Les statistiques relevées en 1809 par Coquebert de Montbret font état pour l'empire de 27.926.000 locuteurs "français", 4.071.000 locuteurs italiens, 2.705.000 locuteurs allemands, 2.277.000 locuteurs flamands, 967.000 locuteurs bretons, et 108.000 locuteurs basques. Et F. Brunot rappelle que l'Abbé Grégoire constatait en 1794 un état de sous-développement de la langue française sans rapport avec les frontières réelles du territoire : "On peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie; qu'en dernier résultat le nombre de ceux qui l'écrivent correctement est encore moindre"(81). Pourtant l'heure est à la généralisation d'une langue unifiée par les besoins de la politique et pour les nécessités -- en premier lieu -- de l'efficacité militaire voulue par Napoléon Bonaparte. Le plus récent ouvrage de Brigitte Schlieben-Lange résume parfaitement ce mouvement de réglementation aboutissant à : " Une uniformité linguistique qui correspond à l'unité économique, sociale et politique, à la liberté, à l'égalité et à la nation, et [qui est] également le symbole de ces unités. [...] Le legs de la pensée linguistique révolutionnaire est double. D'une part, elle impose l'identification, de l'unité politique à l'unité linguistique, identification à laquelle aucune politique linguistique ne peut échapper jusqu'à nos jours. D'autre part, elle institue le modèle d'une langue bien faite, construite sur les principes de l'analogie qui se substituerait aux langues capricieuses et historiques en éradiquant tous les germes d'une possible diversification "(82). Il appartiendra ensuite aux différentes époques du XIXe siècle -- romantisme, positivisme entre autres -- de modifier cette réponse aux interrogations du social, et de produire à leur tour des modèles proposant d'autres réponses, notamment celles reposant sur le principe de diversité individuelle du sujet, ou de généralité et d'abstraction scientifique. Mais ceci est un autre problème.
Les Archives de la parole, souhaitées et créées par Ferdinand Brunot, ne verront le jour qu'après la fin de notre conception du XIXe siècle [1911], et nous ne conservons pas de documents qui constituent une image plausible de la réalité des faits articulatoires de l'époque. Néanmoins certains textes permettent de se faire une idée approximative -- par réflexion indirecte -- de ces derniers, tant dans leur effectivité d'actes de parole que dans leur capacité à signifier sociologiquement l'origine des locuteurs. A l'enquête que Coquebert de Montbret lance effectivement en 1808 sur l'état des parlers en France, assortie d'une demande de traduction de la Parabole de l'Enfant prodigue, afin de mieux connaître le vocabulaire de chaque terroir, Louis-François Ramond de Carbonnières [1755-1827], alors préfet du département du Puy-de-Dôme, apporte une réponse descriptive parfaitement éloquente de la situation linguistique en basse-Auvergne à la date de 1808 :
" Cet envoi renferme [...] enfin quinze traductions de la parabole de l'enfant prodigue dans les divers dialectes usités dans le Département et rangés par arrondissemens de sous-préfectures. Les grandes différences de traduction qui existent entre ces dialectes exigeaient ce nombre de traductions. Votre Excellence observera que la ville de Clermont elle-même n'en fournit aucune à cette collection. Le Patois y est tout-à-fait dégradé, chaque quartie à [sic] celui des villages qui l'avoisinent ou avec lesquels il a des rapports, et l'usage du français y domine de manière a [sic] avoir attiré tout-à-fait le dialecte du païs. Le Patois de Riom ne necesite également que peu de considération, il a de même cédé presqu'entièrement au français, les dialectes qui doivent plus particulièrement être remarqués sont ceux des montagnes pastorales et des lieux écartés des grandes communications, comme Besac [Bessat], Latour [La Tour-d'Auvergne], Saint-Amand-Tallende.
