Introduction

Quelle image conserve-t-on aujourd'hui de la philologie et des philologues français du XIXe siècle ? Qu'était-elle au temps de ses origines? Et qui étaient donc ces jeunes gens – certains trop tôt disparus, d'autres fixés en nos mémoires sous les traits d'austères mais savants vieillards – qui firent faire aux imaginations et aux savoirs le saut décisif dans nos univers modernes d'une analyse répondant à des principes épistémologiques rigoureusement définis(1) ?

Pour nos prédécesseurs, la re-création d'un passé culturel mythique, mais susceptible d'être philologiquement reconstitué grâce à la recherche des textes fondateurs et des variations de la langue, fut souvent l'occasion d'agir sur la conscience populaire et de promouvoir, d'une manière idéologique non neutre, la reconnaissance des caractéristiques originelles d'un peuple, d'une nation, et des valeurs d'une civilisation qui, malgré la révolution, fit toujours la part belle aux privilèges seigneuriaux et aux prérogatives de héros supposés de la connaissance. Douglas Kibbee doit nous entretenir justement, ici même du terme et de la notion de peuple dans la pensée linguistique française entre 1800 et 1850.

Reste pour l'instant que c'est bien en ceci que l'expérience française, développée à partir des incitations politiques de la Monarchie de Juillet, se singularise totalement et se démarque des entreprises voisines de Grande-Bretagne ou d'Allemagne. Il s'est alors agi, à des fins simultanément politiques et socio-culturelles, de définir et enregistrer dans les dictionnaires, dans les grammaires, rhétoriques ou poétiques d'usage, une norme moderne du français, qui s'inscrive dans une filiation explicite et qui témoigne ainsi d'un héritage formel et substantiel conforme aux valeurs du conservatisme politique alors régnant. On se rappellera particulièrement le tome VIII du très orthodoxe Journal de la Langue française, qui, à l'heure du débat entre normalisation de l'instrument, nationalisation de l'objet, et historicisation de ses développements, écrit sans sourciller en 1836 :

"Savoir sa langue et la bien parler devient une obligation impérieuse en France; aux riches, pour consolider la prépondérance que leur donne leur position sociale; aux classes moyennes, pour soutenir leurs droits et leur influence; aux artisans, pour mériter la considération et répandre un certain lustre sur les professions industrielles; à tout le monde, parce que parler est une nécessité de tous les instants, et que bien parler peut devenir une habitude sans déplacer les sources de la puissance, sans confondre les conditions"(2).

C'est cette norme, socialement contraignante et discriminante, qu'il faudra inlassablement justifier et légitimer dans l'histoire par le recours à tout un patrimoine littéraire dont les racines plongent jusqu'aux époques les plus lointaines; en ces temps où le bas latin et les barbares langues celtes et germaniques se diversifièrent en innombrables dialectes reconnus depuis sous les noms génériques d'oc, d'oïl et de franco-provençal.

Comment de cette invraisemblable fragmentation faire donc surgir l'unité nationale désormais rêvée par la monarchie constitutionnelle du nouveau roi des Français : Louis-Philippe? C'est là – juste avant que la linguistique comparée et historique ne se développe – que les spéculations les plus audacieuses sur l'origine, et les captations de filiation les plus spécieuses, eurent grâce à la première philologie française leur heure de légitimité et de gloire. Voyons maintenant, sur un exemple, pour quoi, et comment ?

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Notes

1. Une pièce importante à ajouter au dossier concernant la naissance française de la philologie, et plus particulièrement la filiation méridionale de la discipline, vient d'être récemment produite par le regretté Daniel Baggioni et Philippe Martel, co-éditeurs et préfaciers de la Revue de Sociolinguistique Lengas 42 - 1997, Actes du colloque des 12 et 13 septembre 1996 à La Baume-lès-Aix, De François Raynouard à Auguste Brun, La Contribution des Méridionaux aux premières études de linguistique romane, avec notamment les communications de Brigitte Schlieben-Lange, Jean-Baptiste Marcellesi, Daniel Baggioni, Jacques Bourquin, Pierre Boutan, Gabriel Bergounioux et Jean-Claude Chevalier, que l'on trouvera détaillées dans la bibliographie en annexe.

2. Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la langue française et des langues en général, par G. N Redler, 1836, p.24