérivés ou composés auxquels il donnait naissance.

La seconde édition, à laquelle l'abbé Régnier-Desmarais eut beaucoup de part, fut publiée en 1718, avec une épître dédicatoire composée par l'abbé Massieu. C'est dans cette édition, et surtout dans la troisième (1740), que les mots furent rangés dans un ordre nouveau. " La quatrième édition (1762) est, dit M. Villemain, la seule importante pour l'histoire de notre idiome, qu'elle reprend à un siècle de distance des premières créations du génie classique, et qu'elle suit dans une époque de créations nouvelles ; en général, elle a été retouchée avec soin, et, dans une grande partie, par la main habile de Duclos. " On y admit en plus grand nombre les termes scientifiques ; on modifia beaucoup de définitions pour les rendre plus précises ; aux phrases d'exemple choisies dans le langage le plus familier on en ajouta d'autres propres à la langue des livres, et l'œuvre parut plus digne du premier corps littéraire du monde entier. Cependant l'Académie ne se crut pas pour cela déchargée de la tâche qui lui avait é imposée par le cardinal de Richelieu, son fondateur, et, comme Sisyphe, elle se remit au travail aussitôt pour remonter le rocher qui roulait au bas de la montagne dès qu'il en avait atteint le sommet. Son secrétaire perpétuel, d'Alembert, et, après lui, Marmontel, se mirent dès lors, et sans interruption, à préparer une nouvelle édition, en faisant, sur les marges et dans les interlignes d'un exemplaire de 1762, les additions et les corrections que l'observation des faits leur faisait juger nécessaires. Mais bientôt la Révolution survint, l'Académie fut dissoute, et, d'après une loi du 6 Thermidor an II, l'exemplaire annoté devint propriété nationale. L'année suivante, un décret de la Convention ordonna que l'exemplaire chargé de notes marginales et interlinéaires serait remis aux libraires Smith, Maradan et compagnie, pour être par eux rendu public après son entier achèvement, et enjoignit auxdits libraires de prendre avec des gens de lettres de leur choix les arrangements nécessaires pour que ce travail fût continué et achevé sans délai. La Convention avait parlé, il fallait obéir ; les libraires n'eurent pas de peine à trouver des littérateurs qui se chargèrent d'achever l'œuvre commencée par d'Alembert et Marmontel ; mais ce que l'Académie aurait fait en un demi-siècle, peut-être, fut bâclé en quatre ans, et le nouveau Dictionnaire fut imprimé en l'an VII (1798]. On conçoit aisément que l'Académie française, lorsqu'elle fut reconstituée, n'ait pas voulu reconnaître un travail auquel elle avait eu si peu de part : il ne faut donc tenir aucun compte de cette édition de 1798, et c'est en 1835 seulement que parut celle qui est réellement la sixième, et qui doit être regardée comme succédant directement au dictionnaire de 1762.

Quand on songe à la multitude et à l'importance des événements politiques qui se sont accomplis en France pendant cette période de soixante-treize ans, aux immenses progrès réalisés en même temps dans les sciences, dans les arts, dans les mœurs, dans les idées, et surtout dans la langue politique, on se rend compte aisément de l'intérêt qui dut s'attacher à cette publication nouvelle. Les Français sont naturellement railleurs ; ils ont vu tomber tant de rois que la couronne et le trône eux-mêmes n'ont plus la puissance de comprimer le rire quand il vient sur leurs lèvres ; il n'est donc pas étonnant que les académiciens aient été souvent l'objet de nos plaisanteries et de nos critiques, surtout quand il est évident à tous les yeux que les choix de la docte assemblée n'ont pas toujours été dictés par le vrai mérite. Cependant, au milieu de nos sarcasmes, il y a toujours, même à notre insu, un certain respect pour le titre d'académicien, et nous sentons qu'il y a un honneur véritable attaché au droit de s'asseoir sur l'un des quarante fauteuils. Nous savons qu'il y a des grâces d'état ; c'est la sagesse des nations qui a proclamé cet axiome, dont personne ne conteste la vérité : un juge, assis sur son tribunal, nous inspire du respect, même quand nous le savons indigne de juger ses semblables, parce que notre connaissance du coeur humain nous persuade qu'il y a dans ses fonctions mêmes quelque chose qui doit réveiller en lui le sentiment de la justice ; de même un littérateur médiocre, admis parmi les juges de la langue, nous inspire dès lors plus de confiance ; nous sentons que sa position seule doit le rendre plus attentif, plus circonspect, et ces qualités peuvent, jusqu'à un certain point, tenir lieu des lumières qui lui manquent. Il a d'ailleurs des collègues plus éclairés, il n'est pas assez dépourvu de connaissances pour ne point sentir son infériorité, et tout nous autorise à penser qu'il ralliera son opinion à celle des plus habiles. Bien plus, lors même que quelques articles du dictionnaire, les moins importants nécessairement, auraient été composés, comme cela est assez probable, par des hommes étrangers à l'Académie et salariés par elle, nous sentons qu'ils ont dû faire ce travail commandé avec plus de soin qu'un travail ordinaire ; il y a dans les choses une force réelle dont l'action ne pourrait être neutralisée que par une force contraire. Ainsi les décisions consignées dans le Dictionnaire de l'Académie peuvent être l'objet de nos critiques ; mais cela n'empêche pas les plus rebelles, quand ils ont des doutes sur une question de grammaire ou de lexicographie, d'être les premiers à consulter l'Académie et d'éprouver une réelle satisfaction quand l'avis pour lequel ils inclinent y trouve sa confirmation. Mais ce n'est pas seulement pour la France que la publication de 1835 fut un véritable événement littéraire ; notre langue est étudiée partout, les chefs d'œuvre de nos écrivains sont lus en tous lieux, et notre Académie Française jouit à l'étranger d'une estime et d'une autorité bien moins contestées encore que chez nous : son dictionnaire ne pouvait donc manquer d'exciter partout un grand mouvement de curiosité ; il était depuis longtemps attendu, et il restera comme le vrai code de la langue française, jusqu'à ce qu'il soit remplacé par un autre code, émané de la même autorité. On lut avec un vif intérêt la préface de M. Villemain, placée en tête du dictionnaire et dont nous avons déjà parlé ; on la trouva digne de son auteur, et digne de l'Académie elle-même ; l'admiration générale dont elle fut l'objet était bien faite pour augmenter encore le sentiment de respectueuse déférence avec lequel fut accueillie l'œuvre collective de nos académiciens.

