13.5. Le cas du traitement des prépositions

Du point de vue de l'épistémologie des descriptions grammaticales -- saisie dans ses variations à travers l'histoire -- l'objet Préposition attire donc très vite l'attention de l'observateur. L'exemple de Bernard Jullien, grammairien et linguiste du milieu du XIXe siècle peut servir de repère et de médiateur dans l'évaluation d'un cheminement qui mène à la situation d'aujourd'hui et à ses incohérences prolongées. La préposition est un objet de langage que l'on reconnaît à son fonctionnement, mais dont on ne sait pas très exactement définir la nature et la place à l'intérieur des parties du discours; d'une manière qui n'est pas sans rappeler le statut de l'adverbe. Les ouvrages qui traitent d'ailleurs ces notions s'empressent généralement de les faire se succéder dans leur organisation. L'histoire de cette notion au début du XIXe siècle peut éclairer quelques aspects de la spécieuse façon dont grammairiens, grammatistes et linguistes ont été obligés, jusqu'à nos jours, de traiter par le style un tel objet. La bibliographie sur le sujet des ouvrages du XIXe fait apparaître les grandes tendances qui clivent alors l'univers grammatical français: le débat prolongé de la métaphysique et de l'idéologie qui institue la grammaire générale en modèle explicatif de l'intelligence humaine, mais aussi un empirisme pratique dont l'école va s'emparer et faire le fondement presque inaltérable de son institution en matière de langue. Lévizac, dont l'objectif était de permettre à un public anglophone de se familiariser avec les difficultés du français(361), reproduit une définition qui est celle répertoriée dans tous les ouvrages descriptifs de la fin du XVIIIe siècle , officialisée par l'adoption du Lhomond [1764] comme manuel de la République [1793] : "Les prépositions sont des mots qui servent à exprimer ou à désigner les différents rapports que les choses ont les unes avec les autres. Les prépositions sont fixes et invariables; elles n'ont ni genre, ni nombre. Seules, elles ne forment point de sens. Pour qu'elles signifient quelque chose, il faut qu'elles soient suivies d'un régime exprimé ou sous entendu [...]"(362). Laveaux, comme auteur d'un Dictionnaire des Difficultés Grammaticales et Littéraires du français, est particulièrement habile à faire se succéder diverses options théoriques dans un article éclectique, et peu soucieux d'homogénéité épistémologique puisqu'il énonce clairement la contradiction interne qui, normalement, devrait opposer ces positions du problème : "Les prépositions considérées seules ne sont que des signes généraux et indéterminés des rapports. Elles font abstraction de tout terme antécédent et conséquent, et cette indétermination en rend l'usage plus général, par la liberté d'appliquer l'idée de chaque rapport à tel terme, soit antécédent, soit conséquent, qui peut convenir aux différentes vues de l'énonciation. Mais nulle préposition ne peut être employée dans le discours sans être appliquée actuellement à un terme antécédent dont elle restreint le sens général par l'idée dont elle est le signe, et sans être suivie d'un terme conséquent qui achève d'individualiser le rapport indiqué d'une manière vague et indéfinie dans la préposition"(363).

De cette situation ambiguë procède la médiocre qualité des descriptions du fonctionnement des prépositions lorsque l'analyse veut exposer des exemples. Jean Verdier est conduit, conformément à son projet, à faire interférer les principes de la syntaxe casuelle latine avec une hypothétique rémanence de ces formes dans la langue française, qu'un Jullien -en 1851- ne répugne pas encore de faire figurer dans ses modèles de description du français : "Les prépositions sont toujours des copules de régime entre un terme substantif qui en est l'objet indirect ou accidentel, et un autre mot qui en est le recteur. Les unes gouvernent l'accusatif et les autres l'ablatif." [p.185]. A la même époque M.-P.-G. Galimard, dans un Guide des Instituteurs et des Institutrices, propose un classement qui fait ouvertement interférer la description formelle de la définition et le sémantisme latent d'une onomasiologie non encore réfléchie : "La préposition est un mot indéclinable qui est devant le nom, et qui détermine le sens de la phrase; elle indique les différents rapports que les choses ont les unes avec les autres. Les prépositions ont toujours un régime, les adverbes n'en ont point. Les prépositions marquent la place, l'ordre, l'union, la séparation, l'opposition, le but et la spécification. Les prépositions qui marquent la place sont: chez, dans, devant, derrière, parmi, sous, sur, vers. Celles qui marquent l'ordre sont: avant, après, entre, depuis. Celles qui marquent l'union sont: avec, devant, outre, pendant, selon, suivant. Celles qui marquent la séparation: sans, excepté, hors, hormis. Celles qui marquent l'opposition: contre, malgré, nonobstant. Celles qui marquent le but: envers, touchant, pour..." [p.115].

