1.3. Auxiliaires de documentation et Historicité

Pour mieux apprécier ce phénomène, je ne retiendrai ici que quelques-unes de ces publications, assorties de commentaires d'époque.

Et tout d'abord dans le domaine lexicographique. La première édition du Dictionnaire universel de la langue française, extrait comparé des dictionnaires anciens et modernes, ou manuel d'orthographe et de néologie; précédé d'un abrégé de la grammaire française, et suivi d'un vocabulaire de géographie universelle par P. C. V. Boiste et P. J. Bastien. La description de l'objet par le Journal de la Littérature Française 1800 dénote cette trémulation métalinguistique issue de la concurrence et du besoin de fournir un mode d'emploi explicite de la langue : " Ce nouveau dictionnaire contient:

1 - les nomenclatures des dictionnaires publiés jusqu'à ce jour, avec l'indication des auteurs à chaque mot, les nomenclatures et les termes techniques des sciences, arts, manufactures et métiers, les nouveaux poids et les nouvelles mesures;

2 - la signification des mots, leurs définitions, extraites de ces dictionnaires, leurs acceptions différentes suivant les différens auteurs et leurs équivalens ou sinonymes (sic)

3 - le rapprochement et la comparaison des différentes manières d'écrire ces mots, suivant les différens systèmes d'orthographe, avec l'indication des autorités, et les origines en cas de partage;

4 - la distinction précise par le nombre des mots nouveaux créés par la néologie, de ceux formés par le néologisme;

5 - les quatre conjugaison des verbes avec les irrégularités et les variantes d'orthographe.

Le but des éditeurs est de lever les difficultés sans nombre qui naissent de la confusion des différens systèmes d'orthographe, du renouvellement ou de l'oubli d'anciens mots; de l'emploi de mots nouveaux dont les français même, et à plus forte raison les étrangers, ne connaissent pas la signification; et par là de contribuer à ce que la langue française, conservée dans sa pureté, ne puisse pas cesser d'être la langue universelle.

Ils ont pris pour base le Dictionnaire de l'Académie, avant la dernière édition (i.e: 1762) ; ils ont conféré sur ce dictionnaire l'un après l'autre, et mot par mot, tous les autres dictionnaires; fait le relevé des mots qui ne s'y trouvaient pas, et rétabli ceux qu'ils avaient omis; noté toutes les différences dans l'orthographe; puis, comparant ces dictionnaires entre eux, ils ont fait le rapprochement des autorités, soit pour l'adoption d'un mot, soit pour la manière de l'écrire. Ce travail leur a procuré une nomenclature plus abondante d'un tiers que celle de chaque dictionnaire en particulier, sans que cette abondance puisse occasionner aucune confusion, puisque la nomenclature de l'Académie n'a pas de citations, et que les mots ajoutés à cette nomenclature sont accompagnés de la lettre initiale du nom des auteurs qui les ont admis. Il en résulte l'avantage d'avoir tous les dictionnaires en un seul, quant aux nomenclatures"(JLF p. 203 sq.).

Passons sur les arguments strictement mercantiles des cinq dernières lignes du paragraphe final; non qu'ils soient négligeables, ils sont au contraire promis dès cet instant à un grand avenir au cours du siècle et constitueront même un des moteurs principaux de l'expansion folle du genre dictionnairique. Mais arrêtons-nous plutôt -- brièvement -- sur le travail en propre des lexicographes : compilation cumulative, à des fins distinctives, moins strictement attachées aux problèmes du sens ou de la synonymie, que soucieuses d'évaluer ce qui relève du mécanisme de la langue -- la néologie -- et des pathologies de l'usage -- le néologisme(39). Soulignons aussi leur ambition de préserver une " pureté " en danger de la langue française, même en la couche la plus superficielle de l'orthographe, et partant de contribuer ainsi à maintenir l'universalité du français reconnue au XVIIIe siècle. De tels desseins affichés laissent percevoir l'état également troublé des consciences des utilisateurs et des normalisateurs. Ceux-ci ont besoin de neutraliser leur trouble au moyen de procédures cathartiques, de nature métalinguistique, exposant avec toute la rigueur de la raison les principes intangibles de précision, de clarté et d'élégance, au nom desquels telle forme est acceptée, telle autre prohibée, et la langue française tautologiquement réputée langue de culture universelle…

On pourrait adjoindre à cet ouvrage quantité de documents similaires. Une recension tardive de la publication de la cinquième édition du Dictionnaire de l'Académie française [1798] offre par exemple en 1800 l'occasion analogue d'un couplet vantant les mérites d'une exhaustivité à ce jour jamais atteinte dans les domaines de l'activité sociale, politique et technique, doublée d'une perfection formelle inégalée(40). L'éloge vise à rassurer l'usager et -- en vantant les mérites du dictionnaire -- procure un agréable sentiment d'insertion dans une tradition niant le grand traumatisme récent et ses prolongements.

Dans le secteur proprement grammatical, comme on pouvait le pressentir de l'observation des dictionnaires, la même période de transition voit la multiplication des traités d'orthographe, auxquels s'ajoutent des manuels de diction, qui -- depuis Restaut -- ont acquis une puissance de discrimination sociale insoupçonnée à l'origine, et qui profitent de cette fonction pour tenter de se donner une méthodologie. Cette dernière se voit d'ailleurs automatiquement légitimée lorsque les objets de l'orthographe et de la prononciation constituent les premiers chapitres d'un ouvrage de grammaire. C'est là que le clivage des deux types se fait évident. D'un côté, on notera par exemple la reprise des classiques grammaires " Douailly " [de Wailly] ou de Demandre, voire du Vosgien Claude François Lysarde de Radonvilliers : innombrables Principes généraux et particuliers, Abrégé des principes de la grammaire française, ou Dictionnaires d'élocution, éventuellement remis au goût du jour à l'aide de tableaux synoptiques(41) permettant d'honorer les principes didactiques de l'idéologie : un bon schéma vaut mieux qu'un long discours…

Une attention toute particulière est portée dans cet esprit au public des enfants, les citoyens de l'avenir, dans l'esprit desquels se fixeront mieux les engrammes de la nouvelle science des idées, avec laquelle les thuriféraires de l'ordre ancien et propagateurs de la tradition de Lhômond sont bien obligés de composer. Grâce à cet engouement propédeutique, de vieux classiques peuvent même retrouver un semblant de jeunesse(42). Ce qui élargit la perspective éducative et ouvre en ce dessein la possibilité d'aller jusqu'à jouer avec la grammaire(43). Certains iraient même jusqu'à donner l'impression que l'on peut ou que l'on veut se jouer de la grammaire, notamment lorsque celle-ci -- comme on l'a vu plus haut -- est destinée à un public féminin. D'autres -- introduisant une confusion recherchée entre croyance, crédibilité et … crédulité ! -- font leur credo de principes épistémiques supérieurs et invoquent sans ciller la rigueur dogmatique des religions, ce qui marque assez en quels termes moraux peuvent alors être perçus les effets de dévoiement de l'usage ou de détournement de la langue(44). Une catéchèse grammaticale -- parfois même versifiée -- réinsère le politique de la langue dans les sillons de la tradition.