Le langage auvergnat n'est qu'un des nombreux idiomes populaires nés de l'usage vulgaire du latin, et difficilement on y trouverait aujourd'huy autre chose que du latin fort corrompû, tout-à-fait privé de syntaxe et fortement mélangé de mots français anciens ou nouveaux qu'une communication continuëlle y a introduits. S'il y existe des mots celtes, il faudrait les chercher plutôt dans le nom des montagnes, des rivières, des villages, que dans les objets d'un usage vulgaire, et ces mots se rettrouvent également chés nous et dans la plupart des langues modernes. Ainsi la dénomination de Puy qui est donnée ici à toutes les montagnes et que le latin monastique a traduit par Podium est la même que le mot Poëy qui dans les Pyrénées exprime toute espèce d'élévation de terrein [sic], et qui se retrouve en français dans le mot appuyer dont la signification est actuellement si détournée. De même le mot cheïre, qui s'applique ici aux contrées couvertes de laves, inégales, âpres et hérissées, est le mot sierra employé en Espagne pour désigner toutes les chaînes de montagnes et ne diffère pas du mot sarrat qui a dans les Pyrénées septentrionales une valeur analogue. Des recherches exactes, au reste, trouveraient dans le Patois d'Auvergne quelques mots indigènes dont l'usage est bien moins étendu dans les dialogues analogues. Banne qui signifie corne et qui s'applique par métaphore à certains rochers élevés, comme horn, qui a la même signification en allemand, est joint au nom d'une partie des pics des hautes alpes [sic], Banne, dis-je, est un mot que je ne connais point dans les patois Romans dont j'ai intelligence. [...]
Mais une chose qu'il importerait de constater c'est l'exacte prononciation de ce dialecte, car la prononciation survit jusqu'à un certain point à toutes les formes du langage et donne souvent sur l'origine des peuples des indices plus certains que ne le font des mots qu'ils ont communément empruntés. Sur cet objet j'apperçois [sic] une manière de prononcer les voyelles et les diphtongues qui peut tenir en partie à la grossièreté des organes rustiques, mais qui a néanmoins quelque chose de particulier et de traditionnel. [...] Pour remonter plus haut, il serait curieux d'avoir des ouvrages écrits anciennement et où l'on pût reconnaître l'orthographe essentiel [sic] du patois. Nous n'en avons plus de traces que dans les noms de lieux et dans les noms propres, nous voyons, par exemple, que les l mouillés s'écrivent comme en gascon et en portugais par lh [...]. "(83).
Outre ses propres qualités linguistiques, le document est intéressant par la lumière qu'il jette sur la place du français comme langue de culture et de tradition, héritière des traditions latines et celtes, mais considérée dans l'instant de ce début du XIXe siècle comme la koïné dont a besoin l'unification d'un territoire encore instable, en expansion et rétractation alternées selon les avancées et les reculs de la politique militaire et économique.
Et il est vrai que -- soulignant d'une part l'historicité d'une morphologie lexicale et d'une syntaxe supportées en chaque terroir par des habitudes phonétiques diverses, et, d'autre part, la prégnance nationale de la contrainte graphique uniformisante -- Ramond de Carbonnières met immédiatement le doigt sur le point aporétique de la définition de toute langue. Comment définir cette dernière, et les sous-classes -- patois, dialectes, etc. -- auxquelles elle est confrontée, s'il n'est postulé l'existence d'un objet idéal en qui se neutralisent les tensions de l'histoire, de la géographie, du politique et du social. Faire advenir -- à quelque deux-cent cinquante ans de la Renaissance -- une langue unifiée qui soit celle du peuple, tel que celui-ci est issu régénéré de la Révolution, et pourvu de la sauvegarde des Droits de l'homme, suppose concrètement une dose d'optimisme considérable, un sentiment philanthropique aigu, et de hautes espérances placées dans l'édification d'un système scolaire qui -- en dépit de la création de l'Université napoléonienne et des Lycées qui y mènent -- reste entièrement à construire. Pour l'heure, dans la pratique quotidienne, à Clermont-Ferrand comme à Arras ou à Manosque, à Bordeaux ou Troyes, comme à Paris, au reste, et même dans ce jardin de la France qu'est la Touraine, tout n'est que dispersions au sens que possède ce terme dans les analyses statistiques. Et le sentiment épilinguistique du préfet nous ramène à un moment du développement de la langue où cette dernière prend conscience de sa nature intime intrinsèquement politique. La correspondance d'un célèbre bibliothécaire du début du XIXe siècle , Charles Weiss, membre de cette bisontine " connection " qui fournit entre autres à la France Charles Nodier, Victor Hugo, le chimiste Regnault, le linguiste Gustave Fallot, a naguère permis de prendre connaissance de certains spécimens de ce français moins spontanément graphié et sans souci de l'orthodoxie qu'il n'y paraît, et qui laisse apparaître les traces d'une standardisation en cours que le scripteur tente maladroitement de reproduire. Ainsi de ce témoignage d'un apprenti-perruquier, ancien compagnon d'enfance de Weiss :