On aura remarqué qu'un tel cadre mêle non seulement des intérêts différents, mais également des objectifs mal définis ou sériés : certaine de ces catégories sémantiques ne peuvent se contenter d'une définition en extension -- la liste reste ouverte -- quand la définition en compréhension est elle-même sujette à discussion. Or, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce cadre sémantique est rigoureusement celui proposé par Dieudonné Thiébault pour sa propre analyse, en l'occurrence une critique serrée de la réduction des rapports prépositionnels à un seul type, comme l'avait au reste réalisée Dangeau au XVIIIe siècle . Mais on aura compris alors que les cadres esquissés par Thiébault visaient moins à permettre l'édification d'une organisation sémantique du raisonnement qu'ils ne cherchaient à préciser les invariants de sens selon lesquels se distribuent les emplois des prépositions. Thiébault sait éviter soigneusement les points de suspension à la fin des listes, ajoutés par Galimard; et, condamnant Duclos, il affirme la nécessité de ne pas travailler sur des objets isolés, et de les regrouper en séries auxquelles, seuls, les contextes d'emploi donnent un sens : "Il faudra poser l'attribution de rapports bien fixes et déterminés en eux-mêmes, mais dont l'application est indivise, vague, suspendue, jusqu'à ce que les deux termes du rapport soient connus" [ article VII, *90]. La conception de Thiébault affirme donc légalement la double valeur de la préposition :

-- une valeur formelle, héritée de la morphologie et de la syntaxe;

-- et une valeur objective, dévolue à l'inscription des effets de sens,

qui l'autorise à dénoncer le simplisme affiché par Beauzée lorsque ce dernier fait de la préposition une sorte de simple exposant, exhibant une identité cachée [p. 230]. Par cette analyse se précise alors une tendance de l'histoire de la grammaire française, à savoir la propension à toujours récupérer les résultats de la recherche contemporaine, au besoin en les simplifiant ou en les intégrant à des modèles épistémologiques entièrement contraires.

Sans aller jusqu'à l'exacte préfiguration d'une stylistique, que Bally formalisera, au XXe siècle , comme étant l'étude des qualités d'un énoncé, résultant du choix conscient que l'utilisateur fait des éléments constitutifs d'une langue donnée dans une circonstance donnée, on peut voir là qu'une part importante de l'évolution de l'histoire de la grammaire française, au cours du XIXe siècle , consiste dans ce glissement progressif et inéluctable -- en raison de l'aveuglement épistémologique des grammairiens scolaires français -- vers des intérêts plus expressifs que formels, et plus idéologiques que scientifiques. Collin d'Ambly amorce incontestablement ce mouvement lorsqu'il plaide en faveur des possibilités de répétition des prépositions pour des raisons principalement sémantiques et prosodiques : "Ce qui peut nécessiter la répétition des prépositions, ce n'est pas tant la multiplicité des antécédens que la multiplicité des conséquens. [...] La répétition des prépositions avec chaque complément a lieu toutes les fois que le sens de la préposition se porte sur chaque objet en particulier, et non sur la réunion de ces objets. [...] Dans les énumérations, on peut éviter la répétition de la même préposition. En revanche, la suppression des prépositions a lieu :

1°) pour la brièveté, lorsqu'il étant exprimées, elles ne donneraient aux locutions ni plus de clarté, ni plus d'élégance;

2°) lorsque la préposition exprimée changerait le sens de la locution;

3°) lorsque le rapport et la liaison sont suffisamment indiqués par les circonstances" [p. 176].

L'équilibrage des membres de la période, l'harmonieuse distribution du nombre dans une proposition, le rapport progressif des constituants de la phrase, concurremment à l'objectif de clarté et de précision, gouvernent des choix expressifs qui mettent en difficulté l'explicite d'une grammaire logique idéale dans laquelle les propositions ne peuvent être évaluées que sous l'aspect de leur conformité à un modèle ternaire simple et simpliste que décrivent les termes de thème, copule, propos, ou de judicat, judicande et judicateur, etc., préconisés par les tenants d'une grammaire logicisante. La tendance inaugurée au premier quart du XIXe siècle , qui consiste à occulter les difficultés de définition et de description de la préposition en tant que partie de discours derrière un discours descriptif des emplois, non seulement va se généraliser, mais va aussi favoriser le développement d'une nouvelle attitude face à la langue et à la grammaire. C'est cette nouvelle manière de regarder les choses qu'on peut nommer la visée socio-stylistique de la langue et de la grammaire.