Cependant, en ces mêmes instants de transition, et à l'extrême opposé du souci élémentaire, est publié le Projet d'élémens d'Idéologie à l'usage des écoles centrales de la République française, par le citoyen Destutt de Tracy, in-8°, Paris, Didot aîné, dont le Journal de la Littérature Française note : "L'auteur a choisi le mot d'Idéologie pour exprimer la science des idées. La grammaire générale apprend à les exprimer, la logique à les comparer pour en tirer des jugemens qui sont de nouvelles idées, mais ce ne sont que des parties d'une même science que l'auteur appelle idéologique et qui comprend en même-tems la formation, l'expression, la combinaison des idées (...). Cet ouvrage n'est que la première partie d'un ouvrage plus étendu qui sera suivi de la grammaire générale et de la logique" (JLF p. 331).

En parfaite concomitance avec ce programme, les ouvrages de grammaire générale continuent donc à être largement diffusés(45) et témoignent en un autre sens de l'universalité d'une langue française alignant son fonctionnement sur des principes réputés universels, attestés depuis a célèbre Grammaire de Port Royal, dont on ne s'étonnera pas -- en ces premières années du XIXe siècle -- de voir une réédition cumulant un commentaire contemporain et des remarques anciennes(46). On pourrait encore aligner de multiples titres attestant cette subversion des pratiques empiriques et de l'usage par une méthodologie rationnelle imposant un carcan analytique aux faits aléatoires ou erratiques exposés dans les emplois quotidien du vernaculaire. De l'étreinte de cet appareil imposée au corps des discours se détacheront alors -- lettres mortes et chairs amputées de la langue -- les formes subjectives des styles individuels, irréductibles aux principes généraux mis en avant par des grammairiens(47) soucieux à l'inverse d'uniformiser les fonctionnements afin que des discours lissés défilent à l'identique par les avenues des lieux communs, le long des boulevards de clichés, et que chaque sujet du langage soit désormais sensible à l'harmonie paisible de la stéréotypie.

J'en arriverai ainsi par là au dernier type d'ouvrages à prendre en considération, lesquels témoignent du déportement des grammaires vers les faits d'expression esthétiques, sous le coup du glissement affectant les conceptions universalisantes et classiques du style dont Buffon avait donné la définition modèle : "[...] le style est l'homme même"(48). Le fait important à retenir ici -- que dénotent d'ailleurs fort bien les remarques de Saint-Géran sur les " fautes de style ", et le " style […] ridicule " de ses enfants -- reste ici la progressive infusion dans le métalangage d'un discours grammatical obsidionalement préoccupé des valeurs d'une poétique du langage que voudraient encore dicter les critères de l'esthétique néo-classique. Les critiques outrées de la phraséologie classique par les feuilletons, les excès d'une phraséologie soumise au primat de la sensibilité : "Il y a des larmes au fond de ton histoire", comme l'écrit Adolphe, ou "ces époux de la solitude, ces enfans du torrent et du rocher" qu'invoque Maisonterne, ne peuvent qu'être dénoncés dans des ouvrages qui -- derrière l'idéologie ou la normalisation scolaire -- remettent constamment en vigueur l'idée d'un Beau universel, intemporel, et abstrait(49). Comme exemple de cette pétrification de l'esthétique -- on trouvera encore fort avant dans le siècle et sous les plus prestigieuses plumes l'image d'une écriture "gravée au marbre" ! -- on pourrait encore alléguer le Dictionnaire des Métaphores que Varinot publie en 1819, ouvrage qui -- dans les mêmes années que les traités de Fontanier, et les dictionnaires de poétique de Planche ou Carpentier -- dresse la liste des formes d'expression élues et reconnues. A côté de ces témoignages résiduels laissés au fil du temps par une tradition qui s'épuise, apparaissent cependant quelques signes permettant d'entrevoir une transformation des conditions de l'esthétique langagière et littéraire.