En 1835, non plus qu'en 1694 et en 1762, l'Académie française n'a point eu la prétention de faire un dictionnaire universel, c'est-à-dire un dictionnaire contenant tous les mots qui peuvent être employés dans toutes les circonstances possibles et par tous les Français, quelles que soient d'ailleurs leur position sociale et la nature ordinaire de leurs occupations ; elle n'a jamais eu l'idée de composer une encyclopédie, ni d mêler à la langue de tout le monde celle qui ne se parle que dans certains métiers, dans certaines carrières ayant un caractère tout spécial ; elle n'a admis d'exception à cette règle générale que pour les termes visiblement français dans leur origine même, quand ceux-ci lui ont paru assez importants pour ne pas être omis. Son but paraît avoir été celui-ci : faire connaître tous les mots dont peuvent se servir les littérateurs, les publicistes, les orateurs, les professeurs, les gens du monde, le peuple en général quand il a la volonté de parler réellement français et non patois. Les termes de guerre, de marine, d'économie politique, sont admis en assez grand nombre pour qu'il soit possible à quiconque les connaît de comprendre tout ce qui s'écrit pour le public sur ces matières. En géométrie, et en général dans les sciences mathématiques, aucun des mots que les jeunes gens doivent rencontrer dans les études des collèges et des lycées n'est omis : rhombe, parallélépipède, asymptote, monôme, binôme, etc., sont expliqués pour cette raison, quoique par leur forme savante ils semblent se confondre avec les termes spéciaux adoptés par une classe particulière de savants. Quant aux termes de blason, de chasse, de jeux divers, l'Académie en admet encore un grand nombre, bien qu'elle ait cru devoir en supprimer plusieurs, et ici elle a eu un motif très-différent : elle a cru devoir les conserver parce qu'ils sont pour la plupart puisés à une source toute nationale, et que, sous ce rapport, ils peuvent être considérés comme de précieux vestiges laissés au milieu de nous par notre vieux langage. Il en est tout autrement de cette foule de mots forgés par les chimistes, par le géologues, par les physiciens et surtout par les botanistes ; d'abord, ils n'appartiennent point au langage de tout le monde, et, de plus, ils ont une physionomie tellement étrangère, disons le mot, tellement barbare, que ceux qui désirent la conservation de notre langue ne doivent pas même souhaiter qu'ils soient trop connus. Il est difficile de nier la sagesse de vues que ce cadre suppose, et tout homme de bonne foi conviendra que l'Académie a fait réellement ce qu'elle devait faire, sauf les imperfections inhérentes à tout travail humain. Si elle s'est plus à enrichir ses colonnes d'un très grand nombre de proverbes vulgaires, comme plusieurs le lui ont reproché, c'est encore parce qu'elle aime tout ce qui est essentiellement français par son origine, et c'est en effet dans les proverbes que nous pouvons le mieux retrouver ce genre d'esprit, naïf et malin tout ensemble, qui caractérisait nos ancêtres, puisque nous ne lisons plus leurs livres, quoique souvent nous y pussions trouver des idées tout aussi ingénieuses, et plus sensées quelquefois, que dans nos écrivains modernes.

Pour définir les mots exprimant des idées générales, l'Académie n'a presque jamais eu recours au procédé qu'on pourrait appeler philosophique, et elle a bien fait, car, outre qu'elle n'eût été comprise que par le petit nombre, elle se serait exposée à voir contester l'exactitude de presque toutes ses définitions, tant il y a peu d'accord parmi les philosophes. Elle a mieux aimé appeler à son aide les synonymes et expliquer la plupart de ces mots les uns par les autres. On n'a pas manqué de faire remarquer qu'elle enferme ainsi très-souvent son lecteur dans un cercle d'où il ne peut sortir : ainsi, surprise veut dire étonnement, et étonnement signifie surprise ; économie se définit par épargne, et épargne par économie ; être, pris absolument, se traduit par exister, et exister veut dire être. Au premier coup d'œil, il semble que cette manière de définir les mots soit complètement illogique ; mais, quand on y réfléchit mieux, on reconnaît bientôt que c'est encore la meilleure, et qu'elle suffit presque toujours aux besoins de ceux qui cherchent les mots dans un dictionnaire. En effet, on ne doit pas supposer qu'ils ignorent complètement la langue ; s'il en était ainsi, il faudrait leur donner un professeur, et non pas un dictionnaire ; mais ils ne connaissent point tous les mots de la langue et ils ouvrent le dictionnaire pour y chercher ceux qu'ils ignorent. Or, il n'y a rien d'absurde à supposer que celui qui cherche surprise connaît étonnement, de même que celui qui cherche étonnement peut très-bien connaître surprise; il est même permis de supposer que, dans certains cas, une personne qui ignore à la fois les deux mots, ou qui, du moins, les connaît mal, pourra s'en faire une idée assez exacte dès qu'elle aura appris qu'ils signifient à peu près la même chose; les notions confuses qu'éveille en elle chacun de ces mots s'éclaireront suffisamment les unes par les autres.

Toutefois le plaidoyer auquel nous venons de nous livrer pourrait être accusé de partialité en faveur du Dictionnaire de l'Académie, et ici notre contradicteur, nous devons le reconnaître, n'aurait pas tout-à-fait tort. Quelles sont, en effet , les conditions d'une définition complète ? Il faut que cette définition détermine le terme qui en est l'objet, de telle manière qu'on ne puisse le confondre avec un autre terme congénère. Or, et c'est Marmontel qui l'a dit excellemment, deux mots d'une langue ne sauraient exprimer dans tous les cas une seule et même idée, et pouvoir, en toute occasion, être indifféremment substitués l'un à l'autre, ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de mots qui soient parfaitement et toujours synonymes. Cette considération suffit donc seule à faire condamner, jusqu'à un certain point, la méthode d'équivalence employée trop souvent par l'Académie. Prenons un exemple : sans doute un âne est un baudet ; mais ouvrons La Fontaine, et nous trouverons certains vers où le premier de ces mots ferait une assez triste figure, et réciproquement. Pour le fabuliste, si versé dans les finesses de notre langue, l'âne, c'est le quadrupède pris dans un sens général ; c'est l'animal utile, sobre, patient, sot, stupide si l'on veut ; en un mot, c'est la bête de somme. S'il nous le montre en bute à la brutalité de son maître ou à la méchanceté des enfants, c'est une victime, c'est l'âne. Citons quelques exemples :

Il se faut entr'aider, c'est la loi de nature,
L'âne un jour pourtant s'en moqua,
Et ne sais comme il y manqua,
Car il est si bonne créature.

-- Un meunier et son fils. …
Allaient vendre leur âne un certain jour de foire.

-- Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.

-- L'ânier qui tous les jours traversait ce gué-là,
Sur l'âne à l'éponge monta

Dans ces divers cas, l'âne a simplement son caractère d'animal, de bête de somme. Au contraire, La Fontaine veut-il mettre en relief une circonstance comique, un côté ridicule, c'est le mot baudet qu'il a toujours soin d'employer :

…………………………….
Ayant au dos sa rhétorique
Et les oreilles d'un baudet.

Pendant ce beau discours,
Seigneur loup étrangla le baudet sans remède.

Un baudet chargé de reliques
S'imagina qu'on l'adorait :
Dans ce penser il se carrait.
………………………………

Maître baudet, ôtez-vous de l'esprit
Une vanité si folle

Ici le mot âne ôterait à l'idée toute sa finesse et tout son relief, ce qui n'empêche pas l'Académie de mettre au mot BAUDET : synonyme de âne. Évidemment, si notre La Fontaine avait assisté à la séance où cette difficulté a été si lestement tranchée, il n'eût pas signé le procès-verbal sans clameur de haro.