Le premier indice de cette transformation est certainement à rechercher dans les cacologies et cacographies répandues à foison dans les milieux les plus populaires, par la voie du colportage, de la bibliothèque de l'instituteur ou des cabinets de lecture. Une des plus célèbres d'entre elles, celle de Boinvilliers, consacre presque autant de pages à la question de l'accord des participes qu'à celle de la justesse d'emploi et des qualités discriminantes d'utilisation des prépositions, soit près de soixante-dix sur deux-cent trente... L'objectif est de fournir les principes de bonne utilisation sociale d'une partie de discours dont le caractère labile est démultiplié, en tant que révélateur d'un certain niveau culturel, par la subtilité des nuances de sens que lui accordent les grammatistes. Il y a là quelque chose d'analogue au mouvement de standardisation et de diffusion d'une graphie normée, d'une orthographe sélective. On peut alléguer, à titre d'exemple et de confirmation, les nombreux débats suscités par cette même question dans les périodiques de l'époque: ainsi de la France Grammaticale de Bescherelle, dans les numéros de sa seule année de publication [1838] ou du Journal Grammatical, étudié plus haut, qui, en 1837 encore, renferme quantité de notules précisant les conditions de bon emploi de la préposition en relation avec une norme sociale du bien parler : "Etes-vous en famille? pour dire, avez-vous des enfants, est une très-mauvaise locution. régulièrement parlant, êtes-vous en famille? ne doit signifier autre chose que êtes-vous au-milieu de vos parents? J'aime mieux aller de pied, pour j'aime mieux aller à pied, est une locution vicieuse. On trouve bien dans le Dictionnaire de l'Académie les phrases suivantes: Cet homme va bien du pied, il va du pied comme un chat maigre, pour dire qu'il marche bien, qu'il voyage pédestrement, mais on ne doit pas imiter en tout les Académiciens. Il vaut mieux dire: il va à pied."(364).

Le second indice est à chercher dans les dictionnaires de difficultés, qui, d'un point de vue ou d'un autre, mais dans le cadre d'une référence plus claire aux travaux des grammairiens et avec la méthode des lexicographes, tentent de corriger le langage vicieux, et qui reprennent sur la préposition un discours prescriptif. Le défaut de bases morpho-syntaxiques stables, eu égard aux conditions de l'épistémologie linguistique de l'époque, laisse rapidement subvertir le fait grammatical par les phénomènes annexes de l'expressivité et de la correction normative. Ainsi, le Dictionnaire Critique et Raisonné du Langage Vicieux de Platt saisit-il l'occasion d'un développement sur la fausse concurrence de Prêt à et Près de pour exposer les considérations sémantiques légitimant l'emploi de l'une ou l'autre forme, et condamner l'indifférenciation qui porterait atteinte à la clarté de la langue et à l'efficacité du langage. On connaît bien la validité de ces arguments, qui font intervenir des raisons idéologiques du XVIIIe siècle (365) mêlées à des considérations socio-politiques typiques du premier tiers du XIXe siècle , destinées à légitimer la volonté bourgeoise de normer rigoureusement l'usage de la langue. Comme j'ai essayé de le montrer jadis(366), on voit là s'opérer une sorte de démocratisation de l'art-science qu'est la grammaire, puisque le sens, constituant le mieux partagé -- en apparence -- de la langue, vient désormais s'imposer comme une évidence dont la clarté doit offusquer tout effort de la raison, de la logique, et bientôt -mal dont nous souffrons encore- de la linguistique. Laveaux, compilateur de la tradition grammaticale, ne déroge pas et se conforme à la tendance générale, comme le marque son article Préposition : "En général, presque toutes les prépositions qui sont d'une seule syllabe veulent être répétées avant tous les noms en régime, toutes les fois qu'il y en a plusieurs: Dieu souffre qu'il y ait des malheureux pour exercer leur patience et pour donner lieu aux riches de pratiquer la libéralité. La patrie a des droits sur vos talents, sur vos vertus, sur vos sentiments et sur toutes vos actions." [p. 576 b.].