Le Manuel du Style en quarante leçons, que Raynaud -- professeur d'écriture, de grammaire et de style -- publiera en 1828, constitue l'un de ces signes augurant une reconfiguration du paysage épistémique. Cet ouvrage tend effectivement à justifier les usages esthétiques de la langue au moyen d'arguments métalinguistiques. Plus exactement, à l'aide d'assertions métalinguistiquement supportées par un discours à ambition théorique, qui emprunte à la grammaire et à la rhétorique l'armature de leur terminologie(50). Raynaud n'arrête d'ailleurs pas son entreprise à cette seule ambition de formaliser le discours esthétique selon des procédures finalement peu éloignées des principes mis en œuvre dans la nouvelle rhétorique de Joseph-Victor Le Clerc(51), laquelle expose pour la première fois au XIXe siècle la réduction d'une rhétorique tropologique ornementale à une rhétorique figurale argumentative. Raynaud reconnaît dans le style un critérium de distinctivité sociale, inscrit -- certes -- dans les formes du langage et la pratique de la langue, mais excédant toutefois de beaucoup les seules limites de la séméiologie verbale(52), et capable de façonner la doxa sociale. Son apport ne se limite cependant pas à cette seule considération. Reprenant le lieu commun d'expérience immortalisé par les philosophes si peu poètes du XVIIIe siècle(53), selon lequel la reproduction d'une forme étrangère ne conduit jamais à l'expression authentique de la pensée de l'individu, Raynaud en vient ainsi à condamner la notion même de " modèle "(54) indéfiniment reproductible. Il est vrai que l'histoire récente de la France et de sa langue lui fournit ici les justifications nécessaires : "Notre vocabulaire a pris une extension immense dès le commencement de ce siècle, ou plutôt dès les commencemens de notre révolution. Le français s'est enrichi d'une multitude d'expressions qui font de la langue des Chateaubriand, des Casimir Delavigne, des Guizot, des Barante, une langue plus variée et bien plus abondante que la langue des Racine et des Boileau. Deux causes ont concouru à ce subit enrichissement: 1° l'établissement du régime parlementaire, si propre à nationaliser les termes autrefois relégués dans la tribune anglaise, et à populariser ceux de notre barreau; 2° le triomphe de la prose poétique entre les mains de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateaubriand. Combien de mots autrefois ignorés ou délaissés dans les catégories de Linnée, dans les glossaires des linguistes, dans les lexiques des sçavans, ont pris place dans la littérature, et même se sont introduits avec des lettres de naturalisation dans la conversation des gens du monde? L'Etude de la langue grecque, reprise avec ardeur dans ces derniers temps, n'a pas peu contribué à cet accroissement du dictionnaire; tel mot heureux qui autrefois n'aurait pas fait fortune, recueilli aujourd'hui par des gens familiarisés avec les racines grecques et qui sentent toute l'étendue de ces expressions si pleines de signification, prospère et s'introduit dans le langage ordinaire. Il n'est pas de mince inventeur d'huiles et de pommades, qui ne puise dans le lexique une dénomination scientifique pour sa découverte. La politique a semé dans le français une quantité de mots que la publicité de la tribune a répandus et recommandés dans tous les rangs de l'ordre social; chaque jour, il s'en crée de nouveaux; chaque jour de nouvelles circonstances, de nouvelles idées font éclore des dénominations, des désignations accueillies avec empressement par le besoin public" [p.58-59]

L'extension du lexique constitue bien pour Raynaud un signe parmi d'autres de cette transformation des convenances langagières. Elle emporte en outre avec elle le défi esthétique que doivent relever les écrivains(55). Mais ces considérations " modernistes " n'empêchent pas le docte professeur de revenir in extremis aux recettes avérées pour conseiller l'impatient sujet du langage qui voudrait s'affranchir trop vite et trop tôt des règles de la raison, lesquelles -- par une heureuse coïncidence -- se trouvent être également celles de la tradition(56). Et l'on retrouve là un mouvement plus ou moins volontaire et conscient d'involution déjà entrevu précédemment dans les autres secteurs de la réflexion sur le langage. Serait-ce trop hasarder que de discerner en ce mouvement les premiers présages de ce que le XXe siècle nommera l'ère du soupçon ? Défiance généralisée à l'endroit d'un langage dont l'épaisseur opacifie le pouvoir médiatique, et qui se révèle plus instrument d'information, et parfois de déformation, qu'à proprement parler de communication.

En cette transition du XVIIIe au XIXe siècle, la théorie de l'expression en soi, au même titre que les pratiques effectives, vacille donc sous les effets des bouleversements socio-culturels. Des principes de diction, tardifs surgeons de Restaut, réaffirment par exemple -- comme l'a jadis montré J. Stéfanini(57) -- l'impératif explicatif, et attestent de cette trémulation métalinguistique qui procède alors de la superposition de différentes épistémologies de la grammaire. Dans le cas de Dubroca(58), par exemple, un condillacisme de circonstance avéré se voit hors de toute raison détourné de son but par une fidélité inaliénable à la vulgate " élémentaire " du XVIIIe siècle. Une sorte d'enroulement spiralé de la réflexion esthétique sur le thyrse de la tradition grammaticale caractérise ainsi l'avènement d'une nouvelle conception du style à laquelle, en retour, les grammairiens français de la majeure partie du XIXe siècle seront amenés à rendre les armes. Mais ceci est une autre histoire.

Dans le secteur des activités métalinguistiques, les effets de la trémulation, sous laquelle j'envisage globalement la prolifération et l'exaspération de la fonction de glose, me semblent donc moins relever du minimum simple, du pli, ou de la fronce, voire de la queue d'aronde, formes descriptives des mouvements internes et externes du système de la langue, que de singularités de transition entre événements plus délicates à préciser du fait de leur caractère involutif. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, le développement de la pratique métalangagière aboutit effectivement au double fait que les réfractions de l'usage sur la conscience théorique des descripteurs, et que les réflexions de la société aux miroirs de ses langages, se conjoignent en une involution introspective dont différents acteurs vont tirer de contradictoires profits. Les grammairiens, lexicographes et philologues antérieurs à la seconde Restauration, tout d'abord, qui -- métaphysiciens ou descripteurs -- prennent prétexte de ce mouvement pour édifier des systèmes de contrainte de plus en plus socialement efficaces. C'est ainsi que s'annonce fièrement en 1807 la première édition de la Grammaire de Lemare(59), pour laquelle la description commentée contemporaine du Journal de la Librairie Française ne manque pas d'être éclairante : " On trouve entr'autres dans cet ouvrage la 7e édition du Panorama français qui donne les racines et les finales de nos 4800 verbes, et les ramène tous à l'unité de conjugaison; 2) la seconde édition d'un traité d'après lequel on peut, en quelques heures, dire le genre de tous les substantifs, sans recourir au dictionnaire; 3) plus de 3000 participes donnés en thèmes avec deux règles qui aplanissent toutes les difficultés; 4) la liste alphabétique de nos 613 noms-composés, comme des chefs-d'oeuvres, un gobe-mouche, et la manière de les écrire tant au pluriel qu'au singulier; 5) la liste alphabétique de tous les verbes-adjectifs suivis de à; une liste semblable de ceux qui sont suivis de; 6) plus de 400 phrases où les tems de l'indicatif et ceux du subjonctif sont mis en opposition; 7) un tableau des ellipses de plus de 300 phrases analysées, ce qui jette un grand jour sur tout le mécanisme du discours; 8) plus de 1000 étymologies les plus importantes et les plus curieuses, notamment celles de tous nos mots invariables dits Prépositions, Adverbes, Conjonctions; 9) plus de 1200 phrases écrites selon un alphabet phonométrique, par la lecture desquelles les étrangers même acquièrent promptement l'usage de la bonne prononciation; 10) un traité de prosodie où les 844 règles de l'abbé d'Olivet (avec diverses additions) sont réduites in-12; 11) un traité de construction directe, qui montre la filiation des idées et sert à faire juger les inversions dans toutes les langues, et un traité très étendu de construction usuelle; 12) un traité de la versification, le premier qui donne une théorie sûre et complète de la rime; 13) la ponctuation fondée sur la nature même des choses, expliquée dans près de 200 phrases; cinq Fables de La Fontaine, ponctuées avec les nombreuses variantes des six éditions; 14) la correction des épreuves d'impression et un tableau des caractères typographiques, avec leurs exemples; 15) un traité des Tropes avec une nouvelle nomenclature qui en simplifie considérablement l'étude on y présente en tableaux les faits analysés par Dumarsais et beaucoup d'autres non-moins intéressans); 16) 530 notes où sont relevées diverses erreurs accréditées: par exemple, où l'Académie est réfutée 39 fois; 17) plus de 800 exemples (cités et critiqués) extraits de Corneille, Racine Bossuet, Boileau, La Fontaine, Madame de Sévigné, Voltaire, etc.; 18) une table alphabétique non seulement des matières mais encore des auteurs. " (JLF p. 128)