"Paris, le 26 vendemier an 8
Morey à son ami Vaisse
Je vous fait a savoire que je suis arrivez en bonne santé à paris, je suis un peu en retar de vous écrire, mais c'est que j'ai resté lontems en fesant la route. jetoit avec des officiers et nous avons passé dans leur pays ou nous nous somme bien amusez pendant queque tems de la nous somme venu prendre le coche a auxer ou nous avons fait nos frace comme y faut d'abor nous avions de for jolie femme et nous avions couché deux nuit dans le coche et nous some arrivès a paris le meme jour que bonaparte y est arrivé incognitot àpène savoit-on cil etoit arrivez, on est cependan tres trenquille a paris, mais le commerce ne va pa du tout, cependans on samuse bien, c'est domage que les louis ne valle que six frans et moi je me donne une pante de prendre une chambre au premier sur le devant auci je taille dans le grans car je vien de faire connaissance d'une petite femme qui est très jentille mais c'est domage que je ne peu pas lavoire toutes les fois que je voudrois car son mari est bien jaloux cependans elle vien de me faire dire de passer ches elle de suite pour la compagner à l'opéra quelle est seulle et je vai bien vite me donner une pante pour mi randre car je ne manque pas de choses comme sela cest elle qui pais bien entendu parce que l'opéra est trop cher pour moi, mon cher ami, je crain de la faire attendre, je fini en vous embrassan et suit avec amitié,
votre ami Morey
P.S. bien des choses a vos gence et ches méline lavette nodié desse au pere Sevette vous lui demanderais si la envoyer ma clarinet a luxeuil javois donné commission au jeune homme qui travaille ches vaillan priere de lui demander dite lui je vous prie de la remettre a se jeune homme pour qui la fasse passer au citoyen lalet bouché à luxeuil, vous m'obligeres.
Voici mon adresse morey perruquier Vieille rue du temple ches le citoyen Delair marchan de vin en face l'hotelle Subise n° 719 a paris. excusez moi si ma lettre est mal ecrite c'est que je suis tres pressé.
Au citoyen Vaise fabrican de bas ches son pere rue ronchaux a besançon dep. de haute Saone."
Les textes de cette nature, comme Nathalie Fournier et Sonia Branca l'ont jadis montré(84), ne constituent ni une image fiable de l'écrit, ni une mémoire fidèle de l'oral; ils sont matières composites reproduisant les effets de contrainte exercés sur les locuteurs et les scripteurs du français par les hiérachisations sociales issues du bouleversement révolutionnaire et des recompositions de l'Empire, de la Restauration, et des différents régimes leur ayant succédé. Ces documents soulignent l'impossibilité d'opposer nettement oral et écrit dans la dimension historique. Morphologie et syntaxe, acceptables d'ailleurs en d'autres circonstances énonciatives, soutiennent ici la progression d'un lexique sans marques évidentes de déviance; reste la graphie, qui, sous un mimétisme obstiné de l'oral, dissimule les formes, affole la segmentation et bouleverse la compréhension immédiate du contenu de ces textes.
Et que l'on n'aille pas voir là un effet de l'illettrisme affectant les plus bas niveaux de la société; oral -- même délicat à se représenter -- n'est pas plus synonyme de populaire et fautif qu'écrit ne l'est de correct et soutenu. De même qu'aux siècles précédents les graphies de Mme de Sévigné, de Marivaux, de Mercier ou de Sade pouvaient avoir de quoi surprendre, il est encore possible, au début du XIXe siècle , de se comporter comme le jeune Edgar Quinet écrivant à sa mère dans un français qu'on jugerait aujourd'hui indigne, et qui n'est pourtant que l'expression de sa difficulté à intérioriser les règles normatives de l'usage correct de la langue. La liste d'exemples suivants(85) donne une idée juste de ce que peut produire à cet égard, entre 1808 et 1820, un enfant puis un adolescent provincial à qui ne manquèrent ni les conseils, ni les maîtres. Les éléments dispersés dans cette correspondance ont été regroupés à des fins de clarification de la présentation :
A/. Verbes, et conjugaisons:
Les difficultés sont ici prioritairement orthographiques, relevant de divers ordres :
1° tout d'abord liées à des questions morphologiques :
-- Construction aspectuelle provincialisante [lyonnaisisme] et archaïsante : C'est la première fois que je fus t'accompagner
-- On me redit toujours que si j'étais seul, je travaillerais moins, comme si jamais je ne serai bon à rien [sic] : Le système hypothétique est exprimé dans ce cas selon l'usage courant de l'oralité [imparfait de l'indicatif + conditionnel présent]. Cette dernière forme est parfois définie comme un "futur vu du passé " : combinaison morphologique de -- rai [marque du futur] et s [marque de l'imparfait, 1ère personne]. C'est probablement cette présence latente d'une visée prospective, condamnant selon ses maîtres l'avenir des efforts du jeune Quinet, qui justifie le faux futur : serai bon à rien. Le dictum "être bon à rien", placé sous l'éclairage d'un modus "comme si", aurait dû normalement se résoudre en: je ne devais être bon à rien.
