12.4. Langue, Dialectes, Nation, et Société

A cet égard, le texte de Schleicher -- Les Langues de l'Europe Moderne [1852] -- est une réponse linguistiquement argumentée à la thèse idéologico-politique d'une répartition des nationalités par langues pratiquées. L'histoire des peuples y est corroborée par les faits de la linguistique historique; l'anthropologie molle des milieux religieux et conservateurs laisse progressivement place à une ethnologie dure, qui, en termes de biologie et de sciences naturelles, dans les milieux progressistes, n'hésite pas à parler de race; le terme de dialectologie n'apparaîtra qu'en 1881, avec la création de la chaire de l'École Pratique des Hautes Études, attribuée à Gilliéron(291). La linguistique et l'ethnologie se piquent de tracer des frontières linguistiques. Toutes innocentes qu'elles sont, si on se contente de ne leur demander que des démarcations d'idiomes, ces disciplines s'infâtuent rapidement de dangers latents, et de tensions désintégrantes de l'unité nationale, lorsqu'elles dessinent les territoires indécis des zones d'influence et l'espace fracturé des origines; fluctuante dont les isoglosses ne décrivent pas nécessairement les mêmes tracés selon qu'on s'adresse aux faits phonétiques, phonologiques, morphosyntaxiques et lexicaux. Mais, destinée obligée de toute frontière...

D. Monnier, correspondant de la Société Royale des Antiquaires de France, envisageait dès 1823 la possibilité de réaliser des cartes géographiques reproduisant l'extension des phénomènes phonétiques(292). En 1844, Nabert marquait les territoires respectifs du gaélique écossais et de l'anglais. En 1866, Schuchardt soulignait le fait que, si l'on parle de frontières linguistiques, ce n'est jamais que d'une manière métaphorique; pour lui, les dialectes s'enchevêtrent et s'entrecoupent de telle sorte qu'il est impossible de fixer des limites stables et reconnues(293). En 1878, enfin, Sébillot présente à l'Exposition Universelle de Paris une carte linguistique de la Bretagne, qui distingue les territoires gallo et briton. Tout alentour du travail de Francisque Michel sur la langue écossaise, se développait donc une série d'indices qui colorent politiquement les présupposés idéologiques de son travail philologique. En effet, montrer que le vocabulaire écossais, celui employé dans les Lowlands, est majoritairement constitué de français, c'était prendre partie en faveur d'une romanité originelle -- enfouie mais bien vivante -- qui s'oppose à l'extension celtique; cette celtomanie déferlante qui, au XIXe siècle , en France notamment, voulait voir dans le Celte la langue primitive de toutes les autres langues, une sorte de clé donnant accès au paradis des dénominations originelles. Rejeter dans les iles et les Highlands le gaélique, c'était redonner vie aux succès de la romanité triomphante infusée dans le vieux fonds anglo-saxon; c'était rappeler les luttes qui refoulèrent les Celtes conquérants aux confins du monde civilisé, aux marges d'un monde moderne issu du berceau indo-européen. C'était aussi, en raison des contenus associés à cette opposition des Lowlanders et des Highlanders, bien plus que cela.

En effet, dans un ouvrage contemporain de Bourgoing et de Schleicher, un géographe bien connu par ses guides départementaux attentifs aux singularités géologiques et humaines de chaque terroir, Ad. Joanne, pointait cet antagonisme, le portant à une dimension socio-historique : " Tandis que le système féodal des peuples germaniques s'établissait dans les Lowlands, le système patriarcal des tribus gauloises se maintenait dans les Highlands. Il y eut pendant bien des siècles en Écosse deux peuples, deux langues, deux états de la société, deux formes d'organisation. A l'époque où les lowlanders, qui parlaient l'anglais, étaient engagés dans les cadres politiques et territoriaux d'une société militaire, les sauvages highlanders, qui parlaient le gaélique, étaient divisés en clans, gouvernés par le chef de la parenté ou de la tribu, qu'on servait avec fidélité, pour lequel on se sacrifiait avec dévouement. Ils portaient tous le même nom dans le même clan et ils entretenaient de clan à clan pour les injures souffertes et les meurtres commis ces sentiments héréditaires de vengeance qui sont un des caractères principaux de l'état primitif où la société ne réside encore que dans la famille."(294).

