Les considérations précédentes avaient deux finalités : émettre des réflexions générales sur la méthode, et présenter des remarques particulières sur le traitement d'un seuil de transition particulièrement important dans l'histoire de la langue française. La difficulté était d'articuler ces deux plans de la réflexion afin de produire un dispositif descriptif et explicatif plausible. Je ne prétendrais certes pas avoir réussi à organiser harmonieusement cette articulation. Une fois encore, la masse des documents à exploiter -- même sans prétention à l'exhaustivité -- constitue le défi et l'obstacle majeurs pour qui se place dans le courant du passage du XVIIIe au XIXe siècle. Il est toutefois possible -- me semble-t-il -- de retenir de ces observations un double enseignement, si modeste soit-il au regard des éléments de discussion précédemment exposés.
Dans l'ordre de la méthode, tout d'abord, il s'avère définitivement impossible de retracer l'histoire d'une langue en ne considérant que l'hypothétique succession linéaire des instants composant une durée. Il convient pour cela de considérer chaque portion de temps nécessaire au déploiement des structures de la langue comme un espace spécifique à l'intérieur duquel -- selon la forme des micro-systèmes phonétique; morphologique, syntaxique, lexicologique, sémantique, et les finalités de leurs utilisateurs -- peuvent s'inscrire différents parcours évolutifs. Et l'on retrouvera ici les figures proposées plus haut. Il faudra bien que l'on passe un jour de l'accumulation des études descriptives locales à une proposition d'explication globale mettent en œuvre un ensemble cohérent d'hypothèses dépendant des principes épistémologiques de construction de l'intrigue. Et que ces multiples espaces disjoints, correspondant aux différents secteurs locaux d'une langue, soient jointoyés à l'aide de ces hypothèses capables de recréer la continuité d'une surface marquée par l'affleurement des discours. Après plusieurs années d'observation des phénomènes qui marquent le passage du XVIIIe au XIXe siècle, et qui affectent ce dernier siècle tout entier, il m'apparaît de plus en plus nécessaire de rechercher ce modèle explicatif global du côté des théories qui -- à l'instar de la réflexion développée par René Thom -- cherchent à comprendre le discontinu dans le continu et qui proposent d'adjoindre un supplément eschatologique aux descriptions isolées des faits de rupture linguistique observés : " Une fois achevée la description d'une morphologie, il s'agit d'en donner une explication. Et c'est là le point délicat : la majeure partie des savants, surtout les expérimentateurs, n'hésiteraient pas à être d'accord avec moi sur les aspects descriptifs ; ce n'est que lorsque la notion d'" explication " entre en jeu que l'unanimité se brise… "(64)
Système de systèmes, soumis à variations selon la diversité socio-culturelle, la diachronie, la synchronie, la spatialisation géographique, la langue s'inscrit dans une histoire dont l'historiographie vaut mieux que la juxtaposition cumulative d'explications locales pour dans faits partiels. Il lui faut prétendre à la totalité que constitue l'objet qu'elle étudie, et, pour cela, oser des hypothèses explicatives globalisantes, qui n'affrontent plus langue contre littérature, politique contre esthétique, poétique contre éthique, mais qui tentent à l'inverse de rendre syncrétiquement la complémentarité du sens de ces pseudo-oppositions.
Dans l'ordre des faits concrets de la transition de la langue française du XVIIIe au XIXe siècle, ensuite, l'enseignement est plus directif quoique tout autant programmatique. La description et l'intégration en une forme explicative de tant de données de diverses origines, de faits naturellement si hétérogènes et d'incidences si variables, requièrent la mise en place de véritables laboratoires d'étude. Les travaux développés dans ces derniers supposent des équipes épistémologiquement soudées, confiantes dans les vertus de l'interdisciplinarité, et -- au-delà de toute prétention ambitieuse à l'objectivité -- des moyens d'investigation soutenus par les technologies du traitement automatique de l'information. La saisie et l'indexation du maximum de documents textuels -- littéraires et non-littéraires(65) -- doit permettre de constituer des bases de données documentaires, interrogeables tant à l'aide de requêtes simples que de requêtes croisées. La numérisation d'un corpus représentatif des grammaires, dictionnaires et essais sur le langage publiés en France entre 1790 et 1890 devrait autoriser également une comparaison fructueuse entre le développement de la langue in vivo, au travers des discours, et sa normalisation au moyen des instruments accoutumés de régulation linguistique. Pour mieux nous ancrer dans la période qui est la nôtre en cet article, il conviendrait, enfin, de ne pas négliger autour du langage verbal proprement dit -- dont la langue assure l'inscription optimale -- les autres secteurs de la sémiologie générale affectant le domaine français entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1830. Témoignages connexes aux faits d'inscription et de projection du matériau linguistique, certes, mais qui peuvent aider à mieux comprendre les axiologies sélectives, majorantes ou péjorantes selon les circonstances, mises en œuvre à tel ou tel moment du développement d'une société, et leurs fondements idéologiques, ainsi que leurs projections dans l'imaginaire d'une nation et des individus.
