La période qui voit le passage de la dominante idéologique à la dominante pratique orientée par les nécessités de la scolarisation est celle d'une intense activité spéculative au cours de laquelle les lumières de la métaphysique jettent leurs derniers feux. La question de l'origine du langage et de la langue originelle est reprise sur de nouveaux frais, bien que les options traditionnelles demeurent encore vivaces, comme l'atteste ce fragment d'un article de 1820 : " Cependant, si nous sommes privés de faits positifs sur les temps où le langage oral prit naissance, ne pourrions-nous pas, comme dans les sciences spéculatives, procéder à la recherche des causes qui l'ont fait instituer par le moyen de l'induction et surtout par le secours de l'analogie, qui, comme on sait, est le plus sûr guide de nos jugements dans les choses qui ne sont point démontrées. Il est des habitudes qui sont communes à tous les hommes, dans tous les temps et dans tous les lieux, et qui, par leur propre force, résistent aux institutions contraires, force qu'elles empruntent des dispositions particulières à l'espèce humaine. C'est ainsi que, malgré les moeurs différentes qui caractérisaient les nations anciennes, M. Pougens [...] a reconnu dans le sanscrit, le zend, le pehlvi, le persan, le grec, le latin, le teutonique, le gothique, l'irlandais, des ressemblances particulières, non seulement dans les mots eux-mêmes, mais encore dans leur formation grammaticale, et dans leur combinaison syntaxique, fait qui semble attester que les hommes placés dans les mêmes circonstances emploient dans la déduction de leurs idées des moyens à peu près semblables "(258). Ainsi se dégage peu à peu une problématique de la langue française qui détache cette dernière des postulats universalistes hérités du XVIIIe siècle et l'ente sur le stemme puissant des principes généraux des langues qu'élabore au même instant la linguistique indo-européenne. Ce passage d'un paradigme à un autre conditionne en profondeur une nouvelle représentation de la langue, délibérément mise en place à partir de la seconde moitié du XIXe siècle .
Au lieu de considérer la langue, dans son principe, comme un reflet de la pensée et, dans sa nature, comme une abstraction, les grammairiens s'efforcent désormais d'étudier les caractères physiques de la langue. On a vu plus haut l'exemple de Sophie Dupuis. Pour mieux comprendre le renversement qui s'opère à l'heure où la tradition issue de la grammaire générale et philosophique lance ses derniers feux, il conviendrait à titre illustratif de dresser la liste de tous les ouvrages grammaticaux qui, désormais, s'attachent à cerner les détails de la grammaire dans l'ensemble de la langue. Ou, pour parodier une formule célèbre alors en voie anonyme de constitution épistémique, que Taine formulera par la suite, pourquoi et comment " de tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, simplement circonstanciés et minutieusement notés " peuvent constituer aujourd'hui -- même en langue -- " la matière de toute science "(259). André Chervel a livré l'essentiel de cette documentation dans la bibliographie dont il a accompagné son analyse de l'acquisition de l'orthographie dans le système scolaire français du XIXe siècle (260). Je me contenterai donc de rappeler qu'en 1840, par exemple, paraissent des ouvrages tels que :
-- Abria, Grammaire française avec de nombreux exercices, Paris, Langlois et Leclercq;
-- Beudant, Nouveaux éléments de grammaire française, Paris, Pitois-Levrault;
-- Conty, Exercices orthographiques syntaxiques composés avec l'histoire de France, Paris.
-- Froment, La première grammaire des écoles primaires et des maisons d'éducation ou Grammaire pratique en 78 leçons;
-- Rostagny, Grammaire et orthographe simplifiées, mises à la portée de toutes les intelligences, Arles, Garcin;
-- Sardou, Exercices sur les leçons du Petit cours de grammaire française, Paris.
-- Serreau [Sophie], Grammaire française progressive à l'usage des jeunes personnes, Paris, Johanneau;
qui marquent cet investissement progressif de la grammaire dans la matérialité des faits et une plus scrupuleuse observation du détail de la constitution des objets grammaticaux. Ce n'est pas dire pour autant que les grammairiens de cette époque récusent le " romantisme " normatif, exceptif et analogique dont A. Berrendonner les accuse(261); mais c'est reconnaître que, derrière les errements, la période 1835-1850 s'attache à éclairer les coins d'ombre du siècle des Lumières au moyen d'une attention plus délicate portée aux phénomènes concrets. Le Cours supérieur de grammaire que Bernard Jullien publie chez Hachette en 1849 s'ouvre en effet sur une première partie qui est une étude des sons du français; détachée ultérieurement sous forme d'opuscule, cette section s'intitulera : Les éléments matériels du français, c'est à dire les sons de la langue française entendus ou représentés(262), et présentera un panorama intéressant du domaine :
-- les sons de la voix étudiés en eux-mêmes, car, par l'intermédiaire des dialectes et patois se constitue progressivement la notion de phonème ;
-- la représentation des sons, car la différence des consonnes et de voyelles du français avant d'être un donné empiriquement enregistré doit être construite;
-- les conséquences de cette nature du son sur les homonymes, paronymes et homogrammes;
-- les difficultés liées à l'orthographe et aux fautes -- réelles ou apparentes -- qu'elle entraîne;
-- les figures de diction reposant sur des allitérations; les métaplasmes en général, les métaplasmes par changement, réunion, séparation, ainsi que les métaplasmes prosodiques.
Or, cet ouvrage n'est pas le seul de son espèce. Nous sommes là dans une nouvelle manière d'envisager les problèmes du français, et de statuer sur le sens de son évolution. Une nouvelle donnée qui accompagne le développement de la langue, et que des grammaires telles que celles de Célestin Ayer, Brachet et Dussouchet, de Dottin et Bonnemain, Guérard ou même Pierre Larousse(263), illustreront dans la seconde moitié du siècle.
A s'appuyer d'ailleurs sur le détails de ces faits, c'est tout l'ensemble de la problématique qui évolue. L'historicisation du raisonnement grammatical, telle qu'elle apparaît dans les discours métalinguistiques de l'époque, est grosse de conséquences insoupçonnées. En effet, tant que la langue française put être considérée dans son histoire comme le seul calque des événements qui affectaient le territoire sur lequel elle se déployait ainsi que les acteurs de ses discours, la linéarité de son développement n'eut rien que de naturel, non problématisable et d'ailleurs non problématisée. Étudiant ce qui semble être la première histoire de la langue française du XIXe siècle , celle de Gabriel Henry [1812], Jean Stéfanini a jadis bien montré que l'auteur -- s'insérant dans une tradition de l'histoire narrative et descriptive -- ne pouvait pas logiquement " situer le français et la nation qui le parle dans une histoire universelle des langues et des peuples "(264). De son côté, abordant le problème dans la seconde moitié du siècle, Jacques Chaurand a rappelé que l'Origine et formation de la langue française, d'Albin de Chevallet [1858], avait tenté de brasser dans sa réflexion " l'origine du français, les premiers monuments, l'étymologie et la formation des mots [....], les changements de signification [...], les règles d'accord et de construction "(265). Toute maladroite et confuse que soit cette dernière tentative, il appert que l'éviction progressive de la linéarité narrative conduit désormais avec certitude à la production d'hypothèses organicistes concernant le statut de la langue objet. Et M. Pellissier, présentant en 1866 un ouvrage qu'il considère comme " le premier essai d'une histoire complète de la langue française ", expose clairement cette organicité découverte chez Max Müller et conquise par l'intermédiaire des représentations de la biologie à l'instant où Schleicher en faisait le leitmotiv de son épistémologie linguistique : " Une langue n'est pas une chose inerte, elle a une existence propre et individuelle; elle présente tous les caractères d'un organisme soumis à la loi de la vie et de la mort; tous les faits constitutifs de la vie se produisent et se montrent avec clarté dans son développement. La vie d'une langue consiste dans une série de modifications qui lui servent à se maintenir en parfaite harmonie avec l'esprit, les besoins, les sentiments et les pensées d'un peuple, à se transformer en une rapidité égale à la pensée pour en suivre toutes les fluctuations et en exprimer toutes les délicatesses; l'écho ne renvoie pas plus fidèlement le son, l'ombre n'accompagne pas le corps avec plus d'exactitude. On peut même, par une comparaison très exacte, dire que, pour un peuple, la langue est ce que la graine est pour la plante : c'est à la fois un résultat et un moyen, c'est en même temps un organe et un fruit de la vie. Se transformer dans son vocabulaire, dans sa syntaxe, dans son caractères littéraires, telle est la loi de la vie dans un idiome. "(266).
