3. Philologie et histoire de la langue

Qu'est-ce en effet qu'une histoire de la langue en cette période du XIXe siècle, si ce n'est confirmer ce que Gabriel Henry, dès 1812, énonçait comme la liaison infrangible de la langue et de la culture, de la race et de la littérature, et le fait que, malgré l'évolution naturelle – en quelque sorte biologique – qui résulte obligatoirement du cours même du temps, l'adoption d'une langue nouvelle ne tue pas entièrement et irrémédiablement la précédente(18). Qu'est-ce donc que cet objet – comme Ferdinand Brunot, en digne successeur de Petit de Julleville, voudra encore le caractériser à l'autre extrémité de l'ambitus historique – si ce n'est au fond une histoire de la nation française à travers les évolutions de son lexique, de ses modes d'articulation et de sa syntaxe, en bref, une histoire de la France en ses discours, en ses langages, en sa langue ? C'est en ce point que se situe le renversement pseudo-dialectique de l'argumentation de Génin.

Pour parvenir à cette description du lent et long mouvement pluri-directionnel des transformations de la langue française, il faudrait posséder en effet les connaissances que la philologie moderne institue, met en place et applique systématiquement. La découverte de l'alternance des flexions en fonction de la fonction syntaxique sujet ou régime, l'épreuve de la régularité des paradigmes verbaux faible et fort, etc. Or, il est évident que Palsgrave ne pouvait détenir ce savoir en son temps. Il reste donc simultanément à louer Palsgrave d'avoir envisagé la possibilité d'une histoire virtuelle de la langue française, et à lui reprocher de n'avoir eu – en dehors de quelques intuitions fugitives – aucune connaissance réelle de cette ancienne langue dont les philologues contemporains de Génin commencent à découvrir la systématicité :

18°

" Toutefois, cette histoire de notre langue, il ne faut pas s'attendre à la trouver entière dans le livre de Palsgrave. On se tromperait fort de prendre sa grammaire pour une grammaire du vieux français, du français primitif. Disons-le tout de suite et nettement : Palsgrave ne sait pas le vieux français. Lorsqu'il écrivait, la renaissance était commencée ; comme un océan dont la prise de Constantinople aurait rompu les digues, elle avait subitement fait invasion sur l'Europe et recouvert de ses flots notre ancienne littérature nationale. Quelques points émergeaient encore ; mais on ne savait plus les rattacher aux terres ensevelies. Aujourd'hui qu'ils ont achevé de disparaître, c'est déjà beaucoup de nous les signaler et nous les décrire. C'est le mérite de Palsgrave de nous dire tout ce qui de son temps pouvait encore s'apercevoir ; c'est notre tâche de recueillir ses indications et de redresser ses erreurs, à l'aide d'autres renseignements épars, éclairés d'une prudente sagacité. " [p. 24]

Le philologue moderne, fier et sûr de ses neuves connaissances, peut aisément se gausser des ignorances du grammairien anglais :

19°

" Tout adjectif qui en latin ne possède que deux terminaisons pour les trois genres, c'est-à-dire qui dessert deux genres au moyen d'une seule terminaison, n'en avait qu'une dans le français primitif. A cette catégorie appartiennent gentilis, crudelis, qualis, grandis, viridis, et une multitude d'autres. Cette règle générale donne en trois lignes l'explication des prétendues anomalies dont Palsgrave a pris la peine de faire un long chapitre, incomplet encore à son point de vue, puisqu'il n'y donne pas la liste de ces adjectifs prétendus privilégiés " [p. 25]

Il peut même stigmatiser l'inconscience de Palsgrave à l'égard des sources littéraires et grammaticales les plus anciennes, dont le grammatiste britannique aurait dû tirer parti ; et c'est ainsi tout un pan de la plus vieille histoire de la langue française qui resurgit au détour de cette critique :

20°

" Palsgrave avec son style lourd et sa phrase embrouillée, interminable, ne pouvait avoir l'esprit tourné à la malice et prompt à l'épigramme comme Gilles du Guez ; mais c'est un honnête homme, plein de candeur, qui vous déclare les auxiliaires de son travail. Il n'a pas fait difficulté de rendre hommage à ceux qui vivaient encore ; malheureusement il n'a pas cru nécessaire de désigner avec la même précision les anciens auteurs dont il s'est aidé, gens fort obscurs, sans doute, et dont peut-être lui-même ignorait les noms. N'eût-il fait que nous indiquer ces sources tellement quellement, nous lui aurions encore une grande obligation, car il a existé, il existe perdus dans la poudre des bibliothèques des traités sur la langue française qui remontent au XIIIe siècle, et peut-être au-delà. Ce sont des matériaux bien indigestes, bien informes, mais dont une critique judicieuse parviendrait certainement à tirer parti. En passant au creuset tant de prétendues règles, accumulées par l'esprit d'analyse qui seul régnait alors, l'esprit de synthèse des temps modernes finirait par en dégager quelques principes généraux propres à répandre la lumière sur cette longue route obscure que notre langue a suivie, et qui sort des profondeurs du IXe siècle " [pp. 25-26]