Le détail maniaquement quantifié des particularités de l'ouvrage, le sérieux et la certitude avec lesquels s'énoncent les supposés avantages de l'ouvrage de Lemare, la quasi exhaustivité des secteurs de la langue et de la littérature couverts par ce cours théorique et pratique, sont autant d'indices de l'enfermement progressif de la langue dans un carcan normatif voulu -- contre toute justesse d'observation -- par les grammairiens du début du XIXe siècle. Mais non sans raison, et même sans l'auxiliaire de la Raison. Cet asservissement s'avère toutefois moins innovant et efficace dans les faits qu'il n'y paraît : les terminaisons graphiques des pluriels des formes nasalisées trahissent en effet l'emprise du modèle archaïque du XVIIIe siècle néo-classique ! Tout comme la mise en évidence d'un " traité de construction directe " ramène directement aux exercices scolastiques du siècle précédent. La matière des fables de La Fontaine, par ailleurs, comme terrain d'application de la méthode grammaticale -- dénotant peut-être un goût plus classiquement sûr que celui qui conduit à citer toujours les bergeries idylliques de Mme Deshoulières -- n'a rien qui doive surprendre, pas plus que les exemples extraits de Corneille, Racine, Bossuet, Voltaire et consorts. Ce ne sont pas au reste les critiques portées à l'encontre de quelques-unes des expressions de ces derniers qui peuvent faire pencher la balance en faveur d'un sens avéré de l'innovation théorique, de la justesse idéologique et de la finesse rhétorique. Domergue, et les remarqueurs de tous poils, avaient déjà procédé dans les décennies précédentes à semblables constitutions de tribunaux langagiers. Quant aux " erreurs accréditées " supposément redressées par le sens droit et la raison de Lemare, il suffit de renvoyer le lecteur aux explications données sur le " singulier débat entre Wailly et Roussel de Bréville " au sujet de la coordination négative des personnes toniques en fonction de sujet pour être éclairé sur le fondement des arguties du grammairien(60), et découvrir les limites aporétiques dictées par la logique à l'énonciation de la subjectivité. Ce qui ne peut être que fâcheux en une période où le moi individuel, exalté par les conditions de la circonstance historique, réclame la reconnaissance de ses droits…

Les rhétoriciens, poéticiens, amateurs de style, découvrent ainsi ou enfouissent dans la circularité -- selon les circonstances -- des raisonnements grammaticaux aptes à justifier certaines pratiques individuelles de la langue, jugées esthétiques soit sur la base d'un conformisme révérentiel à l'endroit des modèles culturels, soit sur celle d'un indistinct sentiment épilinguistique. Les usagers ordinaires de la langue eux-mêmes, enfin, rebutés par cette introspection paralysante déployant au-dessus de chacun le spectre de la faute, ne cesseront dès lors de tenter de s'affranchir de la tutelle des règles intériorisées, et chercheront à construire dans leurs usages une langue définissant pragmatiquement les conditions de sa vitalité et de son développement dans les pratiques spontanées les plus diverses d'un oral s'émancipant chaque jour un peu plus des contraintes de l'écrit. Que le XIXe siècle ait été à bien des égard le siècle des orateurs, comme Timon d'Athènes, alias Louis de Cormenin, en décrivit les plus célèbres exemples(61), ne doit pas masquer le fait que la parole orale, dès les années de l'éloquence révolutionnaire, ne cessa de s'y affranchir des modèles de l'écriture, et que -- contre toute attente -- l'ordre de la raison ne cessa d'y être en butte aux dérangements et aux désordres d'une langue soucieuse de coller dès lors à l'ordre phénoménologique du monde. Une langue libérée du devoir de plaire et du fardeau des convenances. Une langue capable d'improviser, c'est-à-dire une langue faillible et capable de ne pas maîtriser au préalable le contenu de la pensée qu'elle constitue en discours : " L'Improvisateur ne sait pas tout ce qu'il va dire, et jamais comment il va le dire. Il est confiant, il quitte le bord, il va marcher sur les flots, il y déploie sa voile de pourpre, et les bras des auditeurs l'y portent, et tous les cœurs palpitent pour lui sur le rivage. Mais je n'en dirai pas autant de ces faux orateurs de tribune, de ces discoureurs par écrit qui manquent à la fois de spontanéité, de mémoire, de poumons et d'entrailles; qui, ne pouvant émouvoir leurs auditeurs, cherchent du moins à leur plaire, et qui, pour renchérir sur les discours parlés et les tenir à distance respectueuse, veulent être parés, plus que parés, enluminés, fardés, attifés, coquets, toujours en toilette et le rubis au doigt. On veut faire briller aux yeux des spectateurs les scintillations de l'antithèse. On s'enfle de gaz, on se surcharge de peintures, et l'on craindrait de laisser paraître la simplicité des pensées et les grâces naturelles de l'allocution. On s'étudie pour que chaque désinence soit un trait, et chaque réflexion un axiome. Je reste froid et muet devant ces bouquets de feux d'artifice qui lancent des milliers de fusées et de gerbes étincelantes, à faire pâlir les étoiles du ciel, et qui vont ensuite se perdre et s'évanouir dans la profondeur de la nuit "(62)

Si la langue française évolue entre le XVIIIe et le XIXe siècle, c'est bien autant dans ses formes intrinsèques que dans ses manifestations discursives. Les premières laissent apparaître les transformations rapides de la morphologie et du lexique sur un fond syntaxique plus stable ; les secondes donnent à voir une diversité de lieux et de tons, de tours et d'allures, ; à percevoir des effets de styles et de manières, de niveaux de langue jusqu'alors interdits de séjour dans les paradigmes académiques, soucieux de réguler les pratiques, et qui répartissaient la matière du langage en strictes séries fermées, particulièrement propices au traitement répétitif des lieux communs d'une pensée fixée antérieurement à son énonciation.