-- Forme obsolète du subjonctif présent : Quoiqu'on die.
-- Impératifs des verbes du 1er et du 3e groupe en -- re : tâches, montres, demandes, apprend [sic]
-- Méconnaissance de l'orthographie du participe passé : Je lui ai remi, [...] écri: [sic]
-- Méconnaissance de l'orthographie de la 3e personne du singulier de l'imparfait du subjonctif : Ce n'est pas que la présence de mon papa ne me gêna beaucoup: [sic] pour : ne me gênât beaucoup. L'erreur est assez révélatrice de la difficulté que peut rencontrer un jeune enfant -- même doué -- lorsqu'il veut mettre en place à l'écrit l'aspectualité et la modalisation linguistiques du procès qu'il énonce. A l'oral, le passé simple de l'indicatif insère le procès dans une énonciation historique, qui met en place -- dans la conscience de l'enfant -- les différents repères temporels de sa représentation du phénomène énoncé. Et cela lui suffit probablement. A l'écrit, les nécessités de la concordance des temps et la contrainte exercée par le modus, en l'occurrence l'expression d'une hypothèse repoussée [Ce n'est pas que...], légitiment l'imparfait et la mise à distance énonciative du dictum [gêner] que représente le subjonctif; il manque seulement au jeune Quinet la conscience orthographique spontanée des marques de la discrimination formelle: ^t, indices de 3e personne, pour faire coïncider la reconstruction verbale de la chronologie et la représentation mentale de l'expérience vécue.
-- Non observance de l'accord du participe passé: la méthode latine qu'il m'a prêté [sic]
-- Présent fautif de l'indicatif des verbes du 3e groupe en -- re : Je te le promet; J'attend [sic].
-- Si j'ai resté; avec qui j'ai resté en parfaite union: [sic], en place de suis; Il y avait longtemps que je n'avais passé ainsi de la tristesse à la joie, en place de étais [sic] : Erreurs caractérisées par les dictionnaires correctifs de Molard [1802] et d'Hautel [1808] comme courantes. Après la Grammaire des Grammaires de Girault-Duvivier [13e éd. 1848, p. 465-466], Ferdinand Brunot, dans Histoire de la Langue Française [t. X, p. 324], note que cette alternance possible -- et constatée dans l'usage! -- des deux auxiliaires avec le même verbe constitue alors "une précieuse ressource pour la langue, à laquelle elle permet de se refaire des formes exprimant purement et simplement le passé, à côté de celles qui expriment l'aspect accompli".
2° Directement dépendantes -- ensuite -- de l'orthodoxie graphique elle-même :
-- afliger: [sic]
-- envelloper: [sic]
-- fesait pour faisait
-- guerrie: [sic]
-- je pourai: [sic]
-- qu'il exausse: [sic]
-- racomode: [sic]
-- se débarasser: [sic]
-- suplier: [sic]
-- te profitte: [sic]
3° Exprimant la pression d'une hypercorrection latente :
-- groupper: [sic]
-- n'addresserais: [sic]
-- rappeller, je me rappellais: [sic]
-- repprocher: [sic]
4° Parfois marquant encore la subsistance de modèles étymologiques archaïques au début du XIXe siècle :
-- employerai, payera, essayera, aye, iraye: [sic].