Deux reproches plus sérieux ont été adressés à nos académiciens ; c'est d'abord de n'avoir jamais indiqué l'étymologie ; ensuite de n'avoir cité, comme exemples de l'emploi d es mots, que des phrases faites exprès par eux, et dont la plupart n'expriment que des pensées fort insignifiantes. Est-ce la science qui a manqué aux académiciens de notre temps pour donner l'étymologie des mots ? Nous n'oserions pas le dire, et nous inclinerions plutôt à penser que, trouvant la plus grande partie du travail fait par leurs prédécesseurs à une époque où la science étymologique n'existait pas encore, ils ont reculé devant la pensée de tout recommencer et de retarder ainsi indéfiniment l'apparition de leur dictionnaire. Quant aux phrases d'exemples, on pourrait croire qu'ils ont fait acte de modestie en refusant de se citer eux-mêmes, puisque leurs ouvrages se trouvaient nécessairement au nombre de ceux où ils auraient dû, dans un autre système, puiser la plupart de leurs citations. Quoi qu'il en soit, il nous semble évident que le travail serait plus complet s'il faisait connaître l'origine et l'histoire des mots ; qu'il se lirait avec plus de plaisir si l'on y rencontrait à chaque pas quelques-unes des belles pensées exprimées par Pascal, Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu, Buffon, et par nos littérateurs modernes ; si l'oreille était de temps en temps charmée par l'harmonie des vers de nos grands poëtes. Les lecteurs du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle verront que, venu après le Dictionnaire de l'Académie, nous n'avons pas voulu qu'on pût nous faire les mêmes reproches : Il fallait de longues et pénibles recherches pour remonter à l'origine première de tous les mots; pour pouvoir donner des phrases d'auteurs comme exemples sur toutes les acceptions, il fallait consacrer un temps considérable à lire les principaux chefs d'oeuvre de notre littérature, depuis le XVe siècle jusqu'au XIXe siècle: nous n'avons pas reculé devant la difficulté de la tâche. Voltaire, avant nous, avait eu la même idée, c'est M. Villemain lui-même qui le constate dans la préface du dictionnaire : " Quand Voltaire vint à Paris, en 1778, pour donner encore une tragédie au public, voir le siècle qu'il avait fait et mourir, son infatigable activité d'esprit le fit songer même au Dictionnaire de l'Académie, et il entreprit de le recommencer sur le plan philologique qui convient aux langues vieillies. Il voulait recueillir, pour chaque mot, l'étymologie reconnue ou probable, les acceptions diverses, avec des exemples tirés des auteurs les plus approuvés, et faire revivre toutes les expressions pittoresques et énergiques de Montaigne, d'Amyot, de Charron, qu'a perdues notre langue. Voltaire arrêta lui-même le projet, se chargea de la lettre A, et avait hâte de mettre toute l'Académie à l'ouvrage. Mais cette dernière volonté de son testament littéraire se perdit après lui, et la révision du travail de 1762 fut continuée dans la même forme. "

Il est encore un autre point sur lequel nous avons cru pouvoir faire mieux, ou tout au moins autrement que l'Académie : notre langue renferme un grand nombre de mots dont la prononciation est douteuse, même pour les Français ; et pour les étrangers, on peut dire qu'une foule de mots offrent, sous ce rapport, des difficultés presque insurmontables ; or, l'Académie ne les résout que pour un très-petit nombre de cas. Fallait-il, pour être plus complet, essayer de ramener notre prononciation à des règles générales ? Si cela eût été possible, l'Académie l'aurait fait certainement ; nous avons tenté nous-même ce travail, et nous avons reconnu que, presque partout, les règles qu'on aurait pu poser auraient dû être suivies d'exceptions si nombreuses qu'on ne pourrait plus distinguer les unes des autres. Nous en avons conclu qu'il fallait s'en tenir à l'usage comme règle unique, et nous avons constaté cet usage en indiquant la prononciation de chaque mot, isolément, au moyen des lettres mêmes de notre alphabet, considérées comme représentant partout le même son et les mêmes articulations, c'est-à-dire qu'après avoir donné l'orthographe usuelle de chaque mot, nous l'avons mis sous les yeux de nos lecteurs tel qu'il devrait être écrit si l'orthographe était toujours la peinture fidèle de la prononciation.

Nous avons dit que le travail de l'Académie, indépendamment des critiques que nous venons de faire relativement au plan qu'elle s'est tracé, présentait des imperfections dans l'exécution. Nous allons en signaler quelques-unes. Parmi les mots qu'on regrette de ne pas trouver dans son dictionnaire, il en est plusieurs qui méritaient à tous égards d'y occuper leur place ; tels sont : achalandage, capitaliser, coloration, confortable, décigramme, diorama, éditer, incorrectement, moralisation, démoralisation, démoraliser, etc. Il est vrai que, dans les explications qu'elle donne , aux articles où elle traite des particules de, in, sous, re, elle dit formellement que l'usage permet d'employer ces particules pour former un grand nombre de mots composés qu'il serait inutile de réunir dans un dictionnaire. Elle aurait pu dire la même chose des finales age, able, ible, ment, des initiales contre, déci, centi, entre, etc., et par là elle se serait excusée de la plupart des omissions qu'on lui reproche ; mais elle ne l'a pas fait, et tout ce que peuvent dire ses défenseurs, c'est qu'elle l'a laissé entendre. Cela suffit-il quand on a reçu la mission spéciale de résoudre toutes les difficultés de la langue ? Il est permis d'en douter, surtout quand il est évident qu'une vingtaine de pages ajoutées à chacun des deux volumes auraient suffi pour donner place à tous les mots dont l'absence est vraiment regrettable ; car, encore une fois, personne ne songe à exiger que le Dictionnaire de l'Académie soit un dictionnaire universel.

