13.4. Ambitions et limites des dictionnaires : les relais de la grammaire

La multiplication croissante des ouvrages lexicographiques dans les quarante premières années du XIXe siècle est un signe tangible de cette incapacité à saisir le monde à travers les mots. On sait que Poitevin fait même succéder au titre de son ouvrage une glose qui expose cette bonne volonté impuissante : Dictionnaire universel, glossaire raisonné de la langue française, comme s'il fallait que la raison se justifie elle-même des exclusions que ses limites lui font prononcer: ce qui n'est pas intégrable aux paradigmes pré-construits de la nomination du monde, ne saurait, au sens le plus étymologique, être substantiellement et formellement désigné.

L'homme curieux ou profond, se fait alors antiquaire ou archéologue du langage et va chercher sa provende dans les discours spécialisés dont les dictionnaires donnent parfois quelques fragments, qu'au mieux ils référencent d'un titre dans leur bibliographie. L'homme pressé, déjà circonvenu par les séductions et les contraintes industrielles de la société moderne, se tourne simplement vers les dictionnaires, ceux de Boiste, ou de Bescherelle, et tous les autres, pour y appréhender rapidement le contenu d'un terme dont les emplois n'ont pas encore régulé les valeurs d'usage. Le lexicographe, même s'il s'appuie sur des exemples littéraires, s'adjuge l'auctoritas. La définition, absolue, marque la frontière du connu et de l'inconnu, du vérifié et de l'hasardeux, de l'interdit et du permis. Et l'émancipation de la littérature romantique se gagne donc dans la transgression; moins d'ailleurs "le bonnet rouge" que les infléchissements, les glissements ou les gauchissements du rapport du signe à l'objet. Dans la seconde partie du XIXe siècle , avec les grandes entreprises de Dupiney de Vorepierre, puis de Littré, de Larousse, de La Châtre, Guérin ou de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, et leurs grands dictionnaires en plusieurs volumes imprimés sur plusieurs colonnes de caractères minuscules, cet autre lecteur impatient, cet hypocrite, son frère, apprend à devenir lui-même industrieux et à lire ces ouvrages comme de véritables spéculations de la langue sur le monde. Une manière d'édifier l'idéologie de leurs auteurs en science du lexique.

Un dernier point affectant l'évolution de la langue française du XIXe siècle consiste dans les débuts d'une grammaticographie systématique que chaque grammairien ou linguiste veut faire sienne. Par grammaticographie, j'entends principes réfléchis de composition et de rédaction d'une grammaire. Cette attitude et cette pratique, depuis Girault-Duvivier et sa Grammaire des grammaires de 1812 jusqu'au Bon Usage de Grevisse, qui en est l'héritier direct, permettent d'intégrer au développement de l'ouvrage des références au traitement des mêmes questions par des grammairiens antérieurs ou contemporains. De ce va et vient déjà expérimenté au XVIIe et au XVIIIe siècles, mais plus largement appliqué au XIXe siècle , résulte une capacité d'analyse critique en laquelle nombre de problématiques linguistiques trouvent leur origine. La Grammaire historique de la langue française que publie Kr. Nyrop entre 1899 et 1930, et qui donne pour chaque branche de la grammaire un exposé historique de sa constitution, est probablement le meilleur exemple d'une grammaire désormais soucieuse de justifier et expliquer les formes de la langue actuelle non seulement en recourant à leur histoire mais aussi en les replaçant dans l'historicité de leurs diverses et successives explications jusqu'à ce jour.

Admirables certitudes issues d'une certaine forme de positivisme scientiste, mais qui ne purent néanmoins empêcher qu'autour des faits de la parole, des discours et des textes, toujours allégués comme exemples grammaticaux, toute une partie de la grammaire pratique du français répudiât la critique et revînt à l'interprétation herméneutique du sens des énoncés, cherchant à vérifier comment les instruments de la grammaire pouvaient servir au mieux les intérêts de l'expressivité. En d'autres termes, comment une certaine conception du style pouvait aider à dépasser in situ les impasses explicatives d'une linguistique historique plus descriptive que radicale.

Au début de la seconde moitié du XIXe siècle , Bernard Jullien notait : " Chez nous, tout est parfaitement défini : les limites des sciences sont précises et leurs parties bien déterminées. Chez les anciens, rien de pareil. Le grammairien ne s'occupait pas seulement d'établir les règles générales du langage, il expliquait les expressions difficiles, les locutions vieillies ou étrangères; il rassemblait des passages explicatifs tirés d'autres écrivains; il donnait des éditions annotées d'ouvrages entiers; il résolvait les difficultés de certains passages; faisait dans les textes les changements qu'il croyait nécessaires, et rédigeait le catalogue critique des écrivains classiques. Tout cela nous semble fort éloigné de la grammaire proprement dite; et, pour tout dire, en un mot, c'est moins notre science grammaticale que des commentaires de tout genre, c'est-à-dire des suites de notes sur toute la teneur d'un ouvrage. Un commentaire a, en effet, 1° une partie historique, qui consiste à chercher les coutumes ou les circonstances auxquelles le texte se rapporte; 2° une partie critique qui pèse les variantes, discute l'autorité des textes; 3° une partie lexicographique, si l'on réunit les mots peu connus ou qui ont besoin d'explication; 4° une partie littéraire, si l'on juge l'ouvrage du point de vue de la composition et des règles de l'art; 5° enfin, une partie purement grammaticale ou technique, si l'on note les innovations, si l'on explique les différentes figures, si l'on montre les principales beautés du style. Nous avons des commentaires où toutes ces parties se trouvent ensemble; d'autres sont plus spécialement consacrés à l'une ou l'autre. Telle était la grammaire pour les anciens..."(360). Et il condamnait un processus qui n'a cependant pas cessé de se développer en sous-main, derrière le courant linguistique, dans toute la grammaire française de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle . Que les progrès de la grammaire française du XIXe siècle aient réellement accompagné le mouvement même de la langue, cela peut rester objet de discussion selon la position épistémologique de chacun; en revanche, la dérive progressive de cette grammaire vers la prise en considération de l'expressivité et du style constitue un fait d'évidence. Le traitement d'une question telle que celle des prépositions -- question morpho-syntaxique et grammaticale ou linguistique, s'il en est -- fait apparaître le phénomène dans toute l'ampleur de son développement.

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Notes

360. Bernard Jullien, Thèses de Grammaire, Hachette, 1855, " Coup d'oeil sur l'histoire de la grammaire ", p. 7.