11. Formes de l'analyse et métalangage de la grammaire

Lorsque le Consulat se mit en place, le programme d'études qu'il préconisait le 25 Floréal an XI se développait sur quatre ou cinq années, chacune d'entre elles étant divisées en deux classes qui laissent encore au latin toute ses prérogatives :

1e année :

-- 6e classe = Latin + chiffrer

-- 5e classe = Latin + les quatre règles

2e année :

-- 4e classe = Latin + Géographie

-- 3e classe = Latin + Géographie + Éléments de chronologie et Histoire ancienne

3e année :

-- 2e classe = Latin [Salluste] + Géographie + Histoire jusqu'à l'Empire français + Mythologie

- 1e classe = Latin [Tite-Live]+ Géographie + Histoire de France

4e/5e année :

-- Rhétorique = Belles-Lettres latines et françaises(246)

L'enseignement des règles grammaticales était alors devenu une nécessité et un enjeu théorique. Dans les Annales de grammaire, Pierre-Alexandre Lemare, influencé par les thèses éducatives du pédagogue suisse Pestalozzi, part en guerre contre un apprentissage scolastique, qui ne permet pas aux enfants de maîtriser le contenu de la grammaire : "Si un élève de la nature, accoutumé à ne descendre aux abstractions qu'après avoir observé les individus qui s'y rapportent, tombait tout-à-coup au milieu de notre Europe, et que, par curiosité, il visitât nos écoles, il n'en croirait point ses yeux; il ne croirait pas que des êtres qui paraissent lui ressembler, des êtres qui prétendent que la raison est leur apanage exclusif, puissent s'abuser jusqu'au point de s'imaginer que de faibles nourrissons qui n'ont encore rien vu, rien observé, qui ne connaissent aucun art, aucun procédé des arts, aucun fait qui ait pu leur en donner l'idée, comprènent [sic] de prime abord tout ce qu'il y a de plus difficile à concevoir, ce qui ne peut être saisi qu'après de longues observations et de pénibles études. [...] L'inconvénient des règles et des abrégés enseignés trop tôt n'est pas de ne rien apprendre, mais de tromper l'enfance par de fausses images, dont il est ensuite difficile d'effacer l'empreinte"(247).

Et il est vrai que le plan de direction d'études du collège de la ville d'Orléans, comme celui de la ville de Lyon et de bien d'autres villes encore, stipule toujours en 1804 : "L'usage principal de la grammaire est pour apprendre les langues, dont les plus distinguées sont la Grecque et la Latine. La grammaire renferme de plus les élémens et les préceptes de toutes les langues, et elle a par conséquent son usage même pour les langues vulgaires, et celles que l'on parle, puisque c'est par les principes de la grammaire qu'on met en usage les mots et les expressions : ce qui est commun a toutes les langues. Comme les premiers éléments du discours sont communs jusqu'à un certain point à toutes les langues, il est naturel de commencer l'étude des enfans par les règles de la grammaire françoise dont les règles leur serviront aussi pour l'intelligence du latin et du grec, et paraîtront moins rebutantes puisqu'il ne s'agit que de leur faire ranger dans un certain ordre des choses qu'ils savaient déjà quoique confusément. On leur apprendra d'abord les différentes parties qui forment un discours, comme le nom, le verbe... puis les déclinaisons et les conjugaisons, ensuite les règles les plus communes de la syntaxe. On les accoutumera de bonne heure à distinguer les points, les virgules, les accens et autres notes grammaticales qui rendent l'écriture correcte, et on commencera par leur en expliquer la nature et l'usage. On leur fera articuler distinctement toutes les syllabes, surtout les finales, afin de leur faire éviter tous les défauts d'une prononciation vicieuse. A mesure qu'ils croîtront en âge, et que leur jugement se perfectionnera, les réflexions sur la langue devront être plus importantes; et c'est alors qu'un maître judicieux devra faire usage des savantes observations que plusieurs habiles gens nous ont laissées à ce sujet. L'orthographe ne devra pas être négligée; il faut suivre à cet égard l'usage, qui est le maître souverain en ce domaine. Il serait à souhaiter qu'on donnât dans les classes plus de tems qu'on a coutume de le faire à l'étude de la langue françoise; une demi-heure de tems donnée à cette étude, deux ou trois fois par semaine, pourra suffire pourvu qu'elle se continue pendant le cours de toutes les classes. Les ouvrages les plus propres pour apprendre les élémens de la langue françoise sont la Grammaire de Restaut, les Observations de Vaugelas avec les notes de Th. Corneille, celles de l'Académie françoise, celles du P. Bouhours, le Traité des Synonymes de l'Abbé Girard. Ce sont des livres dont les maîtres doivent faire usage pour bien instruire leurs disciples en ce genre. Ils auront soin d'y joindre le Dictionnaire de l'Académie françoise ou celui de Furetière de l'édition de Basnage [...]"(248).