On sera d'ailleurs sensible au fait que l'argument invoqué, ici comme ailleurs, est essentiellement un argument d'autorité dont l'origine est assignée à ces grammairiens, épurateurs et moralisateurs, normalisateurs, issus de la Révolution et de l'Empire, dont Alain Berrendonner a étudié naguère la pérenne spécificité(367). Vanier, qui est d'ailleurs sous bien des aspects un opposant à Laveaux, ne fait pas autre chose que reprendre à son compte le même type d'argument en ce qui concerne les usages de la préposition. La logique, non celle de l'articulation des propositions du jugement, mais celle -référentielle au monde- de l'expérience concrète et quotidienne vient paradoxalement au secours de la raison d'autorité du grammairien : "D'après l'Académie, tous les lexicographes répètent préposition de lieu; puis ils renchérissent comme le font Laveaux et autres, en disant préposition de temps. Ex. ne sortez pas par ce mauvais temps. Or je le demande à tout être qui a le moindre bon sens, est-ce temps ou par qui exprime le temps? Il n'y a pas plus l'idée de temps dans le mot par qu'on n'y trouve l'idée de destruction dans: il tombe par pièces. Dans le mot par il n'y a ni temps, ni lieu, ni pièces, ni destruction; il n'y a qu'une idée de rapport entre l'antécédent et le conséquent. Traduire par en moyen, en temps, en lieu, etc., c'est prendre la plus fausse route; c'est aller chercher la cause pour l'effet, c'est vouloir faire entrer l'arbre dans l'un de ses fruits. Prenez-le par le bras, conduisez-le par la main, je le tiens par la tête. (Laveaux) Ce grammairien donne cet exemple pour nous prouver que la préposition par sert à désigner l'endroit par lequel on prend, on tient, on conduit! Mais non, encore une fois, vous tenez l'individu par où? par la tête. C'est donc tête qui désigne l'endroit par lequel vous le tenez, et non la préposition par. C'est une doctrine bien enracinée que celle de confondre ainsi le second terme du rapport avec le signe du rapport."(368).

Elle fonde ainsi dans une sorte de pseudo-objectivité la légitimité de la subversion des justifications métaphysiques ou empiriques par l'intentionnalité stylistique. Et elle marque, presque paradoxalement, la distance prise avec les analyses qui mettent en avant la fonction de " copule de régime ". Mais, conjointement, cette logique essentiellement discursive -- au sein, encore une fois, d'une métalangue non problématisée et non autonymique -- retrouve d'une certaine manière les intérêts pratiques de Vogel(369), ou les nécessités de clarté et d'euphonie chères à Lévizac, et qui avaient servi en quelque sorte à articuler le passage de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle , si l'on en juge par ses différentes éditions(370): "Les prépositions n'ont pas une place fixe dans la langue française. Comme dans la langue latine, tout mot seulement gouverné par une préposition se met tantôt au commencement, tantôt à la fin, quelquefois même au milieu des phrases. Ce mot exprime ordinairement une circonstance d'un autre mot, et le modifie. Il doit être placé, en conséquence, de manière qu'on ne puisse pas se méprendre sur le rapport qu'on a eu en vue, et qu'il marque. C'est la netteté du sens qui l'exige; mais s'il y a de la clarté dans la phrase, quelque place qu'on lui donne, c'est alors l'oreille qui doit décider, car il ne faut jamais déchirer cet organe par un cliquetis si désagréable de sons et contraire à l'harmonie de la langue française." [L'Art de Parler..., p. 232.]

Esthétique d'une harmonieuse logique de la pensée, esthétique de l'euphonie du discours, nous sommes bien là dans une première stylistique de la langue dont, au milieu du siècle, le Cours Supérieur de Grammaire de Jullien rend le plus parfaitement compte en effectuant une stricte répartition de la matière de langage entre la grammaire proprement dite [1er volume : prononciation, orthographe, étymologie, syntaxe, construction] et la haute grammaire [2e volume : rhétorique, poétique, stylistique]. En reprenant à son compte les impératifs d'exactitude et de pureté, Jullien s'inscrit dans une tradition difficile à rompre; mais, en reversant l'application de ces impératifs dans le second volume de son ouvrage, il innove par l'assignation d'un domaine spécifique à ces qualités esthétiques, qui ne ruine pas en son fondement l'effort de donner à la grammaire, sous le coup de l'évolution des connaissances historiques, une théorisation plus solide.

