Je n'ai pas évoqué jusqu'à maintenant la récupération par les écrivains du XIXe siècle de ces formes dialectales afin de créer certains effets superficiels de pittoresque, car la question est complexe; et intéresse problablement plus d'ailleurs la sémiotique des textes que la linguistique proprement dite et l'histoire même de la langue française(94). Il faut cependant en dire un mot ici avant de revoir la question dans la section proprement consacrée au lexique. