12.2. Les débuts de la philologie romane : François-Juste-Marie Raynouard

Il s'est donc agi en ces années, comme on l'a vu dans et autour de la langue elle-même de passer de la grammaire générale à la grammaire du français et de cette dernière à des principes généraux de la grammaire. La dérive s'en est progressivement marquée à travers les ouvrages. Et Michel Foucault, à propos de la première, peut justement noter : " La grammaire générale -- et c'est là un principe qui vaut jusqu'à la fin du XVIIIe siècle -- ce n'est pas une grammaire qui analyse et compare un matériau linguistique bariolé, c'est une grammaire qui prend recul par rapport à une ou deux langues données, et qui, dans la distance ainsi instaurée, remonte des usages particuliers à des principes universellement valables. [...] On comprend pourquoi le projet d'une grammaire générale n'a jamais engendré de méthode comparative; bien plus, pourquoi ce projet a été pendant tout l'âge classique indifférent aux phénomènes de ressemblance et de filiation. [...] Plus la grammaire d'une langue sera raisonnée, plus elle approchera d'une grammaire générale; plus une grammaire sera générale, mieux elle vaudra comme une grammaire raisonnée d'une langue quelconque. A la limite, on pourrait bâtir une grammaire générale à partir d'une seule langue, comme on peut découvrir les raisons d'une langue déterminée à partir d'une grammaire générale. [...] Aux recherches incertaines de morphologie, d'étymologie, on se met à préférer l'analyse génétique. Le mythe de l'homme naturellement muet, qui, peu à peu, désire apprendre à parler "(269). Mais l'homme est un citoyen, qui doit s'accommoder des formes de représentation que lui impose sa langue maternelle; pour justifier les caractères fondateurs de cette dernière une nouvelle discipline s'impose au XIXe siècle , et modèle à son tour la représentation que le grammairien érudit, l'historien, peuvent avoir de la langue française, du monde et de la société : la philologie, qui veut rendre raison du sens des documents de l'histoire et de la littérature. Les monuments d'une culture... La vie même. Et par cette dernière, comme on vient de le voir, tous les effets de l'analogie organiciste et les conséquences d'un système de représentation métadiscursive de la langue fondé sur la métaphore vitale... Les érudits découvrent alors que les monuments de la culture nationale peuvent être de diverses origines; et entraîner diverses formes d'associations culturelles.

Tout d'abord du côté du romanisme. La littérature d'oc, qu'on assimile globalement aujourd'hui à la poésie des Troubadours a été pendant très longtemps un trésor enseveli au fond de bibliothèques privées, sous forme de chansonniers oubliés, provenant d'une tradition manuscrite souvent confuse. Certes, les humanistes s'intéressaient déjà aux textes provençaux; mais il fallut attendre le XVIIIe siècle , en France, pour que la science historique, prenant son essor, s'intéresse au legs médiéval, le plus souvent d'ailleurs sous son aspect essentiellement documentaire. Alfred Jeanroy a montré jadis comment ce travail pouvait s'articuler sur les recherches de l'origine d'un peuple, sinon encore d'une nation, perceptibles dans les travaux d'anthropologues contemporains de Beauzée, tel le suisse Chavannes(270). Les traductions, les adaptations, les notices et les glossaires de ces textes sont d'abord au service de l'histoire des mentalités, pour ne pas dire de l'histoire des moeurs. Et, lorsque, par accident, le caractère littéraire de ces documents est souligné par l'historien, ce dernier en minimise presque automatiquement la portée en soulignant que cet art est essentiellement naïf, enfantin, et qu'il appartient à une époque révolue. Il y a, dans cette manière de présenter, un hypocorisme esthétique étonnant, qui ne trouve à se justifier que par une conception elle-même simpliste du progrès des sociétés et des formes d'art. Pour accéder à la recherche littéraire, devait donc être franchie l'étape de l'acceptation globale de cette tradition textuelle, et de ses attributs formels, linguistiques ou poétiques. Pour parvenir à une science de ces textes, il fallait dès lors commencer par accumuler de la matière, la sérier et l'étudier en fonction de principes épistémologiquement cohérents.