En ce sens, il serait donc ni injuste, ni faux, de caractériser la transition en France du XVIIIe au XIXe siècle comme la période de l'histoire favorisant la conversion d'un prêt à parler individuel, qui est du déjà pensé collectif, à la manière de Buffon, en un prêt à penser collectif(63), qui n'est au fond que du déjà dit ou écrit… par certains, ce qui constituera l'objet constant des vitupérantes dénonciations formulées -- de Louis-Sébastien Mercier jusqu'à Flaubert -- par les promoteurs de la nouvelle langue française

[Suite] – [Table]

Notes

39 On se rappellera certainement à ce sujet les observations faites à l'Hermite de la Chaussée d'Antin, le 30 octobre 1811, par un homme de lettres du Marais : " Le néologisme est passé de mode, et l'on paraît assez généralement décidé à s'en tenir à la langue de Racine, de Voltaire et de Buffon, jusqu'à ce qu'il soit bien prouvé que l'adoption de mots nouveaux est commandée par le besoin de rendre des idées nouvelles. Comme ce besoin-là ne se fait pas encore sentir, nous nous permettons de signaler quelques locutions très-peu académiques, sans égard pour les cercles brillans où elles ont pris naissance. On avait autrefois du penchant pour quelqu'un, pour quelque chose ; maintenant on a de l'attrait : il ne vient plus dans l'esprit de telle ou telle femme aimable qu'elle verra, dans la journée, la personne qui l'intéresse ; mais cette pensée lui tombe dans le cœur ; et, en critiquant cette expression, on est forcé de convenir qu'elle ne manque ni de grâce ni de justesse. Si l'on veut absolument faire quelques emprunts à la langue anglaise, si riche des larcins qu'elle a faits à la nôtre, on peut essayer d'y naturaliser les mots confortable, inoffensif, insignifiant, et quelques autres qui n'ont point d'équivalent en français, mais rions de l'affectation ridicule de ceux qui déclinent une visite quand ils peuvent l'éluder, qui sont désappointés au lieu d'être trompés dans leur attente, qui se plaignent d'avoir les esprits bas quand ils sont tristes ou maussades, et qui croient, en parlant mal français, nous donner la preuve qu'ils parlent anglais à merveille ", Jouÿ, L'Hermite de la Chaussée d'Antin ou Observations sur le mœurs et les usages français au commencement du XIXe siècle, 6e édition, tome premier, Paris, Pillet, Imprimeur-Libraire, 1826, pp. 154-155.

40 Le Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la Langue française et des Langues en général notera à son sujet : "Ce dictionnaire contient les mots et les locutions adoptés depuis la dernière édition de 1762; l'explication des termes et des expressions synonymiques, les termes des sciences, des arts et métiers, et particulièrement ceux de la nouvelle nomenclature chymique. On peut dire qu'il est le plus exact et le plus complet qui ait paru jusqu'au présent, et le seul qui contienne la nouvelle langue politique, administrative, militaire et scientifique. En un mot, c'est le dictionnaire de l'Académie française avec des corrections et des augmentations, faites, non par l'Académie elle-même, mais par tous les bons auteurs qui ont écrit depuis la dernière édition, par les auteurs du dictionnaire encyclopédique, par des membres distingués de l'Académie des sciences, et celle des inscriptions et belles-lettres; enfin par tous les hommes de génie qui, de nos jours, ont perfectionné et completté (sic) la nomenclature des sciences, des arts et des métiers" (JLF p. 218).

41 A titre d'exemples, citons : Nouvelle méthode analytique pour étudier la langue française, suivant les principes des meilleurs grammairiens français, par le citoyen G***, in-8° de près de 200 p., Paris, Delarue éd. Dont il est écrit : L'auteur de cette grammaire l'a enrichie de tableaux des conjugaisons des verbes réguliers et irréguliers, selon la méthode du citoyen Guéroult ; et il a ajouté un tableau alphabétique des verbes irréguliers pour chacun desquels on a indiqué, autant qu'il a été possible, un modèle de conjugaison dans les divers tableaux des verbes irréguliers " (JLF p. 46) ; ou les Tableaux analytiques et raisonnés de Principes de la grammaire française, par Félix Galles de Châteauneuf, in-4° de 72 p., Genève, chez l'auteur. Pour lesquels le commentaire est : " L'auteur a réduit en tableaux analytiques les principes de la grammaire. Ces tableaux sont distribués en quatre colonnes, qui contiennent les divisions, sous-divisions, définitions et exemples, de manière que par cette théorie neuve, on peut apprendre seul et en vingt leçons les principes généraux de la langue. L'ouvrage a été soumis à l'examen de trois célèbres professeurs, qui l'ont approuvé " (JLF p. 233).

42 Nouvelle grammaire raisonnée à l'usage de la jeunesse, par Ch. Panckouke, 4e éd. revue, corrigée et augmentée d'après les notes que l'auteur avait préparées avant sa mort, in-8, Paris, Vve Panckouke éd. Dont le commentaire est : "Quelques chapitres, qui traitent des synonymes, de la versification française, de la prosodie, sont du citoyen Guinguené; d'autres sur la manière de lire les vers du citoyen François de Neufchâteau, sur la manière de lire les fables du citoyen Aubert, et des remarques du citoyen Sicard sur les gallicismes, complettent (sic) l'ouvrage" (JLF p. 341).

