12.3. D'une autre philologie : le celticisme, Francisque Michel et Xavier Marmier

Du côté des monuments du Septentrion, si les circonstances sont différentes, les conséquences du travail philologique sont identiques et permettent aussi d'envisager pleinement la dimension politique de la langue. Le nom de Francisque Michel est passé à la postérité pour avoir été, en compagnie de Paulin Paris et de Gustave Fallot, l'un des initiateurs de la seconde philologie française(276) dans la décennie 1830-1840. De son vrai nom François-Xavier Michel, Francisque Michel naquit à Lyon le 18 janvier 1809; sa mère, Maria Gerber, était d'origine allemande. Il commença ses études à Lyon, puis les acheva à Paris, où il se fit progressivement connaître en publiant quelques articles littéraires dans le Cabinet des Lectures. Il rédigea également quelques nouvelles historiques dans le goût dramatique du jour, avant de se consacrer entièrement à des recherches philologiques. Dès 1830, il édita des textes médiévaux: Chronique de Duguesclin, Chansons du Châtelain de Coucy [1830], Roman de Mahomet, du Comte de Poitiers [1831], Lais d'Ignaurès [1832], d'Havelock le Danois [1833], etc, avant d'être envoyé en Grande Bretagne par Guizot, au mois d'août 1833, pour " transcrire en entier la Chronique du trouvère Benoît et l'histoire des rois anglo-saxons, de Geoffroy Gaimar; fouiller les manuscrits du Musée Britannique, des bibliothèques des universités d'Oxford et de Cambridge, et les divers dépôts littéraires dans lesquels [il pourrait] pénétrer, afin de prendre note ou copie immédiate de tout ce qui [lui] semblerait important pour l'histoire et l'ancienne littérature de la France"(277). Francisque Michel en revint deux ans plus tard, pourvu d'une ample information bibliographique, ayant préparé l'édition du poème anglo-normand de Charlemagne, qu'il fait suivre d'un " glossarial index très-étendu, et conçu sur un plan nouveau, tout au moins en France ", dans lequel l'auteur affirme s'être " appliqué surtout à rechercher dans le gothique, l'anglo-saxon et les autres anciens idiomes du Nord, les racines de certains mots employés par le vieux rimeur, mots dont la plupart sont restés dans la langue française actuelle, et auxquels le grec et le latin ne peuvent fournir d'étymologie probable."(278). Francisque Michel se montre très conscient des exigences de son travail, qui le poussent à des enquêtes de plus en plus approfondies et étendues. La découverte du fonds littéraire commun anglo-normand, dans ces années post-révolutionnaires d'un orléanisme constitutionnel, instituait une manière typiquement française de s'approprier la dimension historique, par le biais d'une mythologie des origines, qui tentait d'adapter les premiers enseignements de la linguistique germanique(279), aux exigences d'une pensée orientée par le concept de Nation.