Non que l'ensemble de ces données soutiennent le fantasme creux de l'exhaustivité, et que ces facilités informatiques légitiment en sous-main une croyance positiviste dans le progrès et les vertus du binarisme. Mais plutôt en pleine conscience de ce que les faits, ainsi rendus discrets au milieu d'ensembles compacts plus vastes, doivent être soumis à la critique et réordonnés selon une intrigue intégrante dont l'intégrité épistémologique sera toujours de la responsabilité de l'équipe des historiens investigateurs. A cet égard, pour que l'histoire fasse sens, et pour qu'elle décrive des sens d'évolutions, l'historien de la langue intégré à de telles équipes aura toujours à assumer pleinement sa subjectivité de lecteur des documents du passé, et à assurer les conditions de sa rétrospection, en fonction des critères épistémologiques adoptés par son laboratoire. Il devrait ainsi ne plus craindre d'envisager les aspects corrélés de son objet, qui font toute la complexité de sa tâche et l'importance des risques encourus : " La tenue corrélative de la théorie de la littérature et de la théorie du langage pousse irrépressiblement vers une réflexion critique sur ce qui fait le langage : le sujet selon ses diverses catégories. Par là, tout ce qui ressortit au sens dans une société est à penser en fonction du statut réservé au langage, dans les pratiques sociales comme dans les sciences du social. Ainsi le social et le politique sont l'extension maximale et nécessaire de la théorie du langage "(66)
Personne aujourd'hui n'oserait effectivement prétendre que l'histoire de la langue en ses multiples sens ne fasse sens... et qu'elle soit sans intérêt! Associant en un tout efficace la diversité de paramètres innombrables et très hétérogènes, la multiplicité d'intérêts et d'investissements idéologiques très divers, les contradictions de la raison et de l'imaginaire, la langue -- non sans quelque paradoxe pervers -- justifie et occulte à chaque instant les conditions de son histoire.
Ces quelques repères me semblent préciser le complexe et le contexte scientifiques dans lequel peut s'envisager aujourd'hui une brève histoire de la langue française au XIXe siècle : beaucoup d'interdits théoriques, une masse pratiquement impossible à maîtriser de données, et, sur le seuil même du XXIe siècle qui renverra notre objet à un horizon de rétrospection pénultième, la nécessité de présenter des hypothèses explicatives plausibles. Ferdinand Brunot remarquait d'ailleurs : "[...] nul doute que nos descendants, quand ils compareront le XIXe siècle à d'autres même réputés très grands, ne lui fassent une place à part, pour avoir sinon révolutionné le mode et la méthode de la pensée, du moins pour avoir à peu près bouleversé complètement l'idée que la tradition avait léguée sur la nature entière, ses éléments, ses corps, ses êtres, son histoire, ses forces, ses lois, sur l'infiniment grand et sur l'infiniment petit, pour avoir aussi modifié profondément les rapports entre l'humanité et le monde brutal qui l'entoure, dont l'homme devient peu à peu au sens propre, par la seule force de son génie, le maître et le roi. Un si vaste enfantement d'idées, dont la France a eu sa part, ne pouvait aller sans qu'un mouvement correspondant dans le langage marquât cet événement"(67).
La question est donc désormais de savoir si, comme le pense encore Yakov Malkiel, la linguistique historique ne peut envisager que des faits linguistiques et doit ne se préoccuper que du système de la langue, de son évolution, de son fonctionnement, des mécanismes du changement, tandis que l'histoire de la langue joint l'extra-linguistique au linguistique et examine le phénomène total du langage en tant qu'il est collectif : évolution interne mais aussi diffusion du changement, description des normes et des usages, histoire des institutions et des groupes sociaux(68).