Ce n'est guère qu'au tournant de la seconde moitié du siècle qu'un Bernard Jullien sera à même de proposer une nouvelle progression en quatre étapes de l'enseignement grammatical. Une première étape présente la " grammaire élémentaire, destinée au premier âge " et a pour objectif d'exposer les règles d'assemblage des lettres, de la prononciation des mots et de la lecture des phrases écrites, en marquant les formes d'accord, le régime, les principes de formation du pluriel et du féminin. Une seconde étape permet de décliner dans un ordre philosophique, et sous des formules exactes, non pas les raisonnements grammaticaux mais les définitions et les règles issues de ce raisonnement. Le troisième stade, concernant un public avancé, s'appuie sur une exposition philosophique des principes de la grammaire et rappelle les recherches des grammairiens antérieurs; il ne s'agit plus alors pour Jullien de faire apprendre le matériel de la langue, ou les règles générales qui la gouvernent, mais d'exposer les causes de ces règles. Une quatrième et ultime étape, intitulée Haute grammaire, présente l'aboutissement rhétorique des analyses, et traite des périodes, des tropes et des figures dans une perspective déjà stylistique(249).

Il faut cependant constater que les poussées de l'empirisme pratique auront encore beaucoup de mal à faire reconnaître leurs effets tant que subsistera la dynamique issue du sensualisme métaphysique. A la fin du premier tiers du XIXe siècle , les auteurs de ce que l'on peut considérer comme le dernier ouvrage résultant de cette tradition écrivent encore : " L'art de parler ou d'écrire n'est donc que l'art de peindre nos sensations ou nos idées; et, pour les peindre, il ne faut que savoir en faire l'analyse, et employer les signes propres à les retracer "(250). Une telle attitude n'est évidemment pas sans conséquences sur l'analyse même des faits. Ainsi, les mêmes auteurs, à propos des adverbes de phrase tels que Assurément ou Incontestablement, en viennent-ils à formuler des explications pour le moins inattendues à une époque où la loi du moindre effort verbal ne s'est pas encore imposé comme un principe inaliénable de comportement linguistique : " [...] comme nous cherchons par tous les moyens possibles à abréger le discours, nous nous sommes créé des mots qui expriment une proposition entière lorsqu'il ne s'agit que de prononcer un jugement confirmatif sur telle ou telle action "(251). Lors même que l'analyse devient complexe -- comme ce peut être le cas pour l'interprétation de l'opposition des formes gérondive et participiale -- il n'est pas rare de voir les grammairiens refaire appel à des principes, ou des mécanismes, qu'on ne s'attend plus à retrouver dans une étude qui se veut exhaustive et rigoureuse : " Toutes les fois que les nuances deviennent trop délicates, l'analogie seule peut instruire, et l'instinct dirige mieux que le raisonnement "(252). Il en va de même pour un problème comme celui du placement du pronom en avec deux verbes dont le dernier est un infinitif régi par le premier; les Bescherelle n'hésitent pas dans ce cas à revenir aux plus vieux critères de l'impressionnisme grammatical : " D'ailleurs, en ceci comme en toute autre chose, l'oreille, le goût, l'harmonie, et quelquefois aussi l'énergie, peuvent seuls déterminer la place que doit, en certaines circonstances, occuper le pronom "(253).

Et l'on peut voir ainsi l'analyse grammaticale débitrice d'une analyse de la pensée qui réintroduit subrepticement dans la grammaire les catégories ancestrales de l'analyse idéologique : " C'est donc en traduisant la pensée, en analysant, en décomposant, comme nous venons de le faire, l'expression qui la renferme, que l'on peut exactement connaître le nombre que doivent revêtir les substantifs construits avec toute sorte de, toute espèce de, etc. "(254). Ce qui, par ailleurs, n'empêche pas ces auteurs de prôner contre certains de leurs contemporains une analyse précise des faits de langue s'en tenant même au matériel le plus strict des énoncés : " L'analyse, selon nous, doit se borner à faire connaître la dépendance et le rapport des mots, la raison de leurs différentes modifications, et le mystère de toute irrégularité apparente. Elle ne peut se permettre de supprimer aucun des mots exprimés, et doit les conserver tels qu'ils sont, et sans y rien changer. C'est ce que n'a pas fait Lemare, ou plutôt c'est ce qu'il ne fait jamais. Présentez à un chimiste une pièce de métal : il l'analysera, la décomposera, et vous dira de quels principes elle est composée; mais soumettez une phrase à Lemare, vite il lui en substituera une autre toute différente, et s'imaginera par là l'avoir analysée. Les analyses de Lemare sont de véritables escamotages "(255).