Mais Jullien n'est pas seulement l'auteur de ce Cours Supérieur de Grammaire, il est également responsable d'une rhapsodie en vingt articles publiée -- en 1855 -- sous le titre de Thèses de Grammaire. Bien que cet ouvrage composite n'aborde pas directement la question des prépositions, il est très éclairant en ce qui concerne les conditions du déplacement vers le style des intérêts de la grammaire. Il aborde en effet l'histoire de la grammaire française, pour montrer comment celle-ci va dans le sens d'un " perfectionnement de l'esprit humain dans l'analyse des idées et de leur expression " [p. 50]. Et ce dernier terme marque bien le dépassement du but originel que s'assignaient les philosophes du siècle précédent. De cette recherche constante d'une euphorie expressive de la langue, Jullien tire des conséquences sur l'euphonie latente du matériau et l'harmonie matérielle du français. Il justifie rétroactivement d'ailleurs ces considérations par l'examen des conditions d'emploi des " relatifs et conjonctifs invariables ", lesquelles -- pour être entendues -- nécessitent une véritable relatinisation syntaxique du français [p. 162] soucieuse de conserver aux énoncés des qualités de logique -- en accord avec une rythmisation du sens inattendue à l'époque -- que légitiment seulement les contraintes de l'expression. C'est de cet amalgame historico-idéologique que Jullien part donc pour élaborer une conception singulière et globalisante -- pour ne pas dire organiciste, terme qui prêterait alors à confusion par référence au domaine de l'esthétique romantique germanique- du style. Une conception nationale -- donc politique -- et, si l'on veut, organique -- donc linguistique -- du style, rendant compte de la rétrogradation de la grammaire dans ce dispositif à un rang secondaire, tandis que le premier rang est désormais occupé par l'expressivité de la langue et la revendication d'une subjectivité de la parole reflètant indirectement les qualités de l'individu : " Les modernes, et particulièrement les Français, poussant leurs observations grammaticales [de l'étude du style] sur tous les points, reconnaissant mille circonstances délicates qui avaient échappé aux études précédentes, ont aussi mis partout un esprit d'ordre, une clarté, une sévérité de logique, inconnus jusqu'à eux; ils ont établi des définitions et des divisions aussi complètes que précises, et composé une science vraiment digne de ce nom, aussi vaste dans son ensemble, aussi certaine dans ses détails que les autres doctrines philosophiques, physiques, mathématiques ou morales, dont nous jouissons aujourd'hui" [p. 274]. On voit alors se périmer dans ces lignes le modèle d'une grammaire générale présentant les cadres généraux de fonctionnement de la pensée ainsi que les règles particulières de sa verbalisation. Mais on voit -- en revanche -- s'exhausser aussi dans le propos de Jullien une conception outilitaire -- comme aurait dit Raymond Queneau! -- de la grammaire faisant de cette dernière l'instrument de réalisation d'une ambition esthétique nécessairement en prise sur les valeurs de chaque époque culturelle.

C'est pourquoi l'analyse des mécanismes du langage y est toujours traitée en référence avec les repères de l'histoire morale des nations. Derrière l'apparente et plaisante liberté d'allure des Thèses de Grammaire de Jullien, se dissimule un plaidoyer non dénué d'intérêt en faveur d'une étude globale de la langue et du langage sous les aspects de leurs formes matérielles et de l'histoire de leurs représentations. Les formes de la morphologie et de la syntaxe y deviennent signifiantes, bien au-delà de ce que le comparatisme et l'histoire pouvaient leur faire dire en termes scientifiques. Seul, à la même époque, un grammairien Suisse instruit selon d'autres traditions, Cyprien Ayer [1825-1884], s'est alors trouvé en mesure de présenter un modèle se démarquant entièrement de ce qui se rédigeait alors en France. Récusant la prééminence du fait stylistique sur le fait syntaxique, Ayer donne toute sa place à la classe des prépositions dans les cadres plus stricts d'une morphologie historique [p.136-38], et -- selon ses propres termes -- d'une syntaxe de dépendance [p.240-45]. On trouve dans ces pages de 1851, au travers de la réactualisation de certains aspects du système casuel des langues anciennes, une volonté évidente d'épurer la description et l'explication du fonctionnement des prépositions : "241 Les prépositions dites de lieu marquent: "

a) Le lieu proprement dit [où], c'est-à-dire les diverses relations ou rapports dans lesquels les objets peuvent se trouver les uns à l'égard des autres dans l'état de repos: sur, au-dessus, de, à, en, dans, chez...

b) La direction d'un mouvement, qui suppose nécessairement deux termes, un point de départ [d'où?] et un point d'arrivée ou but [où?], et de plus un point ou espace intermédiaire [par où?] ...