Outre l'orthographe et la signification des mots, le dictionnaire de la langue doit encore donner la solution des principales difficultés grammaticales. L'Académie l'a bien compris, et elle résout en effet les plus graves, quelquefois, mais rarement, en posant une règle générale, le plus souvent en donnant simplement un ou deux exemples où le cas douteux se trouve appliqué comme il doit l'être. Certains grammairiens auraient voulu que l'Académie motivât ses décisions : elle en a jugé autrement, et elle a bien fait peut-être au point de vue de son autorité ; car si elle avait raisonné ses opinions, on aurait pu vouloir les discuter avec elle, et chacun sait combien il est difficile de mettre d'accord les grammairiens quand ils entrent une fois dans la voie des controverses. Toutefois, il est regrettable que l'Académie ait laissé sans réponse beaucoup de questions, surtout quand elle a répondu à d'autres tout à fait analogues : ainsi, puisqu'elle indique les formes plurielles de beaucoup de mots en al ou de noms composés, pourquoi ne le fait-elle pas pour une foule d'autres ? Ici encore, nous avons cru de voir suivre une autre marche qu'elle, et nous avons fait en sorte que notre dictionnaire fournit immédiatement la réponse à toutes les questions de grammaire qui peuvent embarrasser les étrangers, et quelquefois les Français eux-mêmes. Mais quand l'Académie a prononcé, nous respectons presque toujours son arrêt, et nous nous efforçons de le respecter, même dans les cas particuliers qu'elle laisse indécis, prenant pour guide l'analogie et cherchant à de viner, d'après ses principes avoués, comment elle aurait résolu les difficultés si elle avait jugé convenable de les aborder. Pourtant, nous nous sommes permis, sur un très-petit nombre de points, d'adopter une opinion différente de la sienne : nous allons citer deux cas seulement, afin que nos lecteurs jugent si nous avons eu de bonnes raisons pour décliner ainsi l'autorité du savant aréopage. Quand un nom d'homme ou de ville se compose d'un article et d'un substantif, l'Académie ne met la majuscule qu'au substantif ; elle écrit la Fontaine, la Bruyère, du Bellay, et nous croyons de voir écrire La Fontaine, La Bruyère, Du Bellay ; nous ne connaissons point, parmi les illustrations de notre patrie, d'hommes qui se soient nommés Fontaine, Bruyère, Bellay ; ceux que nous connaissons avaient des noms qui commençaient par La, Du ; nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser de différencier parla majuscule cette première partie qui nous paraît tout aussi nécessaire que la seconde. A l'article consacré au mot plus, l'Académie donne cet exemple : L'Astronomie est une des sciences qui fait le plus ou qui font le plus d'honneur à l'esprit humain, et elle ajoute cette remarque, que le dernier est le plus usité. Nous nous prononçons d'une manière beaucoup plus absolue, et nous disons que, de ces deux façons de parler, la dernière seule est correcte. Nous reconnaissons, il est vrai, que la première peut être appuyée sur d'illustres exemples ; mais nous ne craignons pas de dire que les plus grands génies peuvent se tromper, surtout quand la langue n'est pas encore faite, et nous croyons qu'ils se sont trompés quand ils ont écrit des phrases de cette nature ; la logique le prouve, et l'usage actuel des bons écrivains vient çà l'appui de la logique.

On le voit donc, le culte que nous avons voué à l'Académie n'est pas une idolâtrie; nous mettons la raison au-dessus d'elle, mais nous reconnaissons que, dans l'ensemble de son travail, elle n'a pas eu elle-même d'autre guide que la raison. Les critiques que nous nous sommes permises n'ôtent rien au respect que ce corps illustre nous inspire et qu'il nous a toujours inspiré. Pour le prouver, nous allons, en terminant cette partie de notre revue lexicologique, rappeler ce que nous écrivions, il y a plus de dix ans, dans la préface d'un dictionnaire destiné surtout aux jeunes gens des écoles : " Depuis les factums de Furetière et les boutades de Chamfort, il est de venu en quelque sorte à la mode, parmi nos grammatistes modernes, de débuter dans la carrière par une critique à l'adresse du Dictionnaire de l'Académie, et ces critiques sont d'une extrême vivacité, comme tout ce qui est produit par l'ardeur bouillante et l'inexpérience de la jeunesse. Après avoir rompu cette lance, on est de droit grammairien, comme autrefois on était armé chevalier après une action d'éclat. Tous ces critiques n'ont jugé le travail de l'Académie que sur la lecture de quelques articles isolés, et non d'après une étude attentive et surtout suivie ; ils n'en ont pas suffisamment saisi le plan et la méthode. L'Académie avait à s'occuper avant tout du sens des mots, de leurs acceptions propres et métaphoriques, de nos locutions proverbiales ; en un mot, elle avait à fixer cette langue qui, à une clarté admirable, ajoute la pureté, la vivacité, la noblesse, l'harmonie, la force et l'élégance. C'était là son programme et elle l'a consciencieusement rempli, en faisant de ses colonnes le dépôt des locutions, des constructions, des tours puisés dans nos meilleurs écrivains, et qui forment le fond même de la langue ; de sorte que, si un nouveau vandalisme littéraire venait à détruire tous nos chefs d'œuvre, le Dictionnaire de l'Académie seul survivant, il suffirait à reconstituer notre belle langue française, et à en faire retrouver toutes les ressources et toutes les richesses aux successeurs des Corneille, des Racine, des Molière, des Buffon, qui y puiseraient les matériaux nécessaires pour enfanter de nouvelles merveilles, comme les petits-fils des anciens preux n'auraient qu'à pénétrer dans un musée, à détacher les vieilles armures et à s'en revêtir, pour ajouter de nouveaux exploits à la gloire de leurs aïeux.

Passons maintenant au dictionnaire de Furetière, et disons quelques mots de cette fameuse querelle qui fit tant de bruit cette époque. Depuis 1637, l'Académie française travaillait à son dictionnaire, qui devait former comme le bilan littéraire de tous les mots alors en usage chez les écrivains et dans la bonne compagnie. Elle avait obtenu un privilège exorbitant, le droit exclusif de publier un dictionnaire, avec défense à tous de lui faire concurrence jusque par delà vingt ans après la publication du sien. Lorsqu'en 1662, Furetière fut admis dans la savante compagnie, on travaillait donc depuis vingt-cinq ans à ce fameux dictionnaire

Qui, toujours très bien fait, restait toujours à faire.

Une fois élu, Furetière prouva sa vocation par son assiduité au travail du dictionnaire, et Charpentier raconte à ce sujet une anecdote qui, pour être bien comprise, demanderait une certaine connaissance des règlements académiques. A la fin de chaque séance, Furetière avait soin d'écrire son nom en tête d'une feuille, pour s'assurer d'être le premier inscrit sur la liste de présence à la séance suivante, et - c'est Furetière qui raconte lui-même, dans son deuxième factum, les bruits qui coururent alors à ce sujet - il avait soin d'arriver une demi-heure avant tout le monde, pour se donner le temps de copier le travail de la séance précédente. Le Dictionnaire de l'Académie presque achevé (1672), une partie du manuscrit fut confiée à un sieur Petit, imprimeur de l'Académie. L'impression alla jusqu'à la lettre M ; c'est alors que Mézeray rédigea un mémoire par articles, aux termes duquel tout ce qu'il y avait alors d'imprimé du dictionnaire devait être détruit et recommencé, comme entaché de fautes et d'ignorances grossières, trop nombreuses pour être rectifiées par des errata ou par des cartons. Ces conclusions sévères déplurent à l'Académie, qui, cependant, quelques années plus tard, suivait le conseil de Mézeray. Toutes les pages tirées, au nombre de 1,200, rentrèrent dans le giron de l'illustre compagnie. Mézeray étant mort sur ces entrefaites, et un exemplaire étant demeuré en sa possession, ainsi que le manuscrit du reste jusqu'à la lettre P, un des académiciens fut chargé d'aller réclamer le tout aux héritiers, et cette mission échut précisément à Furetière. Si l'on en croit Charpentier, " Furetière rapporta fidèlement tout ce qui se trouvait de ridicule à l'inventaire de son ami Mézeray, et garda avec soin tout ce qu'il aurait dû rapporter à l'Académie. " Et il ajoute : " Le fidèle député vola l'exemplaire imprimé en cahiers. Le voilà riche en un jour, et son dictionnaire achevé. Il copie avec diligence, change quelques mots au commencement, et songe à avoir un privilège. " Cependant le dictionnaire que Furetière tenait en préparation, et dont il venait de lancer un extrait, faisait du bruit ; l'Académie s'en ému et le chassa de son sein (1685). De là les factums de Furetière et ses apologies, où il assure que son dictionnaire lui a coûté quarante années de travail ; qu'il y a employé jusqu'à seize heures par jour. Il affirme, à la date de janvier 1686, qu'il a fait voir, il y a trois ans, l'ouvrage tout achevé ; que le manuscrit remplissait quinze caisses, où, depuis trois ans, plus de deux mille personnes l'ont vu ; que les libraires ont enchéri, pour l'avoir, jusqu'au prix de dix mille écus ; il expose enfin que la révision de l'ouvrage prendrait plus de trois années à quelqu'un qui y donnerait tout son temps ; qu'on ne saurait le lire en un an ni le recopier en deux, et qu'il faudrait au moins trois ans pour l'imprimer à deux presses. La mêlée fut des plus vives ; on traitait attiquement Furetière de bélître, maraud, fripon, fourbe, buscon, saltimbanque, infâme, fils de laquais, impie, sacrilège, voleur, subornateur de faux témoins, faux monnoyeur, banqueroutier frauduleux, faussaire, vendeur de justice, etc. On pense bien que Furetière n'était pas en reste ; ses épigrammes tombaient en grêle sur les immortels ; en voici un exemple :