Francisque Michel examina et décrivit, au cours de cette mission, plus de deux-cent quatre vingt dix manuscrits, d'une taille variant de 350 à 48000 vers, mais il déplora de n'avoir pu encore visiter les bibliothèques de Lincoln et Durham. Or, le 15 mai 1835 Guizot présenta un vaste programme de recherche en littérature mettant l'accent sur les origines de la langue française, et soulignant déjà les rapports parfois insoupçonnés de la langue vulgaire et de l'histoire littéraire : " Des traités en langue vulgaire sur les divers arts et métiers, sur diverses parties des sciences d'alors, des livres de compte même, peuvent devenir précieux pour l'histoire des origines et des progrès de la langue, par leur date, par leur terminologie "(280). Se marquaient ainsi l'assise d'une institution: l'École des Chartes, nouvellement créée, et les fondements d'une discipline: la paléographie médiévale. C'est en 1837, que le Ministre Salvandy donna à Michel les moyens de repartir pour enquêter de manière plus extensive dans les bibliothèques de Londres et de York, et enfin à Lincoln, Durham et Édimbourg(281). A son retour, en 1839, Francisque Michel rédigea un rapport au ministre et au Roi, qui faisait toujours référence aux travaux de Raynouard(282); puis, il fut appelé à enseigner la littérature étrangère à l'Université de Bordeaux, en qualité d'agrégé. En 1846, il devint docteur ès-lettres à Paris, ce qui lui permit d'obtenir, dans son université d'origine, un emploi de Professeur titulaire. Cependant, son activité de publication ne marquait aucun ralentissement : éditions de textes médiévaux [Chanson de Roland, 1837; Chanson des Saxons par Jean Bodel, Théâtre français au moyen-âge XIe-XIVe siècles, 1839; Roman du Saint Graal, 1841; etc.], ou études critiques et philologiques [Histoire des Croisades, 1833; Études de philologie comparée sur l'argot et sur les idiomes analogues en Europe et en Asie, 1856; etc.], se succèdent régulièrement, comme si chaque retour de saison portait en soi la promesse d'un nouvel ouvrage... En 1862, Francisque Michel, Correspondant de l'Institut de France, de l'Académie Impériale de Vienne et de l'Académie Royale des Sciences de Turin, membre honoraire des Sociétés des Antiquaires de Londres, d'Écosse et de Normandie, de l'Association archéologique Cambrienne, etc., fiit paraître les deux tomes d'un volumineux ouvrage: Les Écossais en France, les Français en Écosse(283). Et en 1872, Michel soumit au Prix Volney de l'Institut le manuscrit de son Enquête critique sur la langue écossaise, dans le dessein d'illustrer l'éveil et le progrès de la Civilisation en Écosse. Le livre fut publié à Édimbourg et Londres, en 1882, par les soins de Blackwood and Sons... Après s'être intéressé entre temps au Portugal, sous le même angle des relations réciproques, Francisque Michel mourut à Paris, le 19 mai 1887.

Après les troubadours, et leurs canso lyriques, le pibroch guerrier des Calédoniens, et la production écossaise de Michel, singulièrement sa Critical Inquiry into the Scottish Language, permettent d'expliciter quelques-uns des enjeux scientifiques et politiques qui se cachent derrière l'entreprise philologique de définition d'une origine. Francisque Michel rédigea ce texte au cours de la guerre de 1870, pour le soumettre au jury du Prix Volney de l'Institut de France(284) lors des sessions réunies de 1871 et 1872. Les recherches effectuées aux Archives et à la Bibliothèque de l'Institut de France ne permettent pas de retrouver le manuscrit de Francisque Michel. On peut en comprendre les raisons si l'on admet que le texte publié en 1882 est la reproduction de ce travail. En effet, lorsque Michel présenta son étude aux instances de l'Institut, le jury était composé de MM. Mohl, Patin, Régnier, et Xavier Marmier, l'exact contemporain de Francisque Michel.