43 Jeu analytique grammatical, in-8°, Paris, Picart et Laurent aîné éd. Salué par cette appréciation : "Avec cet ouvrage on peut apprendre la langue française et l'orthographe par principes raisonnés, en moins de trois mois; il peut donc servir aux personnes de tous âges qui ne peuvent pas employer beaucoup de tems à l'étude; il convient aussi aux enfans, même les plus jeunes; il est divisé par leçons, avec la demande de l'instituteur et la réponse de l'élève. Il contient l'explication de chaque lettre de l'alphabet et des notes en particulier; une infinité de phrases analysées tant naturelles que fausses, la concordance des tems des verbes, et la décomposition du participe-passé, comme on ne l'a pas encore trouvée" (JLF p. 124)

44 Ainsi le Catéchisme de morale et abrégé des grammaires française et latine, rédigés (sic) pour l'instruction de ses élèves par le citoyen Chaptimel, in-8°, 86 p., Paris, Lefort. Ou encore le Catéchisme de la grammaire française, par L. Ch. Piat, in-8° , 134 p., Paris, Ouvrier. Un jeu hétérodoxe sur la graphie peut même laisser affleurer la cause derrière les conséquences : La Saintaxe française (sic) apprise en huit leçons par le citoyen Prévost Saint-Louis, seconde édition révisée de La grammaire raisonnée de la syntaxe des mots et de la construction des phrases, in-12, Paris, Bidault éd.

45 Discours sur la grammaire générale, par S. M. N. Deguerle, prononcé à la distribution des prix du Prytanée de St-Cyr, in-4° °, Paris, chez l'auteur. Ou la Nouvelle méthode analytique d'étudier la langue française suivant les principes de Dumarsais et autres grammairiens célèbres, par le citoyen G***, nouvelle édition augmentée, gr. in-8° de 180 p., Paris, Delaume éd. Voire la Grammaire générale approuvée par l'lnstitut National, comme ouvrage élémentaire, utile dans l'instruction publique, par le citoyen Cros, seconde édition, revue, corrigée et augmentée, in-12, 138 p. Paris, Maréchal éd., dont il est affirmé : "L'Institut a déclaré "que cet ouvrage laisse bien loin derrière lui les mille et une grammaire où, de nos jours, l'ignorance avare et présomptueuse a compilé les anciennes erreurs". Il est divisé en trois chapitres qui ont pour objet: l) les idées; 2) les facultés de l'esprit; 3) les signes de la pensée. L'auteur parait s'être principalement attaché à suivre la méthode de Condillac, et il traite son objet avec une clarté et une précision qu'on trouve rarement ailleurs" (JLF p. 86).

46 Grammaire générale et Raisonnée de Port Royal, par Arnaud et Lancelot, précédée d'un Essai sur l'origine et les progrès de la langue française, par M. Petitot, et suivie du Commentaire de M. Duclos, auquel on a ajouté des notes; in-8, Paris, Perlet éd. La valeur ajoutée à l'ouvrage est explicite : "Ce qui en augmente considérablement le mérite, c'est l'Essai de M. Petitot, qui forme la moitié de ce volume" (JLF p. 289)

47 On pourrait s'arrêter ici sur la Grammaire Philosophique ou la Métaphysique, la Logique, la Grammaire, réunies en un seul corps de doctrine, par Dieudonné Thiébault, professeur aux Ecoles Centrales de Paris; 2 vol. in 8, Paris, Courcier éd. Ou sur la Grammaire raisonnée ou cours théorique et pratique de la langue française, à l'usage des personnes qui veulent apprendre et mettre en pratique non seulement les règles avancées depuis long-tems par les plus habiles grammairiens, mais encore des règles tout-à-fait (sic) neuves ou peu connues, par J. E. Boinvilliers, in-8, Paris, Hocquart, Deseuvre éd. Soit encore la Grammaire française d'après les Principes de Condillac, Dumarsais, Duclos, d'Olivet, etc. renfermant outre un développement étendu sur chaque partie du discours, les principes de l'analyse et l'explication des différentes propositions, ainsi qu'un abrégé des règles de la poésie, par Delpierre du Tremblay; in-12. Paris, Deseuvre éd. Tous textes qui rendent compte du paradoxe selon lequel il n'y aurait de meilleure grammaire que celle qui placerait la règle logique avant la mise en œuvre pratique, et qui retournent l'ordre naturel selon lequel la grammaire est seconde par rapport aux langues, et n'émerge que peu à peu dans la conscience des locuteurs, selon un processus de grammatisation que les pédagogues et didacticiens transformeront plus ou moins justement en processus de grammaticalisation.

48 Après Danièle Bouverot, " Et si nous relisions Buffon : " Le style est l'homme même ", in Mélanges de Langue et de Littérature française offerts à Pierre Larthomas, Paris, Collection de l'É.NS. J. F., n° 26, 1985, pp. 61-66, j'ai pu étudier naguère les conditions et les conséquences de ce détournement. Notamment la réappropriation psychologisante de l'objet au nom de cette subjectivité redécouverte à l'époque " romantique ", oscillant entre les pathologies de l'artiste excentrique, du poëte rêveur et du savant solitaire, pour laquelle le terme même d'" individualité " sera forgé comme néologisme d'époque. Voir, J.-Ph. Saint-Gérand, " Langue, poétique, philologie au XIXe siècle. Du Style à la Stylistique : une origine problématique ", Actes du colloque Langues du XIXe siècle, XIXth Century French Studies, Toronto, Octobre 1996, publiés par G. Falconer, Toronto, 1998, pp. 5-24. L'analyse du même énoncé par Harald Weinrich, " Le style c'est l'homme c'est le diable ", in M. van Buuren (éd.), Actualité de la stylistique, Coll. Faux Titre, n° 125, Rodopi, Amsterdam - Atlanta, 1997, pp. 5-18, n'aborde que latéralement le problème de l'historicité de la notion de " style ".