François, admirez mon malheur,
Voyant ces deux dictionnaires ;
J'ay procès avec mes confrères
Quand le mien efface le leur ;
J'avois un moyen infaillible
De nourrir avec eux la paix :
J'en devois faire un plus mauvais ;
Mais la chose était impossible.

Le bon La Fontaine lui-même se fourvoya dans cette bagarre. Il en voulait à Furetière pour deux raisons : celui-ci l'avait appelé jetonnier, et lui avait reproché de ne pas savoir distinguer le bois en grume du bois marmanteau, lui qui avait été officier des eaux et forêts. Notre fabuliste laissa pour un instant se débattre ensemble les rats et les belettes, et décocha contre Furetière la flèche suivante :

Toy, qui de tout a connoissance entière,
Escoute, ami Furetière :
Lorsque certaines gens,
Pour se venger de tes dits outrageants,
Frappaient sur toy comme sur une enclume,
Avec un bois porté sous le manteau ;
Dis-moy si c'étoit bois en grume,
Ou si c'étoit bois marmanteau.

L'épigramme était plaisante, mais le bonhomme la paya cher :

Çà, disons-nous tous deux nos véritez :
Il est du bois de plus d'une manière ;
Je n'ay jamais senti celuy que vous citez ;
Notre ressemblance est entière,
Car vous ne sentez point celuy que vous portez.

DICTIONNAIRE ÉTYMOLOGIQUE, ou Origine de la langue françoise, par Ménage ; 1650, in-4°; 1694, in-4°. Cet ouvrage, qui jouit d'une grande réputation du vivant et même longtemps après la mort de l'auteur, est aujourd'hui de moins en moins consulté par les savants. Ménage avait plus d'esprit que de jugement. Comme tous les étymologistes qui l'avait précédé, il parlait de cette idée fort juste que la fantaisie n'a pas présidé à la formation des mots, et, comme il possédait parfaitement le latin, la grec, l'italien, l'espagnol et le français, il s'obstinait à trouver dans ces seules sources la raison pour ainsi dire mathématique de tous les termes de notre langue, laissant de côté le celtique et, à plus forte raison, le sanscrit, duquel, à l'époque où il vit, on ignorait jusqu'à l'existence. Aussi, parmi ses étymologies, en compte-t-on un grand nombre qui ne sont que des suppositions plus ou moins ingénieuses, où la science étymologique n'a presque rien à voir. Un mot étant donné à Ménage, il le passait à son laminoir en disant :

Et si vous n'en sortez, vous devez en sortir.

On comprend qu'une telle méthode devait amener des épigrammes dans le genre de celle-ci du chevalier de Cailly :

Alfana vient d'equus, sans doute ;
Mais il faut avouer aussi
Qu'en venant de là jusqu'ici,
Il a bien changé sur la route.

DICTIONNAIRE FRANÇAIS, contenant les mots et les choses, des remarques sur la langue et les termes des arts et des sciences, par Richelet, Genève, 1680. Ce livre est un des plus anciens monuments élevé en l'honneur de la langue française. A cette époque où notre idiome, après un laborieux enfantement de dix siècles, venait de briser le rude cocon qui l'enveloppait, un grand nombre d'esprits éclairés ne dédaignaient pas de concentrer toute leur activité sur de simples question de philologie. Richelet était précisément une nature de cette trempe : savant grammairien, chercheur infatigable, habile dans la langue française, les langues anciennes, l'espagnol et l'italien. Son esprit, porté à la satire et au genre burlesque, se trouvait à l'aise dans la composition d'un ouvrage qui devait passer en revue tous les mots de la langue. Son dictionnaire est rempli de gaillardises, d'expressions triviales, de traits satiriques et d'obscénités. Son humeur caustique lui avait crée beaucoup d'ennemis ; son dictionnaire lui procura les moyens de s'en venger. Les plus maltraités son Amelot de la Houssaye, Furetière et Varillas. Comme il avait été chassé de Grenoble à coups de bâton, à la suite d'un repas chez le président de Boissieu, où il s'était moqué de tous les convives, il écrivit dans son dictionnaire : " Les Normands seraient les plus méchantes gens du monde s'il n'y avait pas de Dauphinois. " Quand on parcourt les colonnes de ce lexique, il semble que l'on assiste à un repas auquel l'amphitryon a convié tous ses ennemis pour les empoisonner et s'en débarrasser d'un seul coup. C'est dire que le dictionnaire de Richelet était une sorte de curiosité, de friandise très recherchée.

L'imprimeur genevois Widerhold en avait fait transporter secrètement quinze cents exemplaires à Villejuif, et il avait confié ce secret à Simon Bénard, libraire à Paris, rue Saint-Jacques. Celui-ci s'empressa d'en informer le syndic, qui fit saisir et brûler tous les exemplaires. Widerhold en mourut de chagrin trois jours après ; mais le lendemain, en sortant de l'église Saint-Benoit, Bénard était poignardé par un inconnu qui s'échappa dans la foule.

Aujourd'hui les dictionnaires n'ont plus le privilège de passionner à ce point les esprits ; c'est u honneur réservé à nos comédies et à nos romans. L'ouvrage de Richelet est tombé dans le plus profond oubli et il n'est plus apprécié que par nos savants bibliophiles et nos fins amateurs, qui en payent un exemplaire jusqu'à 100 fr. dans nos ventes publiques. Cet ouvrage a eu de nombreuses éditions expurgées ; mais le rara avis est toujours l'édition de Genève.

DICTIONNAIRE DE TRÉVOUX, ainsi nommé de la ville d'où sortit la première édition ; 1704, 3 vol. in-folio, réimprimé pour la cinquième et dernière fois en 1771, 8 vol. in-folio.