De marque le point de départ, c'est-à-dire l'extraction, l'origine, la séparation et l'éloignement... On exprime le passage au moyen des prépositions par, à travers, au travers de... Le point d'arrivée, c'est-à-dire le rapport de tendance ou de rapprochement ne se distingue pas en général du lieu proprement dit, et la langue exprime le plus souvent ces deux rapports par les mêmes prépositions: à, en, chez..."(371).

On observe donc ici une détermination résolue à restreindre au maximum les critères stylistiques, conformément à l'épistémologie impliquée dans le titre par l'adjectif comparée. Le souci, ainsi que cela avait d'ailleurs été reconnu du vivant de son auteur, de " remplacer la routine par la méthode, les règles empiriques par les principes rationnels, l'artifice par la nature, et l'arbitraire par la raison ". Mais, tout ceci, évidemment, au-delà des frontières strictes de la France, un peu dans la même situation d'anticipation aveugle et vaine qu'avaient connue les sciences du langage lorsque la dialectologie de Stalder(372) avait trouvé près du Lac des Quatre Cantons, entre 1812 et 1819, les fondements scientifiques de sa définition. On se situe évidemment là dans une optique de la langue délibérément différente. Ayer est en effet un des premiers grammairiens à appliquer la méthode historique de Diez, avec rigueur et constance. Si l'on observe le contenu de son ouvrage, on doit constater qu'il est de près de vingt ans antérieur à la première édition de la Grammaire Historique de Brachet, et que, sous bien des aspects, il la précède de bien plus encore. En effet, quand Brachet, au chapitre de la Préposition [p.243-247], se contente de dresser un relevé morphologique fondé sur les évolutions de l'étymologie latine, sans s'intéresser aux conditions propres de fonctionnement de cet objet, c'est-à-dire en excluant ses contraintes d'actualisation en discours, Ayer, comme l'exemple précédent l'a montré, tente de dégager l'affinité qui lie les prépositions et les adverbes en langue, et la distinctivité qui les oppose en discours, liée au phénomène de la rection. A partir de cet ancrage formel de la définition, il lui est alors possible, développant les remarques de Diez, de dresser une sorte de typologie des effets de sens de la préposition(373), qui formalise les multiples interprétations du sémantisme de cet objet lorsque ce dernier n'est pas saisi comme terme de langue.

Or, le modèle exposé par Ayer, en 1851, n'a pas retenu immédiatement l'attention. Celui exposé par Jullien, en revanche, l'a emporté et a ouvert la voie à ces multiples -- et parfois hermétiques -- remarques sur les emplois de la langue dont Remi de Gourmont, au nom d'une esthétique de la langue française, a été l'un des plus zélés thuriféraires. Mais la France ne pouvait rester longtemps insensible aux développements généraux de la science européenne. Tout dans l'institution politique incitait à combler le retard pris dans les quarante premières années du XIXe siècle : l'École des Chartes [réorganisée en 1829, renforcée en 1852], l'École Pratique des Hautes Études [1867], l'extension progressive du domaine couvert par le Prix Volney de l'Institut depuis que Renan en obtint le bénéfice [De l'Origine du Langage, 1848]. Et, à partir de 1860, le retour en France des jeunes savants formés aux méthodes de la linguistique germanique, qui à Berlin, qui à Bonn, Meyer, Paris, Bréal, Brachet... On pourrait penser que la méthode et les principes de la science nouvelle balaieraient vite les errements d'une grammaire révolue. Mais, comme la grammaire de Brachet le révèle, les linguistes français ne s'approprièrent pas immédiatement l'ensemble des connaissances qu'ils étaient allés quérir outre-Rhin. Et, soumis au prestige conjoint qu'exerçaient en France la tradition historique romantique et le positivisme naissant, ils privilégièrent dans le modèle de Diez tout ce qui pouvait contribuer à une meilleure connaissance de l'évolution des formes, mais excluaient aussi tout ce qui, dans la Grammaire des Langues Romanes, poussait vers une abstraction des rapports de sens par le biais de la comparaison pré-typologique. Ils s'enfermaient donc, sans trop y réfléchir, à l'intérieur d'un cercle vicieux dans lequel, incessamment, la théorie ne pouvait s'appuyer que sur l'usage.