-- je scais, j'ai scu [noter l'absence de la cédille]
B/. Morphosyntaxe des pronoms, conjonctions, adverbes, adjectifs :
-- Accord de l'adjectif au masculin pluriel, latitude archaïque : les pleurs désespérés
-- Amalgames : plutot, plutôt, sitôt pour plus tôt, si tôt: [sic]
-- Amuïssement du l final de il en position antéconsonantique, d'où confusion avec la forme du relatif : à ce qui paraît [archaïsme toléré]
-- Confusion de la conjonction et de l'adverbe relatif : ou pour où: [sic]
-- Confusion du verbe Avoir et de la préposition : a pour à: [sic]
-- Dégroupement du démonstratif locatif : - ce pays-cy, archaïsme déjà largement obsolescent
-- Disjonction : d'avantage: [sic]
-- Emploi du relatif omnibus : à l'heure que je t'écris: [sic]
-- Indistinction de la nature des conjonctifs : quelle soit persuadée [sic], parceque [sic], tandisque [sic], quoiqu'il en soit: [sic], puis qu'alors: [sic], et ce en n'importe quel contexte
-- Non observance de l'alternance des formes du démonstratif devant voyelle ou h aspiré : ce heureux moment: [sic]
-- Si te plaît, en place de: s'il te plaît: [sic] : Cas typique d'amuissement oral et populaire de la consonne liquide suivant une voyelle antérieure et précédant une consonne dentale sourde, que les phonéticiens classiques expliquent par confusion progressive et indistinction des points d'articulation. Phénomène largement attesté en franco-provençal, qui s'étend même aux marges comtoises et bressannes de ces parlers. Quinet est originaire de Bourg-en-Bresse.
C/. Orthographie d'usage(86)
-- Alumete : [sic]
-- Aplaudissement : [sic] : Le jeune Quinet est déjà victime des querelles opposant rénovateurs et conservateurs de l'orthographe française. Entre 1761, Dictionnaire Grammatical, et 1787, Dictionaire Critique [sic], l'abbé marseillais Jean-François Féraud avait été l'un des premiers à revendiquer la suppression définitive des consonnes doubles. Indépendamment de ce courant, les éditions du Dictionnaire de Boiste [de 1800 à 1823] notent une large série: Aplaigner, Aplaigneur, Aplaner, Aplaneur, Aplanir, Aplanissement, Aplanisseur, Aplatir, Aplatissement, Aplatisserie, Aplatisseur, Aplatissoire, Aplester, Aplestie, Aplets, Aplite, Aplomb, Aplome, Aplotomie, Aplude, Aplustre, Aplypsies, qui a pu influencer l'enfant face à la série plus restreinte: Applatisserie, Applatissoir, Applaudir, Applaudissement, Applaudisseur, Applicata, Application, Applique, Appliquée, Appliquer. On est là au coeur des tensions de l'usage et de sa régulation -- sinon de sa régularisation -- par les autorités institutionnelles de la langue. Un enfant du début du XIXe siècle , pas plus qu'un enfant de la fin du XXe siècle , n'a de chance de se retrouver sans erreur dans ces difficultés. La question du redoublement des consonnes -- notamment celle de p -- est une des questions abordées par Marle dans son projet de Réforme orthographique de 1826-27-29, qui attirera l'attention de Fourier désireux de répandre cette simplification dans son Phalanstère, et de Cabet, qui rédigea avec elle son Voyage en Icarie.
-- apliquation: [sic]
-- assiduement: graphie acceptée jusqu'à la réforme enregistrée dans le Dictionnaire de l'Académie française de 1878, et aux tolérances de 1902.
-- bierre: [sic], hypercorrection
-- bisarre: [sic]
-- bobeaux: [sic]
-- brilliant: [sic] la graphie marque nettement que la prononciation de l mouillée, encore exposée comme normale et régulière par Littré en 1867, et qui devrait être respectée dans le cas de la graphie ll, tend nettement déjà à disparaître; pour être maintenue, il lui faut être inscrite par excès sous la forme d'un i hypercorrectif.
-- chansonette: [sic]
-- Du pour dû: [sic] : l'accent circonflexe -- au masculin singulier seulement -- est attesté depuis le grammairien Sylvius [1531] et rendu obligatoire par l'Académie en 1740; le Dictionnaire de l'Académie de 1762 [4e éd.] précise que l'accent a pour fonction de discriminer les homonymes.
-- excelens : [sic]
-- guères: archaïsme [s dit adverbial]
-- interressant: [sic]
-- longtems, printems : archaïsme graphique accepté jusqu'en 1848 environ
-- méridionnal: [sic]
-- mes parens, sentimens, mouvemens, talens: archaïsme graphique courant jusqu'en 1850-55
-- phisionomie, phisique: [sic], très courant jusqu'aux environs de 1820-25
-- poingts liés: [sic], hypercorrection
-- reclu: [sic]
-- temp: [sic], contre la graphie archaïque tems, et concurremment à la forme moderne temps.