49 Ainsi de l'ouvrage suivant, qui, à l'instar de la grammaire de Lhômond, ancre son objet, sa méthode, et ses considérations dans la tradition d'ancien régime : Traité du style, par D. Thiébault, nouvelle édition, revue, corrigée et largement augmentée par l'auteur, 2 volumes, grand in-8°, Paris, Lavillette et compagnie éd. Le commentaire d'époque stipule : "Cet ouvrage avait paru en 1774, sous le titre d'Essai sur le Style. Et cette première édition a été très peu connue en France. L'auteur a cru bon de le reproposer à l'attention du public en l'aménageant. L'ouvrage, divisé en quatre parties, traite : 1) de la nature du style en général et du bon style en particulier; 2) des qualités qu'exige le talent de bien écrire et des connaissances que ce talent suppose; 3) des espèces de style, bon ou mauvais, qu'il importe le plus de connaître; 4) des avantages du bon style. Enfin l'auteur a ajouté trois traités supplémentaires dont le premier est relatif aux expressions; le second aux tours ou figures de pensées, et le troisième à l'importance des agrémens attachés au bon style. L'ouvrage est principalement destiné aux élèves déjà avancés, mais dont les études ne sont pas terminées" (JLF p. 342)

50 "L'emplacement des mots dans la phrase et l'espèce de construction qui les lie entr'eux, caractérisent ce qu'on appelle tours en fait de diction. Le talent de l'écrivain consiste à varier ses tours, soit en prose, soit en vers; un style haché est rebutant, à moins que la passion ne nécessite ces coupures rapprochées, comme un écrivain qui ne procède que par d'interminables périodes, ôte la respiration au lecteur. Il faut donc savoir mélanger les phrase simples et composées, incomplexes et complexes, principales et incidentes, en varier les tours, se servir avec adresse de toutes les ressources que présentent à l'esprit la syllepse, l'hypallage, l'inversion, l'hyperbole, la parenthèse, l'ellipse, la périphrase, etc.; c'est d'un sage emploi de tout cela que résulte l'harmonie" [p.65]. Voire encore : "Ce sont les inversions qui, plus que tous les autres secrets de l'art, donnent la vie, de l'âme et du nerf au discours; elles plaisent à l'esprit par la variété dont elles sont une source inépuisable, impriment un caractère de force aux idées, en fixant d'abord l'attention sur l'objet le plus intéressant, et rendent le style piquant par la singularité inattendue de la marche; mais, plus ces avantages sont grands, plus on doit avoir soin de ne se permettre aucune inversion qui ne soit utile et convenable" [p.68], Manuel du Style en quarante leçons, à l'usage des Maisons d'Éducation et des Gens du Monde, par Raynaud, Professeur d'Écriture et de Style, Paris 1828, chez l'Auteur, B.N X 210239.

51 Joseph-Victor Le Clerc, Nouvelle rhétorique extraite des meilleurs écrivains anciens et modernes, suivie d'observations sur les matières de composition dans les classe de rhétorique et d'une série de questions à l'usage de ceux qui se préparent aux examens dans les collèges Royaux et à la Faculté des Lettres, Paris, Delalain, 1823.

52 "Puisque notre existence dépend de notre manière de nous montrer, puisque dans ce monde comme dans le rouage d'une mécanique, nous n'avons de valeur que par rapport aux autres, quel soin ne devons-nous pas apporter aux manifestations de la pensée! Quelle étude ne devons-nous pas faire du style, puisque nous ne serons jugés que sur ce que nous dirons, et que l'opinion publique d'ordinaire s'appuie moins sur les faits que sur les paroles, surtout dans les villes populeuses où l'on n'a pas toujours dans la tête la biographie des gens que l'on voit", Loc. cit., p.8. Ou, plus avant dans le développement : "Dans le monde, pour juger des talens et du mérite d'un homme, on ne va point dans le secret de son cabinet épier et calculer ses réflexions solides et ses connaissances profondes; on n'attend pas même les grandes épreuves, parce qu'il est rare de mettre les hommes à ce qu'on appelle épreuves décisives; mais on les juge par analogie : leur talent pour les choses ordinaires semble prouver leur aptitude pour des choses plus difficiles; or, comme celui de tous les talens qui frappe, qui séduit le plus dans la société, est le talent du bon style, c'est surtout par là que l'on présume de la capacité d'un homme", Ibid. p.330.

53 "D'Alembert a dit que la poésie, étant un art d'imagination, il n'y a plus de poésie dès qu'on se borne à répéter l'imagination des autres; et qu'alors l'original est quelque chose, mais que les copies ne sont rien. Étendons cette pensée, et disons que le style étant un talent, il n'y a plus de style dès qu'on se borne à reproduire le talent d'autrui", Loc. cit. p.13.

54 "Il est une vérité bien triste à publier, mais qui n'en est pas moins prouvée, c'est que les modèles tuent la littérature: aussi ne voit-on des chefs d'oeuvre éclore que dans le commencement des époques illustrées par les Lettres; une fois que les modèles sont entre les mains de tout le monde, chacun est son auteur; l'imitation forme une foule de poètes subalternes; mais le temps des chefs d'oeuvre est passé", Loc. cit. p.176.

55 "Par cela même que les langues sont intimement liées au caractère des peuples auxquels elles appartiennent, il est encore évident que rien ne peut les sauver de l'instabilité naturelle des chose humaines; elles varient nécessairement tant qu'elles sont usuelles; elles s'assouplissent aux moeurs, aux goûts et au ton de chaque siècle. D'ailleurs, l'emploi même qu'on en fait les use; le mot figuré le plus brillant devient familier, terne et trivial; le terme propre devient commun et insignifiant; le tour le plus animé devient froid; l'épithète forte devient vague et parasite; l'élégance perd sa fleuret le style tout son éclat. Le temps, en un mot, ôterait aux langues leurs couleurs, leur énergie et leurs agrémens, si le génie des écrivains ne savait leur prêter de nouvelles grâces et rétablir l'équilibre des expressions usées par de nouvelles expressions sonores, nécessaires et significatives", Loc. cit. p.118-119.

56 "Mais si les poétiques sont pleines de dispositions réglementaires dont l'observation ne produit aucune beauté, dont l'accomplissement ne donne que la froide et stérile satisfaction de la difficulté vaincue, il est des règles naturelles qui sont dans le fond des choses; il est des règles qu'il faut suivre parce qu'elles sont dans la nature, et dont le fol affranchissement jetterait dans des extravagances, des bizarreries. Ainsi, par exemple, en vain l'on voudrait briser les plans que présente la rhétorique aux orateurs; il faut que l'exorde prépare l'attention de l'auditoire pour le sujet que l'on va traiter. Bien fou serait l'effréné romantique qui commencerait un plaidoyer par une péroraison, et diviserait son discours après l'avoir fini", Loc. cit., p.428-429.