Le principal acteur de cette transformation est indéniablement François-Juste-Marie Raynouard, né à Brignoles en 1761, avocat, poète et philologue, comme le définissent les encyclopédies, collaborateur de la 5e édition du Dictionnaire de l'Académie française, élu en cette institution en 1807, député de l'Empire entre 1806 et 1814, et mort finalement à Passy en 1836. De 1816 à 1821, il composa et publia une Grammaire comparée des langues de l'Europe latine avec la langue des troubadours, Choix des poésies originales des troubadours, dans laquelle il énonçait la thèse -- au reste erronée quoique déjà soutenue à la fin du XVIIe siècle par le poète toulousain Goudouli -- selon laquelle le provençal serait à l'origine des langues néo-latines. Mais son ouvrage principal demeure encore aujourd'hui le Lexique roman ou Dictionnaire de la langue des Troubadours comparée avec les autres langues de l'Europe latine, constitué de six volumes publiés de manière posthume entre 1836 et 1844, qui présente une chrestomathie insurpassable, moins évidemment par son apparat critique encore insuffisant(271) que par l'ampleur de sa documentation et de ses matériaux encore admirés de nos jours par un Pierre Bec, ou un Max Pfister. Ce qui importe plus particulièrement, en ces balbutiements du savoir, ce ne sont d'ailleurs pas les mérites ou les erreurs phonétiques, les approximations étymologiques, les imprécisions grammaticales. Car il n'est pas question de décerner des blâmes ou des satisfecit. Mais c'est plus exactement la manière dont l'auteur conçoit l'objet de ses investigations: la langue romane proprement dite et sa place, réputée cardinale, dans le dispositif d'extension d'une romanité originelle qui rattache définitivement les contemporains de Raynouard aux grandes valeurs de la culture humaniste.

Le point de départ des idées de Raynouard sur la langue des troubadours est énoncé dans le premier tome de sa Grammaire comparée: Éléments de la grammaire de la langue romane, avant l'an 1000, précédés de recherches sur l'origine et la formation de cette langue, publié dès 1816. La thèse fondamentalement avancée est simple, et même apparemment compatible avec l'esprit de la grammaire comparée acclimatée en France à travers la diffusion des premiers travaux de la philologie germanique. Je la résumerai ainsi: avant la séparation définitive des langues néolatines, qu'on peut dater du début du XIe siècle , le latin a donné naissance à une langue romane intermédiaire dont les Serments de Strasbourg, le 14 février 842, et un fragment épique provençal relatant l'histoire de Boèce, donnent un état écrit. Raynouard note qu'" après la division des États de Charlemagne [vers l'an 1000], cet idiome continua d'être la langue des provinces du midi de la France actuelle " (272). Il résulte de cette conception que la langue romane supposée est simultanément la mère et la propre fille d'un idiome qui assure la transmission des valeurs du latin à travers les autres langues de l'Europe méridionale. Raynouard note : " Chacun des idiomes qui continuèrent la langue romane avait ajouté au mot roman la modification et la désinence les plus convenables aux peuples qui devaient le prononcer "(273). Cette formulation aligne donc -- non sans soulever un pari difficilement tenable -- le fonctionnement de la langue sur celui des catégories esthétiques propres à ses locuteurs. Ainsi, pour Raynouard le mot provençal ou roman Pan, qui remonte à la forme latine panem a été simplement modifié en pane [italien] et pain [français] en conformité avec les grands principes de l'analogie et de l'euphonie, qui, selon lui, président à la transformation des langues(274). Le travail de Raynouard est donc entièrement sous-tendu par la conscience de l'existence d'une " identité de la langue romane et des autres langues de l'Europe latine "(275). Et sa présentation descriptive et historique du provençal s'inscrit dans ce cadre d'une parenté génétique des langues dites aujourd'hui romanes ou néo-latines. Raynouard passe ainsi pour avoir été le premier à reconnaître et défendre avec tant de force ce principe d'une prépotence du provençal, qui, au reste, n'a pas semblé immédiatement absurde ou exorbitant aux contemporains. Il faut effectivement attendre 1836 et la Grammatik de Friedrich Diez, pour que le provençal soit replacé à un rang égalitaire parmi les langues-soeurs du latin. Il convient, par conséquent, de s'interroger sur les raisons de l'aveuglement de Raynouard. On sait que le phonétisme de l'ancien français, ou plus exactement des parlers d'oïl, diffère beaucoup de celui des parlers d'oc, et du provençal. Ce dernier reste beaucoup plus près du système des articulations latines, et se teinte ainsi d'une coloration d'archaïsme qui devait être évidente pour Raynouard, et qui a constitué pour lui un point de départ de la réflexion. Mais les véritables fondements de sa conception se situent probablement à un niveau plus souterrain, et relèvent du contexte idéologique contemporain. On retrouve là une illustration et déjà une confirmation de ce que la langue est un système qui travaille l'idéologie à la manière d'un kaléidoscope, et de ce qu'il existe toujours un savoir intuitif -- épilinguistique -- de la langue préexistant à sa connaissance scientifique.