D/. Lexique proprement dit :
-- Grâces à: [sic] : Le substantif Grâces au pluriel ne s'emploie guère -- selon le dictionnaire de l'Académie 1835 [6e éd.] -- que précédé de "bonnes"; il se dit alors de " La faveur ou de la bienveillance, de l'amitié qu'une personne accorde à une autre ". Etre dans les bonnes grâces de...; ou comme synonyme d'une " prière que l'on fait à Dieu après le repas, pour le remercier de ses biens ". Dire grâces. Dire vos grâces. La locution grâce à est toujours employée au singulier lorsqu'elle signifie à l'aide, au moyen de. Mais l'enfant est probablement assez influencé ici par la prolifération des formes plurielles du nom dans le vocabulaire théologique: grâces naturelles, surnaturelles, extérieures, intérieures, gratuites, sanctifiantes, générales, expectatives, pour composer cette forme que pourraient également justifier, le cas échéant, des raisons de prosodie héritées de l'enseignement : sur le modèle du -s adverbial -- "Per/cé/jus/que/ zau/fond/du/coeur.
-- nocturne [féminin] : le terme est initialement adjectif épithète de musique, comme dans "lettre circulaire", l'ellipse du substantif conduit à garder le genre de ce dernier pour l'adjectif substantivé. Le substantif "nocturne" est cependant considéré comme masculin dès les années 1785-88 et enregistré comme tel dès l'Académie 1798, Boiste, etc.
-- pauvre chetiot: hypocoristique régional.
Mais il est clair que le domaine du lexique est celui qui -- à cette époque -- laisse déjà apparaître le moins de transgressions. Il est vrai que depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle la grammatisation du français passe largement par la fabrique de dictionnaires...
Graphie et phonétisme, en-deçà des faits de morphosyntaxes, sont donc les secteurs dans lesquels se perçoit le plus encore l'instabilité de fixation du français. D'où les querelles graphiques qui traversent le XIXe siècle , et les tentatives de réformes qui -- jusqu'au XXe siècle -- les accompagneront. Dans le Journal Grammatical de 1835, Michelot note : " Toutes les doubles consonnes étymologiques et orthographiques, inutiles à la perception intellectuelle et physique d'un mot ou d'une syllabe, se suppriment dans la prononciation. Ce principe, qui n'est peut-être écrit nulle-part, est du nombre de ceux qui résultent de la nature même du langage, et que toutes les personnes qui parlent bien et sans affectation, appliquent pour ainsi dire à leur insu. Une telle loi, comme toutes celles de la parole physique, vient de l'instinct, du sentiment de l'oreille, juge irrécusable de l'harmonie des langues, chez toutes les personnes qui n'ont point étouffé l'activité du sens de l'ouïe "(87). Et l'on voit même paraître à cet égard des revendications allant jusqu'à la pétition de principe onomasiologique : " Nous donnons le titre d'Orthophonie à cette partie de la grammaire qui enseigne à prononcer les mots exactement. En effet, si l'art de bien écrire est appelé Orthographie, celui de bien prononcer doit se nommer Orthophonie. L'Orthophonie est d'autant moins à négliger dans notre dictionnaire qu'il est plus commode à chacun de ne pas aller chercher ailleurs la manière de prononcer les mots qui s'y trouvent enregistrés. La grande difficulté est de peindre à l'oeil les son fugitifs et incertains des lettres [...] "(88). Les choses sont d'ailleurs bien plus complexes et délicates dans la réalité de leur actualisation, et au-delà même de nos capacités de reconstruction, si l'on en croit par exemple un De Wailly qui expose ingénuement une évidence alors non avouée, et que ne l'est toujours pas plus maintenant : " Nous avons deux sortes de prononciation; l'une pour la conversation, l'autre pour les vers et le discours soutenu "(89). Qui nous restituera précisément aujourd'hui la phonologie du " français " pratiqué vers 1820 ou 1870 dans les environs d'Arcueil, de Castres, Arras ou de Niort? Il est rare de trouver des documents ou des témoignages sur cette pratique qui ne sanctionnent pas une déviance, et ne tournent pas en dérision des habitudes idiolectales ou régionales étrangères aux cercles instruits de la capitale.