Comme on peut le pressentir, cette confrontation appelle immédiatement pour le XIXe siècle un troisième terme, que l'on peut envisager comme le dépassement dialectique de la contradiction, et qui réside dans l'émergence de la dimension métalinguistique. Une histoire des pratiques de la langue -- à travers les ouvrages normatifs et descriptifs qui la régulent et les documents qui la mettent en usage, voire en oeuvre littéraire -- ne peut pas être sans une méta-historiographie de la grammatisation de cette langue. Charles Porset a jadis bien noté pour le XVIIIe siècle cet investissement progressif du discours par l'analyse de la langue : "De l'expression on passe à l'analyse tout simplement parce que l'expression ne correspond plus aux exigences de la linguistique naissante : les langues se sont multipliées et la grammaire des parlers vernaculaires; les voyageurs voyagent et les missionnaires convertissent. La bourgeoisie monte : le libéralisme s'impose comme idéal, d'abord laissez-faire, laissez-parler. Puis -- mais Rousseau est déjà un symptôme -- on en reviendra: l'autre surgit du néant : nègre, sauvage, paysan, enfant. Et les patois s'affirment, comme les dictionnaires qui leur répondent; un bon grammairien, le père Buffier était provençal -- c'est Duclos, homme de la ville, qui le remarque en passant -- comme Dumarsais, Domergue ou Féraud. Alors on commence à articuler!"(69) C'est pourquoi le chapitre consacré à la langue française du XIXe siècle , de 1790 à 1902, s'attachera à mener de pair la description de l'évolution du système, les transformations dont il est l'objet, et la caractérisation des modifications épistémologiques dont cet objet même est l'occasion tout au long de la période qui voit la langue s'affranchir progressivement de toute représentation a priori et abstraite.
En 1883, L. Petit de Julleville notait déjà : " Les langues ont-elles une histoire? L'histoire est le récit de faits humains qui s'enchaînent. C'est l'homme, ce sont ses actes, ce sont ses oeuvres qui forment la matière propre de l'histoire. Ce qui échappe à l'action humaine est par cela même hors du domaine historique. Ainsi, c'est par abus de mots qu'on a dit et qu'on dit encore l'histoire naturelle. L'exposé des révolutions géologiques du globe, l'anatomie d'un insecte, la description d'une fleur, n'appartiennent pas à l'histoire. On s'est demandé si la science du langage n'est pas une science naturelle, aussi bien que la géologie, la zoologie ou la botanique; si les langues n'échappent point à l'action de l'homme autant que les phénomènes, extérieurs à nous, qui sont l'objet de ces diverses sciences. Quelques-uns l'ont cru et enseigné dans notre siècle, par réaction contre l'erreur contraire du siècle passé, qui avait prétendu que l'homme seul fait sa langue; que le vocabulaire est le résultat d'une convention primitive; que la première grammaire a été rédigée dans on ne sait quelle académie préhistorique, tenue à cet effet par des peuplades sauvages. Nul ne croit plus à ces rêveries. [...] tous les accidents de l'histoire générale chez une nation, de l'histoire politique, religieuse, militaire, commerciale, littéraire, ont leur contre-coup dans l'état de la langue que cette nation parle; et l'exposé des phases successives par où passe cette langue, sous l'influence de ces forces diverses, compose précisément son histoire "(70). Toute tentative d'écrire une histoire -- même partielle -- de la langue française est incontinent affrontée à la question de définir l'épistémologie de son historiographie.
Après ces considérations préliminaires, et l'ensemble des faits synthétiques précédemment rappelés, c'est donc maintenant à la présentation de l'intrigue qu'il faut procéder, en espérant que le schéma présenté ci-dessous ne paraîtra pas trop simpliste et qu'il ne sera ni excessivement réducteur, ni irrémédiablement complexe, à l'instar des faits dont il veut rendre compte.
[Suite] [Table]Notes
64 R. Thom, Paraboles et Catastrophes, Flammarion, 1983, p. 9
65 A côté des témoignages du discours scientifique, auquel H. Weinrich, dans l'article cité plus haut [note 50], faisait allusion, songeons seulement aux richesses que pourraient procurer les documents journalistiques de tous bords et de tous niveaux, ou les matériaux individués des correspondances privées, voire des journaux intimes, soumis depuis quelques décennies aux investigations des sociologues de la littérature, et aux analyses des historiens de la société ou des mentalités.
66 Henri Meschonnic, De la langue française, Paris, Hachette, 1997, p. 11.
67. Ferdinand Brunot, H.L.F., t. 1, rééd. Armand Colin, 1966, p. xvii.
68. Yakov Malkiel, " Language history and historical linguistics ", in Romance Philology, 1953-54, pp. 65-76.
69. Charles Porset, "Grammatista Philosophans", in La Grammaire Générale des Modistes aux Idéologues, p.p. _A. Joly & J. Stefanini, P.U.L., 1977, p. 43.
70. L. Petit de Julleville, Professeur Suppléant à la Faculté des Lettres de Paris, Maître de Conférences à l'École Normale Supérieure, Notions Générales sur les Origines et sur l'Histoire de la langue française, Paris, Delalain, 1883, p. 2.