Grand voyageur, doué d'une extrême facilité pour apprendre sur le terrain les langues étrangères, Marmier fut lui-même envoyé en mission par Salvandy en Grande-Bretagne et en Allemagne, entre 1837 et 1838, et, par la suite, devint directeur de la Revue Germanique. Cet homologue de Michel fut l'acteur d'une rivalité d'autant plus forte qu'il fut aussi nommé professeur de littérature étrangère, mais à Rennes, en 1839, et qu'il actualisait par ses travaux littéraires, en tant que spécialiste de l'islandais, du danois et du suédois, la dimension géographique contraire à la dimension historique que Michel explorait par la voie de la philologie. On voit déjà s'esquisser ici, alors que la discipline n'était pas encore institutionnalisée officiellement dans le champ du savoir, l'antagonisme qui sépare toujours, aujourd'hui, le linguiste de cabinet et le linguiste de terrain... Et s'affirmer aussi les raisons virtuelles de l'insuccès de Michel. Le 12 avril 1872, le jury se réunit pour procéder à la distribution des ouvrages, et celui de Francisque Michel échut évidemment à Xavier Marmier. Le prix fut décerné à l'issue d'une seconde réunion, le 24 mai 1872, pour laquelle le jury s'était adjoint la compétence de Milne-Edwards. Joseph Halévy en fut le lauréat pour un Essai d'Epigraphie Cypriote, qui, par sa localisation géographique et sa méthode historique plus convenables aux objectifs de Volney, écartait irrémédiablement le travail de Michel(285). Les procès verbaux(286) mentionnent d'ailleurs l'expression Hors de Concours. Et le rapport de Marmier, qui se révèle plein d'intérêt, s'ingénie à réduire la qualité du travail de son concurrent au nom d'un progrès insuffisant de la connaissance linguistique : " Mr. Francisque Michel, à qui nous devons de précieuses publications sur le Moyen-Age a été dans les dernières années très occupé des rapports de la France avec l'Écosse. Un des résultats de cette étude est le manuscrit qu'il présente à l'Académie pour le prix Volney. Dans la préface de cette nouvelle oeuvre, Mr. Francisque Michel cherche à démontrer comment la langue française a été introduite et répandue en Écosse. C'est un fait bien connu et constaté par les Chroniques du Moyen-Age, par les poësies anciennes et les historiens modernes de l'Écosse, entr'autres: Robertson, Tytler, Walter Scott... Mr. Francisque Michel, après avoir dit les causes de la diffusion et de l'usage de notre langue dans le pays d'Écosse, fait un recueil d'un grand nombre de mots français qui, avec diverses modifications, se retrouvent encore dans le dialecte écossais. Il n'y a dans ce travail de Mr. Michel pas de découvertes réelles ni une discussion grammaticale, ni la solution d'un problème philologique, par conséquent rien de ce qui entre essentiellement dans les conditions du Prix Volney. Mais cette oeuvre est faite avec un grand soin, ingénieuse, intéressante au point de vue historique et enrichie d'une quantité de citations curieuses. Par cette raison, le Rapporteur, en regrettant qu'on ne puisse donner un prix à Mr.Francisque Michel, désirerait qu'on lui accordât une mention honorable".

Nulle mention ne vint, évidemment, récompenser le travail du philologue. Si l'on prend en considération les lettres piquantes que Michel et Mérimée eurent l'occasion d'échanger entre 1848 et 1870, et dans lesquelles affleure à plusieurs reprise l'ironie caustique de Francisque Michel à l'égard des érudits, on peut penser qu'il y a là aussi une manière de vider une querelle et d'écarter un importun(287). Le manuscrit a probablement été retiré à l'issue du concours, immédiatement après la proclamation des résultats, et a été soumis à différents éditeurs. Mais les conditions matérielles de sa publication, en raison même du caractère composite de l'objet -- langue et civilisation mêlées sans véritable théorie sociologique de la langue -- furent délicates.

L'ouvrage, qui comporte 458 pages, contient dix-huit chapitres dont l'intitulé révèle immédiatement la constitution thématique: Architecture; Furniture; Banqueting and vivers; Clothing; Fine Arts; Money; Animals; Education and terms relating to it; Medicine; Law; Rogues and Vagabonds, Punishments; War and military terms; Sea terms; Music and musical instruments; Dances; Games and amusements; Words expressing abstract ideas; Sundries and phrases derived from the French. Suivent deux appendices: le premier dresse la liste des mots écossais qui, selon toute probabilité, dérivent directement des langues scandinaves, et, prioritairement, du norvégien; le second recense les mots issus du Celtique. Un index vient utilement faciliter la consultation du texte. L'ensemble est articulé et développé sous l'égide d'une préface qui met clairement en perspective les principes idéologiques de l'analyse, et qui définit à son terme l'objectif -- aveuglément tautologique -- de la reconstruction. Le produit historique résultant de cette machine idéologique est l'affirmation -- explicitement tautologique désormais, et grevée par l'insuffisante définition de la notion de French - d'un irrésistible ascendant exercé par la littérature française sur la civilisation d'Écosse : " French literature, being thus spread in Britain as well as in the rest of Europe, was a natural channel for the introduction and diffusion of French words into the Scottish language " [p.16]. Et l'on perçoit dès lors le clivage qui se profile derrière ces considérations; clivage sociologique, qui distingue une langue technicienne, soumise aux modèles historiques et esthétiques du français, pratiquée par la fraction instruite de la population et qui se perpétue, opposée à une langue commune, plus influencée par le gaélique, et partagée par les couches moins raffinées de la société, dans laquelle se perdent rapidement les emprunts au français. Si l'appellation de science fausse n'est pas l'expression condamnatoire d'une fausse science, il faut interroger plus attentivement le contenu de cette Critical Inquiry into the Scottish Language, en raison de la rétrospection historique qui replace les faits sous l'éclairage procuré aujourd'hui par un devenir que les contemporains ne pouvaient pas envisager.