Mais, comme il a été remarqué(256), vouloir décrire la langue pour elle-même, sans a priori, et sans utiliser la méthode comparative qui tendait alors à se répandre de plus en plus, devait constituer à cette époque -- et pour quelques années encore -- une véritable gageure. L'évolution des modes d'analyse grammaticaux de la langue devait s'en ressentir durablement. Entre l'analyse des parties du discours et celle des propositions se déploie en effet l'espace d'une interrogation sur les rapports de ce que les grammairiens du XVIIIe siècle nommaient construction et syntaxe. Héritier de la tradition métaphysique, Destutt de Tracy défendait l'idée que le diverses langues tendent à se ramener à un même système, et que l'opération intellectuelle se réalisait universellement dans un ordre invariable; il optait par conséquent pour une conception dans laquelle la syntaxe des énoncés -- variables selon les écarts que l'usage admet au regard du jugement -- recouvrait la construction tout en lui restant intégralement soumise. Ce qui ne laissait de constituer une aporie pour l'analyse logique des phrases et la décomposition de leurs propositions. La thèse de Henri Weil, De l'ordre des mots dans les langues anciennes et dans les langues modernes, publiée en 1844, s'attaquait à la résolution de cette difficulté en montrant que les lois de discours reposaient sur la reconnaissance de phénomènes universels de thématisation de la pensée auxquels chaque langue -- en fonction de ses propres contraintes syntaxiques -- concédait un traitement spécifique. Cette thèse permettait donc d'envisager la construction comme le lien articulant les universaux de thématisation et la singularité des syntaxes, et laissait entrevoir un dépassement de l'aporie métaphysique, dont la grammaire française ne tira partie que partiellement.

L'analyse logique, comme André Chervel l'a jadis montré(257), acquit reconnaissance et notoriété par l'intermédiaire de Letellier qui exposait en 1813 la distinction d'une analyse grammaticale de la langue, prenant en compte la nature et la fonction des mots dans leurs rapports réciproques, et d'une analyse dite logique, qui s'appuie sur la ponctuation et l'enchaînement des arguments de l'énoncé. Grâce à elle se résolvent les difficultés orthographiques et interprétatives de l'énoncé. Et il n'est pas sans intérêt de constater que cet avantage se réalise dans le rejet de la théorie de la figure. Les énoncés concrets ne renvoient plus à un énoncé idéal, et en quelque sorte logiquement épuré; les propositions fonctionnent de manière immanente, selon un schéma organisationnel hiérarchique que les grammairiens illustrent d'ailleurs volontiers à l'aide de métaphores qui font aujourd'hui sourire. Brachet use de la comparaison de la phrase avec une troupe de soldats placés sous l'autorité d'un chef, qui est le sujet. D'autres préfèrent l'image des rouages d'une machine où chaque pièce joue son rôle par rapport à ses voisines... Derrière ces illustrations, c'est bien évidemment la structure sociale de la nation qui est visée et envisagée. Derrière les désordres profonds de la théorie grammaticale du français, largement importée du XVIIIe siècle pour ce qui concerne sa machinerie, et peu encline à intégrer promptement les avancées de la recherche linguistique en Allemagne et pédagogique en Suisse, la distinction de l'analyse grammaticale et de l'analyse logique confère à l'enseignement grammatical scolaire une forte unité méthodologique et ordonne en surface les irrégularités ou les anomalies d'un organisme, qui, pour s'être affranchi de la tutelle du latin, n'en reste pas moins profondément altéré par les soubresauts de l'histoire.

C'est ici que la thèse de Weil retrouve son actualité. En postulant une autre conception de l'universel que celle des grammairiens des Lumières, Weil, non seulement offrait à l'analyse logique et grammaticale la possibilité de se développer à l'intérieur de l'institution scolaire en redonnant un contenu à la notion de construction, mais il engageait du même coup -- tout oublié qu'il fut pendant plusieurs années -- l'étude des langues et du français sur la voie du général par focalisation sur l'objet syntaxique.

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Notes

246. D'après Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, Armand Colin, 1968, t. IX, 1ère partie, p. 444.

247. P.-A. Lemare, Annales de Grammaire, Paris, 1818, n° 1, p. 8.

248. L. Liard, L'Enseignement Supérieur en France 1789-1889, t. I, Paris, 1924, pp. 342-343.

249. B. Jullien, Cours Supérieur de Grammaire, 1ère partie : Grammaire proprement dite, Paris, Hachette, 1849, extrait du Cours Complet d'Éducation pour les Filles, p. v.

250. Serreau et Boussi, La Grammaire ramenée à ses principes naturels, ou traité de grammaire générale appliquée à la langue française, Paris, Dauthereau, Libraire, 1829, p. 18.

251. Serreau et Boussi, La Grammaire ramenée à ses principes naturels, ou traité de grammaire générale appliquée à la langue française, Paris, Dauthereau, Libraire, 1829, p. 31.

252. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 679.

253. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 385.

254. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 135.

255. Bescherelle frères, et Litais de Gaux, Grammaire Nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, Paris, Bourgeois-Maze, 1836, p. 842.

256. On consultera sur ce point l'article de Christian Nique, " L'appareil syntaxique issu du comparatisme [1836-1882] ", in Le Français moderne, 51e année, Juillet 1983, n° 3, pp. 224-243.

257. André Chervel, ... Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français, Paris, Payot, 1977, pp. 148-185