On sait que Trévoux était autrefois le siège d'une célèbre Académie de pères jésuites. Là se trouvaient les pères Buffier, Bourgeant, Castel, Ducerceau, Tournemine, etc. On connaît les épigrammes de Boileau contre les savants religieux, qui l'avaient attaqué au sujet de ses nombreuses imitations des poëtes anciens. Scarron leur rendit justice à sa manière dans son Virgile travesti :

.......................................
A Rome, au pays de Cocagne,
Je veux dire dans le Pérou,
Ou dans la ville de Trévou,
Ville à présent de conséquence,
L'un des bureaux de la science,
Une boutique à beaux écrits,
Le réservoir des beaux esprits,
Et la célèbre Académie
Des sciences rimant en mie ;
Enfin l'Athènes de nos jours.
Mais retournons à mon discours.

C'est de cet asile studieux que sont sortis les Mémoires dits de Trévoux. Mais ce qui a surtout illustré la petite ville du département de l'Ain, c'est le dictionnaire qui porte son nom. Cet ouvrage était dédié par les jésuites au duc du Maine, prince souverain de Dombes, qui avait mis au service des révérends pères son imprimerie de Trévoux. Ce dictionnaire a joui d'un grand crédit auprès des lexicographes français et étrangers ; on peut blâmer l'inexactitude des définitions, le choix peu judicieux des exemples ; mais il n'en reste pas moins vrai que tous les auteurs de dictionnaires et d'encyclopédies ont puisé à pleines mains dans cet immense arsenal. Dans la préface de la quatrième édition, les auteurs disaient, en parlant de leur ouvrage : " Les amateurs du vieux style peuvent y satisfaire leur curiosité sur la plus grande partie des mots hors d'usage qui se lisent dans les auteurs anciens, et qui ont souvent plus de force et d'énergie que ceux qu'on leur a substitués. On n'y a pas oublié les mots de conversation ; ceux qui ne sont en usage que parmi le peuple ou dans les provinces, et qu'on ne trouve pas ordinairement dans les autres dictionnaires. " Outre Furetière, Basnage, Richelet et l'Académie, les auteurs ont appelé à leur aide Ménage, Du Cange, Saumaise, Vossius, Ferrari, Caseneuve, Guichard, le père Thomassin, Pasquier, H. Estienne, et autres lexicographes et grammairiens. Une grande partie des articles de botanique fut revue par le professeur Jussieu, de l'Académie des sciences.

Le Dictionnaire de Trévoux n'est-il, comme on l'a dit, qu'une réimpression du dictionnaire de Furetière, refondu par Basnage de Beauval ? Presque toutes les bibliographies l'assurent, et ce témoignage s'appuie sur l'affirmation singulièrement hasardée du père Niceron, qui dit dans ses Mémoires : " Tout y est semblable, méthode, orthographe, exemples… ; on y a laissé jusqu'aux fautes d'impression ; il y a, à la vérité, quelques additions, dont la plupart sont entièrement étrangères au dictionnaire. " Ce reproche pouvait être fondé quant à la première édition ; mais la cinquième n'offre aucun rapport avec le lexique de Furetière revu par Basnage : c'est un édifice entièrement nouveau, élevé sur l'ancien plan. Sans doute, le Dictionnaire de Trévoux a considérablement vieilli ; mais il serait injuste de contester les services qu'il a rendus à la langue et aux écrivains.

DICTIONNAIRE UNIVERSEL DE LA LANGUE FRANÇAISE, par Boiste, 1800, in-4°. Ce dictionnaire, dont l'auteur a voulu faire une espèce d'encyclopédie philologique, est tout à la fois un traité de grammaire et d'orthographe, un manuel de vieux langage et de néologie. Il est suivi d'un dictionnaire des synonymes, d'un dictionnaire de difficultés de la langue française, d'un traité des tropes, d'un traité de la ponctuation, d'un essai sur l'usage des lettres capitales, d'une table des conjugaisons, d'un traité de la versification française, d'un dictionnaire des rimes, d'observations sur la prononciation, d'un dictionnaire des homonymes et des paronymes, d'un vocabulaire de mythologie, d'histoire et de géographie ; enfin, d'une nomenclature des termes d'histoire naturelle et de médecine. C'est un travail très-estimable, dont la nomenclature est beaucoup plus complète et beaucoup plus riche que celle de l'Académie. Mais cet ouvrage ne saurait faire autorité ; il donne une foule de mots qui ne sont ni de la langue ni de l'usage ; ses étymologies, dont aucune n'est raisonnée, ne sauraient avoir la moindre valeur ; ses définitions, toujours extrêmement courtes, éclairent peu la signification des mots ; il laisse trop à deviner ; les diverses figures qu'il emploie, ainsi que les abréviations qu'il accumule, sont un véritable grimoire pour celui qui cherche les différentes acceptions. Boiste a fait une sorte d'anatomie lexicographique ; son squelette est complet, il n'y manque ni un nerf, ni un tendon, ni une articulation ; mais la moelle, le sang, la chair, la vie enfin, y font complètement défaut.

Boiste était un esprit frondeur et parfois gaulois ; beaucoup de ses exemples lui appartiennent ; ils sont courts, nets, incisifs, et ont toutes les qualités du multa paucis. Ajoutons que le lexicographe nourrissait au fond du cœur un vieux levain de libéralisme qui en faisait un des boudeurs et des idéologues de l'empire, et cela, joint à l'abus des signes quasi hiéroglyphiques qui entrent dans son système d'abréviations, lui causa un jour un désagrément qui ne saurait mieux trouver sa place que dans une préface de dictionnaire, chose peu réjouissante par elle-même.

Un matin de l'année 1805, un agent de police se présente chez Boiste, et lui exhibe un mandat d'amener qu'il était chargé d'exécuter. La résistance n'était pas possible ; Boiste s'habille en toute hâte et se met à la disposition de l'agent, qui le fait monter dans un fiacre et le conduit à l'hôtel de Fouché, chef de la police impériale. Lorsque Boiste fut introduit, le ministre était dans un grand état d'exaspération, et il adressa au lexicographe les plus violentes apostrophes, l'accusant d'avoir outragé l'Empereur. Boiste, stupéfait, ne sait d'abord que répondre ; cependant, il se rassure un peu et fait observer au terrible ministre qu'il n'est qu'un pauvre grammairien et qu'il ne s'est jamais occupé de politique. Le ministre s'irrite, et, pour confondre Boiste, il lui fait lire son propre dictionnaire :

SPOLIATEUR, qui dépouille, qui vole -- trice : loi -- Bonaparte.

Tel était l'article qui outrageait la majesté impériale. On avait persuadé à Fouché que les qualifications injurieuses qui accompagnent le mot spoliateur s'appliquaient au nom de Bonaparte, tandis que l'auteur voulait simplement indiquer que Bonaparte avait consacré l'expression de spoliateur, et surtout celle du féminin dans un discours public.