Pour cela, je prendrai quelques brefs exemples. L'étymologie, dont Turgot, au XVIIIe siècle , avait posé les bases scientifiques dans un article de l'Encyclopédie, ne bénéficie guère, dans le travail de Michel, des avancées que lui ont procurées les travaux de la linguistique comparée germanique. On trouve, par exemple, des justifications appuyées par Cotgrave: " Coruie, a crooked iron employed to pull down walls, comes from the Fr. corbeau, a certain warlike instrument. In all likelihood the instrument received its name from some fancied resemblance to a crow (corbeau, a crow)." [p.30], qui exposent un rapport direct du nom et de la chose. La fréquence des termes modalisateurs, qui assertent l'évidence de la relation entre deux signe sur la base de l'observation de leurs référents, est un indice significatif du travail idéologique qui s'effectue antérieurement à l'examen scientifique des données du problème; ce qui est curieux de la part d'un philologue, sauf à considérer que les relais scientifiques invoqués dans la personne de lexicographes antérieurs constituent une procédure de légitimation suffisante, qui transcende leurs éventuels désaccords : " Aschet, asset - according to Sinclair, a small dish or plate, or, according to Jamieson, a large flat plate on which meat is brought to the table - is undoubtedly the French assiette. ". Il n'est pas jusqu'au Tartan, d'ailleurs, qui ne soit justiciable d'une étymologie française, même si Michel, pour les besoins de la démonstration, oublie la valeur originelle de l'étymon invoqué: étoffe de soie, étoffe de Tyr, étoffe précieuse, et la forme qui en justifie l'adaptation, tertaine, variante bourguignonne de tiretaine, dont on se rappellera qu'il est aussi le nom de la petite rivière, désormais canalisée et souterraine, qui traverse Clermont-Ferrand: " As to tartan, the cloth seems to have been imported with the mode of manufacture itself, from France. The word is derived from tiretaine, tirtaine, a kind of cheap cloth " [p.74]. Partant de l'idée que les Français ont véritablement introduit la civilisation en Écosse, Francisque Michel ne peut que retrouver partout les traces de cette influence, et les fouaces rabelaisiennes, de Bretagne ou d'Aveyron -- deux produits au demeurant très différents -- peuvent se prévaloir d'une ascendance sur la pâtisserie écossaise : " Most of the different kinds of cakes in, use in Scotland were of French origin. Fadge, fage, fouat, a large flat loaf or bannock, commonly of barley-meal, and baked among ashes, and also a kind of flat wheaten loaf, baked with barm in the oven (Loth.), sems to be the same as the Fr. fouace, a thick cake, or bun, hastily baked. Under kickshaws and petticoat tail, it is easy enough to discover quelque chose and petit gastel, small wastell, as a Scotsman would say." [p.55].