L'opposition est ici clairement tranchée: les lowlanders, anglo-saxons, portent les valeurs de la civilité; les highlanders, gaéliques, celles d'un primitivisme qu'on ne confondra pourtant pas avec l'origine. On se rappelle qu'en cette partie du XIXe siècle , les linguistes Schlegel et Pott avaient émis des doutes sérieux quant au rattachement des idiomes celtiques à la grande famille indo-européenne(295), et que, seul, Adolphe Pictet avait trouvé à renverser cette proposition en montrant que les langues celtes et indo-germaniques partageaient la même origine aryenne... On se trouve là au coeur d'un débat dont les tenants sont ethnologiques et linguistiques, et les aboutissants philosophiques et politiques. Francisque Michel, en homme d'ordre et de raison, choisit la solution minimale, celle qui, réduisant les idiomes et les dialectes à des nomenclatures lexicales, privent ces objets langagiers de ce qui leur permet d'advenir intégralement comme langue, c'est-à-dire forme d'expression politique d'une communauté unie par un consensus national. En France, le débat qui suivit la défaite de 1871 opposa les conceptions franciennes et réunificatrices de Paul Meyer, et Gaston Paris aux conceptions provençalistes et fractionnantes des Félibrenques, et l'on vit, dans un concours de Société Savante, un glossaire l'emporter sur une grammaire(296), parce que c'était là un moyen de tenir sous la coupe de l'Etat la revendication politique des dialectes. On peut appliquer la même analyse au travail de Michel sur la langue écossaise et celle dont elle est l'écho ou le reflet distancié. Certes, le philologue emploie -- semble-t-il -- le terme de langue, language, mais justement le terme anglais est difficilement équivalent aux notions que travaille une conceptualisation en français, qui oppose la langue et le langage. Et l'on a vu que son application du terme de, pour désigner la langue française, laissait beaucoup à désirer en netteté définitoire. Si l'on fait de language un équivalent du mot idiome, on perçoit la connotation réductrice qu'il convient d'appliquer à l'objet lorsque celui-ci n'est représenté que par une nomenclature. Mais on comprend aussi que, légitimé par le prestige d'une nation qui a séculairement influencé sa civilisation, et qui lui a même confié une reine d'autant plus émouvante qu'elle fut martyre, cet idiome écossais, pris entre le pur gaélique celtisant et l'anglo-saxon hétérogène, ne cherche à faire renaître chez nos alliés le même sentiment d'indépendance et de fragmentation territoriale qui ébranle la France des débuts de la IIIe République; ce sentiment originel d'une individualité politique et linguistique auquel, en avril 1746, la défaite de Culloden, en ruinant les dernières espérances des Stuarts dans les marais, la neige et les bruyères noircies d'Inverness, avait en quelque sorte porté un coup fatal. Pierre Larousse, comme lexicographe, exprime cette liaison complexe des intérêts historiques, linguistiques, politiques et civilisationnels, que réalise la philologie française du XIXe siècle , avec toute l'apparente objectivité de l'entreprise encyclopédique et la générosité ambiguë d'un positivisme progressiste qui déplore la perte de la valeur esthétique : " Une répression terrible suivit cette défaite. Le désarmement des clans, la privation de leur costume, l'abolition des juridictions féodales, achevèrent d'établir en Écosse cette unité nationale d'idées, de sentiments, de moeurs, de costume, dont les dernières exceptions, si rares aujourd'hui, tendent à s'effacer de plus en plus. Quelque regret qu'on puisse en éprouver au point de vue poétique et pittoresque, on est obligé de s'en féliciter, car c'est en définitive la civilisation qui a triomphé de la barbarie"(297). Derrière les progrès de la civilisation, qui donnaient le beau rôle au modèle français, derrière la technicité d'une philologie, qui accréditait la légitimité scientifique du projet, l'ouvrage philologique de Francisque Michel portait ainsi, au-delà des mots, une leçon de morale sociale et d'intégrisme politique. Objets doublement signifiants, les mots laissaient alors se déplier, dans une herméneutique de l'Histoire dirigée par l'idéologie, leur immanence matérielle et leur transcendance éidétique. En fonction des dates de sa composition [1870-1872], il semble bien que cette inculcation ne s'adressait peut-être pas tant aux sujets du pays dont traitait le savant qu'à ses propres concitoyens français!...

L'accession de la linguistique au statut de science, neutralisant donc la question de l'Origine, comme le marquent encore en 1866 les statuts de la 3e Société de Linguistique de Paris(298), occulte du même coup dans la société quotidienne la dimension politique conflictuelle de la langue, et réduit les discours à de simples énoncés privés de leur puissance illocutoire. Dans cette réduction se lit l'ambition de constituer un objet d'étude et -- non sans paradoxe -- s'affiche la volonté d'aseptiser des pratiques dont la vitalité est une permanente provocation à l'égard du sentiment prophylactique de la norme. Les origines de la philologie française scientifique coïncident alors paradoxalement avec une amnésie de l'origine, qui suspend les postulations politiques antagonistes du romanisme et du celticisme, au seul profit de l'affirmation d'une langue et d'une unité nationales patiemment, et même quelquefois tragiquement, conquises sur les siècles.

C'est ici que l'on retrouve la justification de l'historicisation progressive des grammaires du français, dont il a été précédemment question. Par cette historicisation, fondée sur des bases réputées scientifiques, il devient concevable d'envisager la langue comme un organisme, comme un système de formes distinctes et repérables.