Comme le langage a naturellement l'univers pour cible, ce sont alors les conditions externes du monde qui leur servirent de régulateur aux faits de langue. On pourrait décrire en termes analogues les considérations générales qui donnent naissance à la formalisation de la sémantique telle que Michel Bréal la réalise à la même époque. Ou telle que Darmesteter envisage la question de La Vie des Mots. Ce sont là les effets d'une historicisation mal dirigée, concomitante d'une individualisation de l'expression réclamée par la montée de l'impressionnisme esthétique. Les travaux de Cyprien Ayer ne furent reconnus en France, après 1870, que sous les recommandations de Littré et de Ferdinand Buisson. Mais, à la même époque, Frédéric G. Bergmann, professeur à la Faculté de philosophie de Strasbourg(374), publiait un Cours de Linguistique inspiré du même Diez, mais dédié " à la Mémoire du grand Écrivain et de l'éminent Critique Charles-Augustin Sainte-Beuve, qui s'est intéressé à mes études et m'a donné des témoignages précieux de son estime et de son amitié ". Cet attelage curieux de la langue et de la littérature constitue un signe institutionnel fort de la difficulté que la linguistique eut toujours, en France, à neutraliser les phénomènes de l'expressivité. Le travail de Bergmann porte effectivement sur une fable de La Fontaine : Le Rat des Villes et le Rat des Champs, et revendique la place de la philologie au sein des études littéraires. Mais ses analyses de la préposition, malgré l'apport incontestable de la grammaire historique, ne se démarquent guère -- quant à leur pouvoir explicatif -- des travaux du début du siècle; l'étude juxtalinéaire, au surplus, interdit une quelconque possibilité de vue d'ensemble des conditions sémiologiques de constitution de cette partie du discours. Certes, l'appareil théorique mis en oeuvre est apparemment plus imposant, et la volonté probatoire plus affirmée, mais, si l'on prête une suffisante attention au détail de la démonstration, on retrouve, comme en 1820 :

-- le critère euphonique: la langue française aime -de quel lieu idéologique?- les voyelles ouvertes ;

-- la référence à l'expérience quotidienne empirique [ici la mouche et son observateur] ;

-- et le témoignage des valeurs classiques de la latinité,

qui interfèrent ici avec une reconstruction historique évoquant par le sanscrit la question de l'origine du sens, et dont le point d'application final est un texte littéraire... Un objet esthétique, valorisé à plus d'un titre par la société et ses institutions, est devenu le prétexte à une application objective du savoir linguistique historique; mais, comme le dessein comparatiste est effacé par force de la perspective analytique, il ne reste plus alors qu'à recourir aux principes éternels d'un classicisme idéologique. Toute l'empreinte du style se trouve ici inscrite.

Le XIXe siècle a progressivement et subrepticement fait dériver l'aphorisme célèbre du Discours de réception de Buffon à l'Académie : " [les connaissances, les faits, les découvertes...] Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer [...], vers une appréhension totalement subjective et psychologisante -- sinon définitivement psychologisée -- de la notion sous l'influence du mythe du génie individuel et individualisé par son emploi de la langue. A travers ce processus s'est opérée une réduction de la notion de " Style " à ses seuls attributs rhétoriques et grammaticaux, l'esthétique littéraire et l'esthétique de la langue en étaient dès lors venues à se retrouver dans un objet polymorphe, hautement ambigu et passablement prétexte à discordes(375). En effet, un danger latent s'inscrit dans l'ouverture du jugement critique à l'esthétique individuelle, celui de la dissolution de la langue comme facteur d'intégration de la communauté nationale : " Que si, par quelque raison tirée de la langue, la forme du commencement ne convient point à la suite de sa pensée, il [l'écrivain] force la règle, ou la courbe, ou l'étend, ou la fait ingénieusement rentrer dans son dessein; ce premier dessein s'assimile, de force ou de gré, tout ce qui suit; de là des fautes plus ou moins choquantes; mais de là aussi d'heureuses découvertes et de véritables grâces de style. [...]. Il faut pourtant bien l'avouer: dans une telle liberté, l'abus est bien près de l'usage; l'usage est presque un abus. Cette liberté menace les fondements du langage. La langue, ainsi que la société civile, repose sur le respect de la propriété; en grammaire comme en politique, il y a des droits acquis; chaque mot réclame son idée comme chaque individu son bien. Que ces droits soient livrés au bon plaisir de tous ou d'un seul, la langue s'écroule ainsi que la société; mais d'une autre part, dans l'immobilité forcée de la propriété, la langue et la société croupissent. La langue française doit sa vie et son progrès au mouvement continuel que lui ont imprimé des innovations semblables, sinon égales, à celles que nous venons de signaler. Mais il faut que ce mouvement de la langue s'opère lentement et sans violence; plus il est insensible, plus il est sûr; il se légitime d'autant mieux qu'on en connaît moins la source; autant que possible, il faut qu'il soit anonyme. De nos jours il est bien loin de demeurer dans ces conditions; en fait de langue, la propriété est de toutes parts menacée; l'arbitraire individuel se substitue à l'arbitraire légal; la convention, base du langage, tend à s'effacer, et par conséquent la confusion à s'introduire "(376).C'est ainsi qu'aux composantes grammaticales et linguistiques, éthiques et esthétiques du style, il convient d'ajouter une fois encore dans l'histoire de la langue française du XIXe siècle et de ses réflexions spéculaires une composante politique, au sens le plus abstrait et le plus pratique du terme. D'où naquirent les dénominations de style et stylistique, initialement appliquées à des objets représentant au mieux -- dans les textes littéraires et les discours soutenus -- les intérêts culturels de la bourgeoisie instruite. N'est-il pas curieux, comme l'a fait remarquer Danielle Bouverot(377), que le substantif ne soit attestée dans la langue française qu'en 1872 et que l'adjectif ne s'impose qu'en 1905?