Il s'agit bien là d'un réel bouleversement de l'épistémologie linguistique et de la représentation que les grammairiens se donnent du français. Un inspecteur général de l'Instruction publique, lauréat de l'Académie française et auteur d'une grammaire réputée à son heure, n'hésite d'ailleurs pas à suggérer que l'histoire propose le moyen d'articuler en système organique les faits erratiques de l'apparence formelle du français : " Il existe déjà en France plusieurs Grammaires qui donnent, à côté des règles de la lexicologie, l'histoire de ces règles. La présente Grammaire est la première où soit abordée l'histoire de la Syntaxe française. Les esprits sérieux s'accordent aujourd'hui à considérer comme nécessaire l'étude historique de la langue. Il n'y a plus de discussions que sur la mesure à garder, sur la part qui doit être faite aux notions historiques dans une Grammaire de la langue usuelle. Ceux qui s'obstinent à n'y voir que des curiosités érudites ne sauraient nier que, sans ces notions, la grammaire française est un amas de règles qui ne disent rien à l'esprit et d'exceptions qui ne se comprennent pas. L'histoire de la langue explique la plupart des faits grammaticaux, soit par les origines latines du langage, soit par ses variations successives; à la place de notions incohérentes, elle met un enchaînement logique de causes et d'effets. Ces explications sont à la fois une satisfaction pour l'esprit et un secours pour la mémoire. [...] J'ai réagi par là contre cette sorte d'émiettement de la doctrine grammaticale qui se produit sous forme de remarques particulières. Autant que possible, je groupe ces remarques en les rattachant à une idée générale [...] "(267). Évitant de reproduire les erreurs normatives de Voltaire, Chassang propose ici -- sans en avoir très exactement conscience -- une manière de sortir des embarras du prescriptivisme sélectif des grammaires de la première moitié du XIXe siècle en ouvrant la réflexion grammaticale du français sur le champ des principes de la linguistique naissante. Darmesteter et Bréal, bien sûr, mais aussi Léon Clédat, dont Jacques Bourquin a bien noté que la compétence réformatrice était soutenue par un enthousiasme sans limite à l'endroit des progrès qu'on peut tirer de la connaissance scientifique(268).
[Suite] [Table]Notes
258. Scott de Martinville, " Recherches sur l'origine du Verbe ", in Annales de Grammaire, Vol. 4, Paris, 1820, p. 504.
259. Hippolyte Taine, préface de l'ouvrage intitulé De l'Intelligence, Paris, 1870, p. iv.
260. André Chervel, Les Grammaires françaises 1800 - 1914, Répertoire chronologique, Paris, INRP, 1982.
261. Voir alain berrendonner, " Les grammaires du romantisme ", in Romantisme, Actes du Colloque de Sonnenwill, 1979, Éditions universitaires de Fribourg, 1980, pp. 33-48.
263. Par ordre chronologique strict : 1851, Ayer, Grammaire française, ouvrage destiné à servir de base à l'enseignement scientifique de la langue, Lausanne, Georg. 1851, Guérard, Cours complet de langue française. Théorie et exercices, Paris, Dezobry et Magdeleine. 1852, Larousse, La lexicologie des écoles. Cours complet de langue française et de style, divisé en 3 années; 1ère année, Grammaire élémentaire lexicologique, Paris, Maire-Nyon; 2e année, Grammaire complète syntaxique et littéraire, Paris, Larousse et Boyer [1868]; 3e année, Grammaire supérieure formant le résumé et lecomplément de toutes les études grammaticales, Paris, Larousse et Boyer [1868]. 1875, Brachet et Dussouchet, Petite grammaire française fondée sur l'histoire de la langue, Paris, Hachette. 1893, Dottin et Bonnemain, Grammaire historique du français, accompagnée d'exercices et d'un glossaire, Paris, Fouraut.
264. Voir Jean Stéfanini, " Une histoire de la langue française en 1812 ", in Mélanges offerts à Charles Rostaing, Paris, 1981, t. II, p. 1046.
265. Voir Jacques Chaurand, " L'histoire de la langue avant Brunot : Origine et formation de la langue française d'Albin de Chevallet [1858] ", in Au bonheur des mots, Mélanges en l'honneur de Gérald Antoine, Presses Universitaires de Nancy, 1984, p. 472.
266. M. Pellissier, La Langue française depuis son origine jusqu'à nos jours; Tableau historique de sa formation et de ses progrés, Paris, librairie Académique Didier et Cie, 1866, p. 4.
267. A. Chassang, Nouvelle Grammaire Française, avec des notions sur l'histoire de la langue et en particulier sur les variations de la syntaxe du XVIe au XIXe siècle, Paris, Garnier Frères, 1876, pp. i-vi.
268. Voir Jacques Bourquin, " Léon Clédat [1850-1930] et la Revue de Philologie française ", in Hélène Huot, éd., La Grammaire française entre Comparatisme et Structuralisme, 1870-1960, Paris, Armand Colin, 1991, pp. 25-72.