Il n'y a guère, apparemment, du point de vue de l'enquête scientifique, que ce travail de compilation des sources textuelles, reconstituées sans l'aide d'une véritable théorie critique de la philologie, et cette volonté -- taxinomique et maniaque- d'édifier d'interminables paradigmes. On pourrait donc souscrire aisément, sous ce rapport, aux conclusions de Xavier Marmier: travail curieux, ingénieux, soigneux, mais nulle avancée de la linguistique, dès lors que le comparatisme ne s'exerce que sous la forme sauvage de ressemblances superficielles gagées dans l'identité ou l'analogie des objets extra-linguistiques désignés. Ce serait cependant réduire exagérément la linguistique à ce qui la spécifie comme pratique scientifique: des techniques d'investigation, de déduction, d'organisation, et de reconstruction, tout en omettant ce qui achève de la constituer et de la définir comme savoir : son idéologie spéculaire, et ses implications politiques.

Francisque Michel, avant la conceptualisation de Saussure, n'avait guère à sa disposition qu'une définition intuitive de la langue, comme moyen de communication quotidienne dont la littérature fournit l'image la plus intéressante parce qu'elle en fixe le mouvement et permet l'inscription de normes d'usage. L'influence de Humboldt n'est perceptible que dans la relation que Michel introduit entre l'état de la langue et le degré de civilisation du peuple. La langue française, comme il ne cesse de le répéter, en tant qu'expression d'une société plus civilisée, a marqué l'Écosse en important dans un pays rude et sauvage les premières marques de l'urbanité et du progrès. On aperçoit immédiatement le défaut linguistique du raisonnement que permet l'approche philologique. Aux temps reculés du moyen-âge, comme aujourd'hui, il est difficile d'envisager la langue française comme un tout homogène; et, même si Michel trouve essentiellement sa documentation dans le vieux fonds anglo-normand, parmi les autres attestations de vernaculaire: bourguignon, lorrain, francien, picard, etc., cela n'autorise pas l'extrapolation de la langue à la société, et la mise en évidence d'une indéniable supériorité de la civilisation française.

Il en va de même, d'une manière encore plus complexe, en ce qui concerne la langue écossaise. Présentée comme telle par Michel, elle est conforme à la représentation traditionnelle qu'en donnent les linguistes de l'époque: hybride et " créolisée ", pour reprendre le terme dont usera Schuchardt, elle se définit plus par une situation géographique -- une zone de marche -- que par des traits morphologiques ou syntaxiques spécifiques; seuls le vocabulaire et la prononciation font apparaître sa différence. La définition qu'en donne Pierre Larousse, dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (288), promeut, en 1866, la survie des réflexions de Balbi(289), et accrédite les hypothèses implicites du travail philologique de Michel : " L'écossais proprement dit est parlé dans les Lowlands, basses terres ou plat pays, par le peuple et quelques personnes âgées d'un rang plus élevé. C'était autrefois le langage d'une cour polie et d'une nation civilisée, et il s'emploie encore aujourd'hui ans la poésie nationale. Ce n'est pas, comme on a pu le croire, un dialecte corrompu de l'anglais, mais un idiome distinct composé d'un mélange en plus ou moins grande quantité de celte, d'anglo-saxon, de danois, de français, d'italien, et même d'espagnol, en raison des rapports ou des alliances qui ont eu lieu entre les nations qui ont parlé ou qui parlent ces langues et le peuple écossais. Ainsi la langue française y est entrée dans une plus large proportion, à cause des liens d'amitié qui unissaient les cours de France et d'Écosse, et des alliances qui ont conduit dans ce dernier pays beaucoup de seigneurs français avec leur suite. La langue écossaise est riche et très-expressive. Elle offre certaines tournures familières du plus pittoresque effet, dont on ne pourrait rendre le sens dans une autre langue sans faire usage de circonlocutions; ces formes que les Écossais affectionnent et conservent comme leur rappelant de précieux souvenirs, s'attachent surtout aux mots qui expriment des idées de la vie patriarcale ou pastorale. L'écossais abonde en voyelles et supprime souvent les consonnes finales; il a des terminaisons très variées, et beaucoup de mots possèdent des diminutifs gracieux. Cette langue se prête à tous les genres, mais surtout à la poésie rustique et sa simplicité l'a fait comparer au dialecte dorien des Grecs; mais chez les Écossais, la prononciation a quelque chose de nasal et de traînant qui détruit le charme que devrait produire le concours fréquent des voyelles, si celles-ci avaient un caractère libre et sonore, comme dans la langue italienne."(290).