Quand il comprit la portée de l'accusation, le pauvre lexicographe demeura si atterré qu'il ne put rien répondre. Il fut alors emmené et écroué à la Conciergerie par ordre du ministre. En vain plusieurs amis de Boiste se présentèrent chez Fouché pour lui soumettre des observations : il resta inflexible. Mais deux membres de l'Institut s'adressèrent directement à l'Empereur, qui accueillit ses confrères avec bonté et dépêcha aussitôt à la Conciergerie un aide de camp, avec ordre de faire mettre immédiatement le prisonnier en liberté. Fouché, averti par un de ses agents du contre-ordre impérial, relut l'article incendiaire avec plus d'attention et reconnut immédiatement sa méprise. Il eut bien voulu conserver secret ce petit incident, mais Napoléon n'était pas homme à manquer une si belle occasion de s'égayer un peu aux dépens d'un ministre dont il utilisait les services, mais qu'il méprisait au fond du cœur, et, le soir, il eut soin de le féliciter publiquement, au milieu d'une réunion officielle, sur son zèle éclairé. L'anecdote fit pendant quelques jours les frais des petites conversations à la cour et à la ville, et elle amusa tout le monde, y compris Boiste lui-même, qui la racontait très-plaisamment.

DICTIONNAIRE UNIVERSEL DE LA LANGUE FRANÇAISE, avec la prononciation figurée ; 1813, 2 vol. grand in-8°, par Gattel. Cet ouvrage fut très-favorablement accueilli dès son apparition ; il rectifiait, sur un grand nombre de points, celui de l'Académie, qui s'obstinait à ne rien publier dans son majestueux silence, et qui devait encore apporter un délai de plus de vingt années à faire paraître son édition de 1835, si impatiemment attendu, et dont la lente élaboration rappelait trop souvent l'épigramme de Boisrobert :

¼ Tous ensemble ils ne font rien qui vaille.
Depuis dix ans dessus l'F on travaille,
Et le destin m'auroit fort obligé
S'il m'avoit dit : Tu vivras jusqu'au G.

Tandis que les quarante immortels sommeillaient paisiblement dans leur fauteuils, de laborieux lexicographes se mettaient courageusement à l'œuvre, et Gattel doit être rangé parmi ces consciencieux travailleurs.

NOUVEAU DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE, où l'on trouve tous les mots de la langue usuelle, les étymologies, l'explication détaillée des synonymes, etc., par Laveaux ; 1820, 2 vol. in-4°. Laveaux était un philologue érudit, un savant lexicographe. Ses définitions sont claires, succinctes ; sa nomenclature est plus considérable que celle de l'Académie ; toutefois, les détails qui concernent les animaux et les plantes n'appartiennent guère qu'à l'histoire naturelle pure, et ont une étendue qui est en disproportion avec la partie linguistique proprement dite ; ses exemples sont très-multipliés ; mais ce qui distingue particulièrement cet ouvrage, c'est un tact grammatical remarquable. Le même grammairien a composé un Dictionnaire des difficultés de la langue française, dont la librairie Hachette a donné, en 1847, une nouvelle édition revue avec un grand soin par M. Marty-Laveaux, son petit-fils. Aujourd'hui encore, ce dernier ouvrage, qui n'a pas vieilli, est un des meilleurs traités qui aient été composés sur les nombreuses anomalies de notre idiome national. Laveaux était un travailleur infatigable, comme le sont presque tous les grammairiens, et le Grand Dictionnaire aime à rendre cet hommage à un mérite modeste et incontestable.

DICTIONNAIRE ÉTYMOLOGIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, par Roquefort ; 1829, 2 vol. in-8°. Cet ouvrage contient les mots du Dictionnaire de l'Académie française, avec les principaux termes d'art, de sciences et de métiers. Il est précédé d'une excellente dissertation sur l'étymologie, par Champollion-Figeac, éditeur de l'ouvrage. Le dictionnaire de Roquefort a une valeur incontestable, soit au point de vue philologique, soit comme histoire d'un grand nombre de mots de la langue française. Au reste, les travaux de ce savant ont donné une grande impulsion à cette branche de l'érudition.

NOUVEAU DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE, contenant la définition de tous les mots en usage, leur étymologie, leur emploi par époques, leur classification par radicaux et dérivés, les modifications qu'ils ont subies, les idiotismes expliqués, développés et rangés par ordre chronologique, de nombreux exemples choisis dans les auteurs anciens et modernes et disposés de manière à offrir l'histoire complète du mot auquel ils se rattachent, par Louis Dochez ; Paris, 1800, un vol. in-4°, avec un discours préliminaire par M. Paulin Paris. C'est un ouvrage très-estimable, que l'auteur a composé seul, en y sacrifiant dix années de sa vie, la plus grande partie de sa fortune et son existence même, car il mourut au moment où l'on tirait les dernières feuilles, et n'eut même pas, comme Moïse, la consolation de contempler, au moins du regard, le fruit de ses longs et pénibles travaux. Comme on l'a vu par le titre, on trouve dans cet ouvrage " l'état civil de la langue reproduit aux principales époques de son histoire, avec les adjonctions nécessitées par les actes de naissance des nouveaux membres de la grande famille. " L'auteur a dépouillé lui-même tous ceux de nos chefs-d'œuvre qui devaient lui fournir des exemples pour appuyer ses acceptions , et, dans cette galerie, le XIXe siècle n'a pas été oublié : on y trouve les noms de P.-L. Courier, Chateaubriand, Joubert, Ozanam, Guizot, Thiers, Cousin, Lamartine, V. Hugo, Alexandre Soumet, Hég. Moreau, A. de Musset, Lamennais, Ravignan, Lacordaire, Gratry, Dupanloup, Proudhon, Sainte-Beuve, Phil. Chasles, Scribe, Hon. de Balzac, G. Sand, Th. Gautier, etc. Ces noms sont une preuve des soins que l'auteur a apporté à la composition de son dictionnaire. Il donne, comme M. Littré, et par ordre chronologique, une série d'exemples qui montrent les différentes physionomies que nos vocables ont revêtues aux périodes successives de notre histoire littéraire, et le dictionnaire Dochez a précédé de plusieurs années le dictionnaire Littré. Est-ce à dire que ce dernier s'est inspiré du plan de son devancier ? Nous ne le pensons pas. Les études de M. Littré à ce sujet révèlent trop de savoir et de compétence pour qu'on admette un seul instant cette supposition. L'idée est née dans l'esprit des deux lexicographes, comme celle du calcul différentiel s'était simultanément éveillée dans le cerveau puissant de Leibniz et dans celui de Newton.

DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE, par M. Littré, de l'Institut. Commençons d'abord par proclamer que M. Littré est un de nos linguistes les plus distingués, un libre-penseur, un esprit éminemment philosophique. Après cette déclaration, nous nous sentons plus à notre aise pour exprimer notre opinion sur son dictionnaire, dont la publication, bien qu'inachevée encore, est cependant assez avancée pour qu'on puisse juger l'œuvre dès aujourd'hui. Ces précautions oratoires n'étaient pas inutiles : c'est ainsi qu'après avoir rendu justice à l'amabilité d'une femme, on éprouve moins d'embarras pour faire ressortir les imperfections de son visage.