Deux raisons ont pu exercer leurs forces sur l'esprit de Raynouard. Tout d'abord, la justification philosophique que la grammaire comparée fournit de sa propre entreprise. Lorsque, sur le modèle germanique, cette entreprise scientifique d'un type nouveau se développe en France, elle se donne comme objectif de remonter, à travers la comparaison indo-européenne, jusqu'aux origines du langage et de la religion, qui donnerait ainsi accès à un état primitif de la culture humaine. Dans cette perspective, on conçoit que les monuments de la langue provençale, ordonnés et classés par Raynouard, aient pu exercer sur lui -- par leur caractère archaïque, ancestral et assez homogène -- une impression comparable, toutes proportions gardées, à celle que le sanscrit, récemment attesté par Jones [1776], avait produite sur les premiers spécialistes de la langue et de la sagesse des Indiens, pour paraphraser le titre d'un ouvrage que Schlegel publie en 1808: Über die Sprache und Weisheit der Indier. Or, cette recherche des origines ne pouvait pas ne pas avoir une implication très directe pour la conscience collective française de l'époque. Le passé linguistique, remis à disposition d'un ensemble de lecteurs, de savants, d'érudits, prenant corps sous la forme de textes littéraires aptes à devenir partie intégrante d'un patrimoine culturel, d'une tradition communautaire, participait à la construction d'une conscience identitaire, à la production d'une connaissance nationale par les arts et la science, bien avant l'expression d'une volonté politique. C'est en cela que la philologie pouvait se poser en science fondatrice.

Une seconde raison tient au caractère d'expression totale que manifeste la poésie. Lorsque Madame de Staël, en 1813, explique que la poésie romantique est l'héritière directe de la littérature dont " les chants des troubadours ont été à l'origine ", elle montre comment " la nation française, la plus cultivée des nations latines " a fait triompher cette littérature sur celles -- classiques -- qui imitent les Grecs et les Romains. Et elle reproche particulièrement à ces dernières de n'être jamais devenues " populaires, parce qu'elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national "; ce qui lui permet, en contrepartie, de souligner que " la littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d'être perfectionnée, parce qu'ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau ". La langue provençale et ses produits troubadouresques incarnent donc pour Raynouard une tradition simultanément ancestrale et nationale, qui lui fait jouer un rôle de pré-roman originel à l'heure où, la linguistique historique étant devenue plus consciente de ses méthodes, ce dernier concept tendait à supplanter le concept générique de roman.

Qu'en est-il alors des " erreurs " de Raynouard? Celui-ci, comme on l'a vu, travaille sur une langue qui, dès son époque apparaît comme minoritaire et gravement endommagée sous l'aspect socio-linguistique, puisqu'on ne cesse de produire des cacologies -- provençales, gasconnes -- qui en dénoncent les défauts aux yeux du français de Paris, et qui proposent des correctifs. Ses procédures d'analyse ne sont pas toujours d'une rigoureuse exactitude. Mais, en faisant de la langue provençale le prolongement durable d'un idiome ancestral dont il donne à lire les réalisations littéraires les plus remarquables, Raynouard inscrit dans la matière même du langage une dualité de la forme et de l'usage dont se nourrira désormais toute la réflexion linguistique ultérieure. Dans les premiers temps de la recherche linguistique, Bopp, Diez, les modèles germaniques, et Raynouard ont isolé le langage de ce qui l'entourait dans l'expérience humaine. Ils ont raisonné sur des lettres, des mots, des étymologies, dont ils retraçaient le parcours à travers l'histoire. Dans un second temps, en référant ces formes à l'usage littéraire des troubadours, ils ont permis de voir dans la langue le reflet des vérités humaines originelles, ancestrales et fondamentales. On ne s'étonnera donc pas, dans ces conditions que, quelques décennies plus tard, la même philologie, appliquée à la langue nationale, ait pu ouvertement servir à soutenir une idée politique.

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Notes

269. Michel Foucault, Préface à la réédition de la Grammaire Générale de Port-Royal, Re-publication Paulet, Paris, 1969, p. ix.

270. Voir: La poésie lyrique des Troubadours, Toulouse, Privat, 1934.

271. Il y aurait bien des étymologies insuffisantes ou fantaisistes à redresser; p. Ex. " Afan: Si j'avais à indiquer l'étymologie du mot afan [...], je croirais pouvoir le dériver de l'arabe ana, labor, molestia... "

272. Op. cit., Avertissement, p. 1.

273. Op. cit., p. 37.

274. Op. cit., p. 105.

275. Op. cit., p. 82.