Comme on le voit, les considérations sur la langue servent de support à une anthropologie molle qui s'abîme dans la reprise des poncifs éthiques et esthétiques. La thèse soutenue par Francisque Michel tend à reverser tout le bénéfice de cette tâche de civilisation originelle au compte de la France, dépouillant en cela le celte, l'anglo-saxon, le danois, l'italien et l'espagnol, des quelques droits qu'ils auraient à faire valoir dans cette entreprise. Il s'agit, par conséquent, d'une sorte de captation d'ascendance dont la raison pourrait bien -- pour d'obscures raisons idéologiques -- se trouver enfouie plus encore dans le terreau national français que dans le terroir écossais.

Les débuts de l'activité philologique de Francisque Michel datent de l'époque romantique; j'ai rappelé l'impression qu'avait causée sur son imagination le personnage de la reine Marie Stuart; on a perçu l'admiration que l'érudit vouait à Mérimée, à Vigny; il n'est pas nécessaire de souligner l'influence que Walter Scott et les clubs d'antiquaires écossais ont pu exercer sur lui. Nous sommes avec lui en présence d'une intelligence typiquement romantique, dans laquelle la puissance d'évocation ou de suggestion de certains faits trouve valeur de probation. Et la philologie, dans ces conditions a du mal à se déprendre d'une certaine forme de poésie de la pensée. Elle s'écarte sensiblement, en tout cas, des avancées de la linguistique qu'exposent à la même date des travaux plus austères.

[Suite] – [Table]

Notes

276. Par opposition à une première philologie exposée au XVIIIe siècle par Lacurne de Sainte-Palaye, Lacombe, et au début du XIXe par J.-B.-B., voire Court de Gébelin.

277. Collection de Documents Inédits sur l'Histoire de France, publiés par Ordre du Roi et par les Soins du Ministre de l'Instruction Publique, Rapports au Ministre, Paris, Imprimerie Royale, 1839, p. 35

278. Ces deux dernières citations sont empruntées au Rapport, loc.cit. supra, n. 4, p. 56

279. Bopp, Vergleichende Grammatik..., Berlin, 1833; mais aussi Grimm et surtout W. von Humboldt, Sur la Différence de structure des langues humaines et son influence sur le développement intellectuel de l'humanité, Gesammelte Schriften, Akad.Berlin, t. VI, 1836.