A côté de la production littéraire spécialisée qui affecte de mimer l'oral et qui déjà en donne une stylisation ambiguë -- les chansons de Désaugier, les romans de Sue et Féval, entre autres -- les témoignages journalistiques les plus simples, à Paris comme en province, pourraient se montrer parfois de sensible intérêt. Ainsi le Bulletin français du 17 février 1839, relatant quelques souvenirs du duc de Vicence, propose-t-il des formes phraséologiques qui semblent rétrospectivement posséder une certaine capacité à représenter l'image que des scripteurs moyennement instruits se donnaient alors des usages courants de la langue orale dans les milieux populaires: " Et quèque ça vous fiche ", " j'tope dans le godant ". Mais il ne faut pas être dupe. Le passage de l'oral à l'écrit, sa fixation et sa stylisation amènent des altérations dont la nature et l'impact sont aujourd'hui difficiles à évaluer... Reste seulement une certaine perception de l'ombre portée sur les documents écrits par des usages entr'aperçus dans quelques notations épi- ou métalinguistiques.
[Suite] [Table]Notes
81. Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, Paris, Armand Colin, 1968, t. V, pp. 48-49.
82. Brigitte Schlieben-Lange, Idéologie, révolution et uniformité du langage, Mardaga, 1996, pp. 243-244.
83. Ce texte est cité d'après la transcription et l'analyse qu'en donne Hans-Erich Keller dans son article des Mélanges offerts à Mgr Gardette, " Une comédie en patois auvergnat ", in Revue de Linguistique Romane, tome 39, n° 153, pp. 49-55.
84. Dans le volume des Actes du IVe colloque international du Groupe d'Étude en Histoire de la Langue Française, Paris, 1989, intitulé : Grammaire des fautes et français non conventionnel, Presses de l'École Normale Supérieure de Jeunes-Filles, 1992, voir successivement : N. Fournier " Accord et concordance dans le journal parisien de Henri Paulin Panon Desbassayns [1790-1792 ] ", pp. 39-57; et S. Branca, " Constantes et variantes dans l'appropriation de l'écriture chez les mal-lettrés pendant la période révolutionnaire ", pp. 59-76.
85. Cette liste résulte de l'échenillage grammatical auquel les éditeurs de la correspondance d'Edgar Quinet m'ont demandé naguère de procéder. Voir Edgar Quinet, Lettres à sa mère, tome 1, textes réunis par Simone Bernard-Griffiths et Gérard Peylet, Paris, Librairie Honoré Champion, 1995.
86. Sur les points suivants, consulter Le Français moderne, 44e année, janvier 1976, n° 1, L'Orthographe et l'histoire, numéro coordonné par J.-M. Klinkenberg, qui traite particulièrement de cette période du XIXe siècle, de la tentative de réforme de l'orthographe souhaitée par Marle et de l'incidence des aspects socio-culturels et politiques sur l'orthographie française à cette époque.
87. Michelot, " Prononciation ", Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la Langue Française et des Langues en Général, 1835, p. 25. BN in-8° X 13398
88. " A propos du Dictionnaire de la prononciation française d'Alberti ", Journal Grammatical, Littéraire et Philosophique de la langue française, 2e série, 1836, 1836, p. 211, B.N. in-8° X 13399
89. De Wailly, Principes généraux et particuliers de la langue française, Paris, Barbou, 11e éd., 1807, p. 438. En 1849, le Cours Supérieur de Grammaire, 1ère partie : Grammaire proprement dite, Paris, Hachette, de B. Jullien reprend la même formulation pour la commenter : " En français, comme dans la plupart des langues, il y a deux prononciations différentes : l'une pour les vers et le discours soutenu; l'autre pour la conversation. La première est le véritable modèle dont on doit toujours chercher à se rapprocher; elle fait sentir exactement le son et l'accentuation des lettres, les relations des mots indiquées par leurs terminaisons, le caractère et le sens des phrases ", p. 24 a. Ce qui nous ramène en un sens à l'Art de lire à haute voix de Du Broca, Paris, 1800, dont J. Stéfanini a lumineusement analysé naguère les caractéristiques, voir son article " Un manuel de diction en l'an XI ", dans Mélanges de Langue et de Littérature française offerts à Pierre Larthomas, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure de Jeunes Filles, n° 26, 1985, pp. 451-462.