Et cette résurgence n'est pas sans signification ni valeur à cette époque. En effet, l'idée que promeut Génin est celle du réel intérêt des lacunes documentaires, de la théorie critique rudimentaire et des insuffisances élémentaires de l'épistémologie grammaticale de Palsgrave, dès lors que ces trois manques peuvent être appréhendés en un second degré. On voit là les prémisses d'une conception de description des formes de la langue à travers l'histoire fortement appuyée sur un soubassement grammatical. Cette représentation du décalage entre les faits bruts observés dans le passé par des contemporains de ces faits mêmes et leur heureuse interprétation rétrospective par les savants,, à l'époque moderne, grâce à une conception résolument positiviste et optimiste du progrès des connaissances, renvoie de fait l'historiographie de la langue et des discours à une métahistoriographie, promise à devenir, quelques années plus tard, le trait spécifique des recherches historiques menées en France sur la langue, tant chez Littré et Pélissier, par exemple, du côté de l'histoire externe du français, que chez Brachet ou Bréal, du côté de l'histoire interne du même objet. Tous assortiront en effet leurs remarques et commentaires de péritextes ou de préfaces à portée méthodologique, dans lesquels s'exerce une certaine forme de conscience critique des conditions épistémologiques de constitution de l'objet historiographique. Or, vingt ans auparavant, ou peu s'en faut, c'est déjà ici la leçon qu'administre Génin.

Après les travaux de Francisque Michel, qui – entre 1834 et 1836 – a pu prendre connaissance en Angleterre de la grammaire de Walter de Biblesworth et du glossaire orthographique de Colyngburne, Génin a donc beau jeu de dénoncer l'insuffisance qui caractérise tous ces travaux, qui n'est que celle d'une absence de systématicité et de régularité dans l'explication des phénomènes ; systématicité et régulation de l'observé que – précisément – la philologie naissante, au milieu du XIXe siècle français, s'approprie à partir des conditions historiques de l'observable que dégagent alors les modèles allemands de la linguistique ; il n'est d'ailleurs pas sans sel que ce reproche soit étayé par une référence à la philosophie, qui est moins ici en l'occurrence celle de Descartes relayée par les Lumières et le sensualisme condillacien, que celle de Kant et de ses épigones partisans d'une grammaire universelle :

21°

" Ce qui manque à tous ces grammairiens primitifs, ce n'est pas la patience, ni l'esprit d'observation, ni même l'exactitude : c'est l'habitude de rapprocher les faits de même ordre, l'art d'y découvrir le principe commun, la loi fondamentale qui parfois se déguise dans les applications ; l'art surtout de ramasser et d'enfermer toute une série de faits dans la formule d'une règle générale. La grammaire est pour eux comme un faisceau répandu dont ils recueillent les éléments un à un, selon que le hasard les leur présente, incapables d'en retrouver le lien égaré, ni de suppléer à cette perte : l'esprit philosophique leur fait complètement défaut " [pp. 34-35]

On voit bien ici – me semble-t-il – se mettre en place un dispositif heuristique fondé sur un rationalisme éprouvé, lequel divise les complexités en sous ensembles successifs au terme desquels l'unité du complexe se trouve réduite à la sommation de ses constituants simples : une systématicité d'artefact en résulte naturellement ; appliqué au domaine du langage, et plus particulièrement de la langue française, ce dispositif conduit à intégrer la dimension historique dans cette systématicité résultante. C'est alors que, sous le prétexte du progrès de l'évolution des espèces, un ferment politique est amené à travailler l'entreprise idéologique des historiens, des grammairiens et des lexicographes. En bref, des nouveaux linguistes qui ont succédé, dans le dernier tiers du XIXe siècle, à la seconde génération des philologues français.