La transition d'une grammaire revisitée par les principes explicatifs de l'histoire vers une linguistique prenant en compte les aspects systématiques de la langue se marque donc progressivement au cours de ces décennies. Elle se réalise principalement par l'intégration de plus en plus marquée de tous les aspects de la production verbale et l'analyse des observations qui en découlent. La recherche de l'articulation de ces résultats avec les systématisations philosophiques rendues possibles par l'émergence d'une véritable épistémologie des sciences achève de promouvoir la conversion des empiries grammaticales en faits linguistiques. B. Jullien, par exemple, dans son Cours supérieur de grammaire qui signe en quelque sorte l'éveil français d'une modernité linguistique que les Paul Meyer, Gaston Paris et Michel Bréal -- sur la base des connaissances qu'ils ont acquises en Allemagne -- développeront de la manière qu'on sait, consigne déjà des remarques sur le mot qu'il suffira d'envisager sous l'aspect sémiologique de la représentation pour convertir en définition du signe linguistique : " On appelle mot toute émission de voix destinée à représenter une idée [...]. Une émission de voix qui ne représenterait aucune idée ne serait qu'un ou plusieurs sons. [...] Un mot peut donc être défini rigoureusement comme l'expression d'une idée par la parole, ou plus brièvement l'expression d'une idée, si l'on suppose que la parole est le moyen unique dont il s'agit pour le moment "(299). De ce milieu du siècle date encore la prémonition des principes d'une sémantique à venir, que les analyses philosophiques de Claude-Bernard suscitent par leur volonté de concilier l'observation des faits et sa réfraction dans l'analyse : " L'étendue de la signification et la compréhension de l'idée dans les substantifs -- écrit encore Jullien -- marchent en sens inverse : les noms les plus généraux ont l'étendue la plus grande, et la plus petite compréhension; les noms propres d'individus ont l'étendue la plus petite possible; mais en même temps la plus grande compréhension "(300). Autour de la sémantique bréalienne alors en cours de constitution, Brigitte Nerlich(301) a bien étudié cette émergence de nouveaux intérêts scientifiques, et la progressive affirmation des principes sociologiques d'une linguistique française qui cherchait alors à se démarquer du modèle germanique. On saisira là le parcours qui mène de Paul Ackermann [1812-1846], et Honoré Chavée [1815-1877], à Raoul Guérin de la Grasserie [1839-1914]. Les premiers s'inspirant à l'évidence du modèle historique d'engendrement des formes de la langue, le dernier, à l'inverse, cherchant à distinguer précisément entre les faits d'ordre statique et les faits d'ordre temporellement dynamique. Et dans cette observation se lit en germe le développement futur d'une science linguistique du français fondée sur l'observation stéréoscopique des faits : d'une part celle du jeu interne des constituants en présence, comme la pratiquera Charles Bally; d'autre part celle des variations historiques qui en ont altéré les formes superficielles, comme le feront Léon Clédat et Ferdinand Brunot. Indépendamment de l'impact exercé par Saussure, il est indéniable qu'Antoine Meillet, qui vécut équitablement au XIXe et au XXe siècle , tirera de cet antagonisme la force dialectique nécessaire à la constitution d'une linguistique générale et historique à la française, c'est-à-dire profondément empreinte d'intérêts sociologiques.

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Notes

291. Voir, sur ce point, ma communication à I.C.H.o.L.S. IV, Trèves, 1987, Des Cacologies à la Dialectologie, en France, au XIXe siècle, Actes, Benjamins, Amsterdam/Philadelphie, 1990, pp. 701-714.

292. Voir " Vocabulaire rustique et populaire du Jura ", Mémoires de la S.R.A.F., t. V, pp. 246-309, et t. VI, 1824, pp. 150-219.

293. Voir Vokalismus des Vulgärlateins, Linz, 1866, p. 32.

294. Adolphe Joanne, Itinéraire de l'Écosse, Paris, 1852, p. 13. C'est nous qui soulignons les termes dénotant ce rapport étroit de la langue à l'état d'une société.

295. Du dernier, surtout, on pourra consulter Etymologische Forschungen, t. II, Lemgo, 1867, pp. 17-39

296. Ce fut le cas, en 1869, lorsque l'abbé Lalanne obtint le prix de la réunion des Sociétés Savantes pour un Glossaire du parler d'Oiron (Vienne), contre Fernand Talbert, auteur d'une Grammaire et d'un Dictionnaire du dialecte Blaisois.

297. G.D.U., t. VII, p. 153 b. C'est nous qui soulignons encore les implications politiques de cette analyse, et la manière dont le progrès parvient à faire voir dans l'origine un stade primitif à dépasser.

298. La seule connue, et qui ait survécu jusqu'à aujourd'hui, en dépit des tentatives de 1837 et de 1851.

299. B. Jullien, Cours Supérieur de Grammaire, 1ère partie : Grammaire proprement dite, Paris, Hachette, 1849, extrait du Cours Complet d'Éducation pour les Filles, p. 61.

300. Ibid., p. 64 b.

301. Brigitte Nerlich, Semantic Theories in Europe, 1830-1930, John Benjamins, Amsterdam-Philadelphia, 1992, pp. 125-204.