Le dictionnaire de M. Littré donne, ou, pour mieux dire, a la prétention de donner la nomenclature complète des mots du français, les idiotismes, des remarques critiques sur les irrégularités et les difficultés de la langue ; les diverses acceptions des mots rangées dans un ordre logique ; la prononciation, l'étymologie, et un historique de tous les termes de la langue française, dans leur ordre chronologique, depuis son origine jusqu'au XVIe siècle. Voilà le cadre ; voyons comment il a été rempli. L'historique des mots est parfaitement exposé ; on y voit les formes successives de nos vocables déterminées au moyen de phrases puisées dans Grégoire de Tours, Froissart, le Roman de la Rose, les fabliaux, les poésies des trouvères, Villon, Ronsard, Rabelais, Montaigne, etc. Ces études rétrospectives, cette sorte de philologie archéologique peut plaire aux savants et aux linguistes ; mais elle n'offre qu'un médiocre intérêt pour les gens du monde, qui veulent connaître avant tout la langue telle qu'elle existe aujourd'hui. Et cependant, ce n'est qu'en cela que consiste, à vrai dire, l'originalité du travail de M. Littré. Les autres parties, qui ne sont qu'une reproduction des dictionnaires antérieurs, laissent singulièrement à désirer. Ainsi, les acceptions sont presque toujours confondues ; à chaque ligne, le sens propre se fourvoie au milieu du sens figuré, et réciproquement. Tel mot, qui présent huit et même dix acceptions marquées par des rapports d'analogie, d'extension, de comparaison, est résumé tout entier en deux ou trois groupes. Ce que l'auteur appelle nomenclature des termes usuels des sciences, des arts, des métiers et de la vie pratique, est rempli de lacunes, et souvent entre deux mots qui se suivent, chez M. Littré, pourraient s'en glisser une vingtaine d'autres, qui, sans être usuels, devraient occuper une place dans un dictionnaire aussi volumineux.

La prononciation laisse peu de prise à la critique. M. Littré a l'oreille délicate, éminemment française ; on s'aperçoit souvent qu'il s'est mis en rapport avec les personnes les plus compétentes, et que sa place doit être marquée aux fauteuils de notre Théâtre-Français. Certaines définitions, scabreuses au point de vue philosophique et religieux, ont été formulées avec toute la science qui le distingue, et, dans une verte semonce, le très-orthodoxe évêque d'Orléans a pris la peine de lui en dire quelque chose. Ici, nous ne défendrons ni ne désapprouverons l'honorable M. Littré. Il ne met pas le même zèle que M. Bouillet à solliciter les éloges de la Congrégation de l'Index, cela le regarde. Mais où nous serons plus sévère, c'est sur la question des étymologies. Cette partie a été traitée par le savant linguiste avec une sorte de prédilection ; il s'y complaît, et, à première vue, il semble qu'il soit là dans son élément naturel ; mais on ne tarde pas à revenir de cette opinion, en passant ses articles au tamis de la critique lexicologique. En effet, les étymologies qu'il indique sont loin de satisfaire les esprits curieux. Tout est emprunté à la langue latine ou à la langue grecque. Avare vient du latin avarus ; autruche vient du grec strouthiôn, et l'auteur croit compléter tous ces détails en donnant l'équivalent en patois, en provençal, en italien, en espagnol, en portugais, en wallon, etc. En un mot, M. Littré refait le travail si incomplet de Ménage. A peine parle-t-il du celtique. Quant au sanscrit, il n'en est nullement question ; les Védas, le Zend-Avesta, le Ramayana et autres ouvrages persans et indiens semblent ne pas exister pour lui. Dans une partie aussi importante, on avait le droit d'exiger davantage de sa compétence incontestée.

Cette critique est sérieuse, et pour lui ôter tout caractère de malignité, nous tenons à montrer qu'elle est fondée. Pour cela, nous allons mettre en comparaison l'étymologie du mot avare, telle que la donne M. Littré, avec celle du même mot donnée par le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, et nous pourrions, au même titre, en citer une foule d'autres :

DICTIONNAIRE LITTRÉ : avare, étym. Picard, aver ; provenç. avar ; espag. et ital. avaro ; de avarus, de avere, désirer.

GRAND DICTIONNAIRE UNIVERSEL : avare… du lat. avarus, même sens, formé directement du verbe avere, désirer avec ardeur. A ce verbe se rattache toute une famille de mots qui reconnaissent pour chef de file la racine indo-européenne av, garder, désirer, couvrir. M. Delâtre groupe autour de ce radical les mots avide, avoine (av-ena, la plante avide, qui s'empare de toute la place) ; Avignon, Av-enio, la ville à l'avoine ; Avella, ville du royaume de Naples, qui fourbissait beaucoup d'avoine ; aveline, sorte de noisette qu'on tirait primitivement d'Avella, etc. Benfey, dans son Dictionnaire des racines grecques, pense qu'il faut classer dans la même série audeo, ausus, d'où le français oser, audace, termes qui, dans l'origine, ne signifiaient que rechercher, s'efforcer d'acquérir. Pour justifier cette assimilation, Benfey, s'appuyant sur l'exemple de gaudeo, gavisus, suppose une forme similaire intermédiaire avisus, avi-sus, dérivée d'audeo.

Reste une question de forme, de simple détail. -- Mais c'est ici surtout que l'on peut dire avec Voltaire :

Le superflu, chose si nécessaire ;

nous voulons parler de la disposition typographique. Nous en sommes encore à nous demander comment un homme tel que M. Littré, et comment une maison aussi habile que celle qui figure au bas du titre, ont pu condamner le lecteur à un tel imbroglio et négliger à ce point un accessoire si essentiel dans un livre de recherches : presque point d'alinéas ; certains paragraphes ont jusqu'à deux, trois, quatre et même cinq cent lignes ; les exemples n'ont rien qui les distingue du texte de la définition ; les vers revêtent la forme et le caractère de la prose. N'est-ce-pas ici le cas de s'écrier avec Chicaneau :

Si j'en connais pas un, je veux être étranglé !

Les remarques critiques que nous venons de faire ne nous empêchent nullement de reconnaître dans l'œuvre de M. Littré un incontestable mérite. Il serait tout aussi injuste de la confondre avec les insignifiantes productions que l'on publient depuis vingt ans, que de confondre le Tibre avec le Simoïs. Mais, nous le répétons en terminant, c'est un ouvrage qui convient aux lettrés, à nos bibliothèques publiques, et non à cette classe innombrable de lecteurs qui a plus d'esprit que Voltaire, et qui s'appelle tout le monde.

 Parlerons-nous maintenant de cette foule de dictionnaires qui, depuis vingt ans, se sont échappés de nos grandes boutiques de librairie, pour s'abattre comme des nuées de sauterelles dans nos bibliothèques et dans nos écoles: Wailly, Chapsal, Napoléon Landais, Bescherelle, La Châtre, Poitevin, etc.? Sauf ce dernier, où l'on rencontre des phrases empruntées aux écrivains de notre époque, on les dirait tous sortis du même moule. Ce sont de pures spéculations de librairie, où la langue et la littérature n'ont absolument rien à voir. Mais,

Comme de son prochain il ne faut point médire,
On y trouve du bon, du mauvais et du pire. 

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