L'œuvre de Génin, à cet égard, est remarquable. En effet, au terme de son introduction à la réédition de Palsgrave, et après les arguments précédemment rappelés, que réclame le chercheur, si ce n'est la constitution d'un fonds d'archives grammaticales permettant de suivre le développement de la langue française des origines à l'époque contemporaine ? Ce faisant, sur un modèle classique éprouvé, Génin refonde les bases d'une histoire de la langue française qui se veut avant tout histoire politique, culturelle, anthropologique des usages du français et de leur réflexion aux prismes des grammaires :

22°

" Je terminerai par un vœu dont la réalisation serait à coup sûr bien profitable à la philologie française : ce serait que le Gouvernement fît rechercher et publier sous ses auspices les traités composés sur notre langue dans le cours du moyen-âge. On découvrirait des matériaux inappréciables dans les bibliothèques de France, et surtout dans celles d'Angleterre, si riches en livres français de toute nature dès avant la conquête. On a fait, au grand bénéfice de la langue et de la littérature latine, un corpus des grammairiens latins ; pourquoi ne rassemblerait-on pas de même un corpus des grammairiens français ? Il n'apparaîtrait d'abord qu'un chaos de débris ; mais de ces débris peu à peu coordonnés par une érudition patiente, fouillés par des mains circonspectes et judicieuses, sortiraient des paillettes d'un or pur, dont la rareté décuple la valeur. Attendra-t-on à faire ce recueil d'être à la même distance du siècle de Louis XIV que nous sommes du siècle d'Auguste ? " [p. 36]

Même si le voile pudique d'une métaphore de la richesse tend ici à recouvrir l'argumentation, le moteur principal du modèle proposé par Génin paraît ici dans toute la nudité de sa force idéologique : il s'agit du principe d'ordre et d'organisation, dont on voit rapidement qu'il est la justification in fine de tous les aléas du devenir de la langue et de la société française :

23°

" Ce sera l'aventure des livres sibyllins ; car tandis que nous marchandons, le temps impitoyable consume tous les jours quelque volume. D'ailleurs, si l'histoire des institutions doit s'écrire à leur déclin, afin de retarder autant que possible la décadence commencée, en les retrempant dans leurs sources, l'heure paraît venue de s'occuper des origines de la langue française : des critiques moroses, des esprits faciles à s'alarmer pourraient même déclarer l'urgence ; sans aller aussi loin, je me bornerais à constater l'opportunité. Ces motifs seront-ils trouvés suffisants pour être pris en considération et donner naissance au recueil des grammairiens français ? Je l'ignore ; en tout cas, les deux grammaires de Palsgrave et de du Guez dès aujourd'hui servent de pierre d'attente à ce monument national. " [p. 37]

Et l'on retrouve évidemment au terme du raisonnement une métaphore fondatrice, et fondamentale, bien convenue. Mais qu'importe ! L'objectif de l'éditeur était de proposer aux institutions et au public l'enjeu d'une nouvelle histoire de la langue française : histoire philologique tout autant que culturelle, psychologique et politique ; une histoire, en bref, qui permette de suivre dans les développements et les transformations de la langue français la lente évolution vers le progrès qui caractérise le destin du peuple français.

A l'évidence, ce programme idéologiquement très marqué ne pouvait guère être intégralement suivi sans que quelques artefacts et défauts n'en résultent. L'histoire ultérieure de la grammaire et des théories du langage, tant en France qu'en Europe, de manière générale, en témoigne abondamment, tant du côté des modèles naturaliste, néo-grammairien, voire comparatiste. Il serait trop facile, et, au fond, contraire au dessein de mon propos, que d'opposer directement le savoir d'aujourd'hui – très probablement réputé faux ou insuffisant dès demain ! – aux réflexions d'hier sur le sujet, lesquelles, dans cet exercice de rétrospection ne gagnent qu'à un surcroît de bizarrerie, d'ingénuité ou de sottise.

Comme il a été annoncé plus haut, pour conclure, je préfère donc me rabattre sur le témoignage contemporain de Génin que présente Francis Wey, car ce témoignage met en évidence une opposition fondamentale entre l'histoire de la langue et l'histoire des doctrines ou des théories grammaticales, dont se nourrit encore aujourd'hui notre historiographie des sciences du langage.

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Notes

18. C'est ce que Jean Stéfanini rappelait avec force dans " Une histoire de la langue française en 1812 ", étude initialement publiée dans les Mélanges offerts à Ch. Rostaing, et reprise dans Histoire de la grammaire, texte réunis par Véronique Xatard, préface de Sylvain Auroux, CNRS Éditions, Paris, 1994, p. 219.