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Notes

361. Il y aurait d'ailleurs là toute une étude à faire sur les conditions de diffusion de la langue française au début du XIXe siècle dans les grammaires rédigées à l'intention d'un public étranger; on y pourrait cerner les implications réciproques de la langue et de la politique, certes, mais il y aurait là une base également pour l'analyse des rapports de dominance culturelle à substrat linguistique, dont on retrouverait l'intérêt à l'époque des révolutions européennes de 1848; il conviendrait de ne pas négliger, dans cette optique, les adaptations mêmes des grammaires classiques françaises par des auteurs étrangers, telles les innombrables adaptations de Lhomond, de Wailly, ou Panckoucke à l'instar de celle réalisée par Penzenkusser (v. Biblio).

362. L'Art de parler et d'écrire correctement... p.139.

363. Cf. Loc.cit. v. infra, Biblio, p.575 a.

364. Journal de la Langue Française et des Langues en Général, 3e série, 1ère année, novembre 1837, p. 198

365. La référence indirecte aux qualités développées par le Discours de Rivarol sur l'Universalité de la Langue Française (1784) est -sous cet aspect- particulièrement éclairante.

366. V. J.-Ph.Saint-Gérand: " A propos du discours esthétique sur la langue française dans quelques grammaires de 1803 à 1849 ", in Actes du Colloque G.E.H.L.F. Limoges 1982, p.p. TRAMES, 1984, pp.19-32

367. Alain Berrendonner, L'éternel grammairien, Étude du discours normatif, Berne, Peter Lang, 1982.

368. A. Vanier, Dictionnaire Grammatical, Critique et Philosophique, Paris, 1836, p.489.

369. V. infra l'association surprenante de la logique et de la pragmatique au service d'une meilleure adéquation de l'expression aux conditions de son actualisation, bien avant l'éveil d'un intérêt quelconque pour la théorisation moderne de l'énonciation.

370. La première édition, publiée à Londres, date de 1797; la 7e, et dernière, de 1822; l'ouvrage est diffusé en France depuis 1799; le Journal de la Librairie française en assure régulièrement l'annonce élogieuse.

371. Célestin Ayer, Grammaire comparée de la langue française, Lausanne, Georg, 1851, p. 545

372. Pourtant portée à la connaissance de Coquebert de Montbret dès 1809, à l'occasion de l'enquête menée par ce dernier sur les patois d'une France extensive, v. J.-Ph. Saint-Gérand : Des Cacologies à la Dialectologie en France, au XIXe siècle ", Actes de ICHoLS IV, t.II, Trèves 1987, Benjamins, 1990, pp.223-234

373. On se reportera en particulier au paragraphe 240, p. 544, de son ouvrage, qui présente une remarquable prémonition de la théorie de l'actance telle qu'elle est développée par B. Pottier dans Linguistique générale, Klincksieck, 1974, pp. 55-56.

374. Alors sous domination prussienne depuis la défaite de 1871.

375. Voir : J.-Ph. Saint-Gérand, " Histoire, Modèles et Style " in Morales du Style, Presses Universitaires du Mirail, Coll. Crible, Toulouse, pp. 37-59.

376. Chrestomathie française, t. III, 2e éd., 1836, pp. 49 in Mélanges littéraires, publiés par P. Kohler, Société d'Édition Vinet, Payot, Lausanne, 1955, p. 154-156

377. Voir Danielle Bouverot, " La stylistique restreinte ", in Au bonheur des mots, Mélanges en l'honneur de Gérald Antoine, Presses Universitaires de Nancy, 1984, pp. 463-470.