57 J. Stéfanini, " Un manuel de diction en l'an XI ", in Histoire de la grammaire, textes réunis par Véronique Xatard, Préface de Sylvain Auroux, CNRS Éditions, 1994, pp. 225-235, texte initialement publié dans les Mélanges de Langue et de littérature française offerts en 1985 à Pierre Larthomas.

58 Principes raisonnés sur l'art de lire à haute voix, suivis de leur application particulière à la lecture des ouvrages d'éloquence, et de Poésie, ouvrage utile à tous ceux qui se destinent à parler en public, par L. Dubroca; in-8° Paris, Delaunay et Johanneau éd., et chez l'auteur, rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré, n°2. Pour lesquels le commentaire d'époque est : "L'objet de toute lecture quelconque est de transmettre à un auditeur ou à plusieurs, des idées sur lesquelles ils ne sont pas le plus souvent préparés; des faits qui leur sont étrangers, ou des sentiments qui n'existent pas dans leur coeur et auxquels, cependant, on veut leur faire prendre part. Tantôt, c'est le récit d'un événement qu'il s'agit de leur communiquer pour les intéresser à la destinée de tel ou tel héros, de tel ou tel peuple; tantôt, ce sont des affections qu'il faut réveiller dans leur âme; tantôt, c'est leur raison qu'il s'agit d'éclairer ou de convaincre; tantôt enfin, c'est un objet d'amusement, de plaisir ou de distraction que l'on veut leur proposer. Il n'est pas une lecture qui puisse échapper à ces diverses suppositions : l'homme qui lit et qui oublie qu'il a un de ces objets à remplir, est une machine à sons et à mots, plus digne de figurer à côté d'un automate qu'au milieu d'êtres intelligens.". Il conviendrait d'ajouter à ce dernier témoignage les analyses précieuses du regretté Jean-Pierre Séris, Langages et machines à l'âge classique, Hachette Supérieur, 1995.

59 Pierre-Alexandre Lemare, membre de plusieurs sociétés littéraires, inventeur des éditions prototypes par brevet, directeur de l'Athénée de la jeunesse, Cours théorique et pratique de la langue française, ou l'on fait marcher ensemble, mais sur des lignes bien distinctes, trois sortes de grammaire, celle des faits, celle des règles, et celle des causes, qu'on pourrait aussi nommer grammaire générale; où l'on a approfondi, analysé et classé, lié par une chaîne indivisible, non seulement tous les points de doctrine contenus dans Vaugelas, Th. Corneille, d'Olivet, Beauzée, Condillac, Restaut, Wailly et autres grammairiens depuis Régnier-Desmarais jusqu'à ce jour, mais où l'on trouve encore un grand nombre de nouveaux articles. Ouvrage utile à l'âge tendre, qui ne faisant rien que par imitation, s'instruit non par des abstractions, règles ou abrégés, mais par des exemples; et aux personnes formées, qui veulent remonter des effets aux causes, et approfondir les principes du langage, 2 volumes in-4° ° réunis en un, Paris.

60La politesse française, dit M. Wailly [sic], veut que celui qui parle se nomme le dernier ; dites donc ni personne ni moi. Mais que peut signifier moi après personne ? Quelle gradation ! ni personne ni moi ! si personne veut dire pas un homme quelconque, quand je dis personne, est-ce que je ne me trouve pas exclu comme tout autre ? Si donc, après personne, on veut que j'ajoute ni moi, et que ce soit là pour me faire parler en homme poli, n'est-ce pas vouloir que, par politesse, je me retranche du nombre de mes semblable ? ", Loc. cit. tome 2, § 1326, p. 36.

61 Le Livre des Orateurs, Paris, Pagnerre, 1836.

62 Loc. cit., 11e édition,, Paris, Pagnerre, 1842, p. 16-17.

63 Il serait bon à cet égard de se rappeler ce que le Saint-Géran de Cadet-Gassicourt disait en 1807 du " feuilleton ", et de le rapprocher de ce qu'un bourgeois du Marais écrit à l'Hermite de la Chaussée d'Antin, le 30 septembre 1811 : " J'ai l'esprit paresseux, et ce qui me charme le plus dans la lecture des journaux, c'est le feuilleton, où l'on trouve des jugemens tout faits sur toutes les matières. Je ne sais comment faisaient les Grecs et les Romains , qui n'avaient point de feuilletons. La civilisation étaient [sic] alors bien peu avancée […] Je me persuade que l'antiquité n'a été réellement bien jugée que depuis que le monde a des feuilletons. Les bourgeois de Paris sont bien plus heureux que ceux d'Athènes ; ils trouvent partout des gens qui se donnent la peine de penser pour eux. Pour moi, j'éprouve des momens de délices, quand je songe que s'il paraît une pièce nouvelle, s'il s'élève un monument, s'il arrive sur notre horizon une comète, vingt journalistes sont chargés de m'en rendre compte. Lorsqu'un livre ou une brochure vient de paraître, ils se chargent de les lire pour moi, et de m'avertir de ce que je dois en croire. […] Je trouve les journaux si commodes, que je ne fais presque plus d'autre lecture. Marmontel disait qu'on trouvait de tout dans les livres ; on peut en dire autant des journaux ; j'y trouve tout ce que je veux savoir ; je vois tout par les yeux des journalistes ; c'est d'après eux que je pense ; c'est d'après eux que je forme mes opinions ; je me garde bien de parler d'une chose avant que les journaux en aient parlé ; il m'est arrivé une fois ou deux de blâmer ou d'approuver un ouvrage d'après moi-même, et le lendemain, en lisant le journal, j'étais tout honteux d'avoir hasardé un avis qui n'était pas celui du feuilleton. Maintenant, quand je vais voir un monument nouveau, je reviens lire mon journal pour savoir si je dois l'admirer ; quand j'ai entendu Talma, j'attends que le feuilleton me dise qu'il a bien joué. […] Il me reste cependant un grand embarras : il est beaucoup de choses dont les journaux ne parlent point, et je me trouve quelquefois dans une incertitude qui devient pour moi un supplice ", Jouÿ, L'Hermite de la Chaussée d'Antin ou Observations sur le mœurs et les usages français au commencement du XIXe siècle, 6e édition, tome premier, Paris, Pillet, Imprimeur-Libraire, 1826, pp. 63-65.