280. Op. cit., p. 79.

281. Le second Rapport de Michel permet de suivre son itinéraire: après avoir séjourné un mois à Durham, ce qui lui permet de travailler sur une leçon anglo-normande du Roman de Brut, par Wace, puis sur les Chroniques de Gaimar et de Jordan Fantosme [A propos de la guerre sacrilège fomentée par Louis le Jeune, Roi de France, en 1173, qui inaugura, dans les textes, la longue série des guerres anglo-écossaises], il se rend à Sunderland, puis à Newcastle-upon-Tyne, et enfin à Édimbourg. Sa première visite est pour la bibliothèque des Avocats, qui renferme un beau manuscrit du Tristan en prose, et un exemplaire du Roman de Perceval datant du commencement du XIIIe siècle . Mais, simultanément, Francisque Michel prend contact avec les clubs Bannatyne, Maitland et Abbotsford, qui éditent déjà pour leurs membres ces textes médiévaux. C'est à cette occasion, qu'il fait la connaissance de Thomas Thomson, avocat et Deputy clerk registrar d'Écosse, David Laing, secrétaire du Club Bannatyne, et W.B.D.D. Turnbull, secrétaire du Club Abbotsford. Un bref séjour à Glasgow, malgré l'aide fournie par le révérend docteur Mac Gill, ne donne l'occasion d'aucune découverte, ni dans la bibliothèque du Collège, ni au Musée Hunterien. Mais le voyage en Écosse, en cette période du Romantisme français, bourgeois et épanoui, par delà les poussières des grimoires, et l'ombre des couloirs conduisant aux salles de lecture, laisse entrevoir -dans la paix et la fraîcheur des bibliothèques- la figure troublante d'une victime qui conjoint la noble tristesse d'une royauté torturée à la séduction d'une beauté française en son origine " Dans mon séjour en Écosse, j'avais eu l'occasion d'étudier le problème historique que présente la vie de Marie Stuart. La lecture des pièces de ce terrible procès qui se termina par la chute d'une belle et poétique tête me convainquit qu'il fallait encore chercher la vérité autre part: je me mis donc à sa poursuite, et en fouillant parmi les manuscrits cottoniens, je trouvai une grande partie de sa correspondance avec sa cruelle rivale, Élisabeth d'Angleterre. J'entrepris de transcrire ces lettres, pour la plupart inédites; et si le temps m'a empêché d'en copier la totalité, j'en rapporte au moins avec moi une quantité bien suffisante pour vous donner à juger, Monsieur le Ministre, de l'intérêt que présenterait la publication de la correspondance d'une reine qui fut la nôtre." [Rapports au Ministre, loc.cit. n.4, p.215]. Le charme post mortem émanant de cette résurrection philologique, l'émotion romantique suscitée par la tragique existence d'une ange fragile, qui associait de surcroît, dans son esprit et dans sa chair, les royaumes d'Écosse et de France, ces effets vertigineux devaient exercer une longue et forte emprise sur l'esprit et la sensibilité du philologue...

282. Rapports au Roi, Collection de Documents inédits sur l'Histoire de France, publiés par Ordre du Roi, 1839, p. 38.

283. On notera que ces livres de 548 et 552 p. sont publiés à Londres, chez Trübner et Cie, Paternoster Row, n° 60, dans une impression soignée de Gounouilhou, rue Guiraude, 11, à Bordeaux!

284. On se souvient que ce prix a été fondé par ordonnance du Roi, le 19 juillet 1820, et qu'il consiste, à la suite du testament rédigé par Volney, le 22 avril 1820, dans l'exploitation d'un legs de 24.000 francs or, placés sur un bien-fonds de forges de fer et bois dans la Haute-Marne, dont les intérêts doivent servir à récompenser l'auteur d'un travail philosophique sur les langues, et, plus particulièrement, leur origine asiatique. Duponceau, Renan, Mary-Lafon, au XIXe siècle, comme l'abbé Rousselot, André Martinet, Jean Perrot ou Claude Hagège, au XXe siècle , en furent des lauréats.

285. Indéniablement, toutefois, l'Écosse était bien à l'époque au goût du jour comme en témoignent : Robertson (W.), Histoire d'Écosse, t. 21 des Oeuvres complètes, publiées au Bureau du Panthéon littéraire, Paris, 1853, ou le Comte de Lafond, L'Écosse jadis et aujourd'hui. Études et souvenirs, Paris, 1887, 327 p.

286. Voir, Archives de l'Institut, Prix Volney, 40H2, f° 76

287. Voir Lettres à Francisque Michel, in Oeuvres Complètes de Prosper Mérimée, publiées sous la direction de Pierre Trahard et Édouard Champion, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1930, notamment pp. 32-37, dans lesquelles Naudet, Génin, Paulin Paris et Jubinal sont abondamment tournés en dérision.

288. D'ailleurs reprise dans les autres dictionnaires de vulgarisation (La Châtre, Dupiney de Vorepierre, Dictionnaire de la Conversation, Grande Encyclopédie, etc.)

289. Atlas Ethnographique du Globe, ou Classification des peuples anciens et modernes d'après leur langue, 1 vol. in-fol. et 1 vol. in-8°, 1826, p.173.

290. G.D.U., t. VII, p. 149 a, b.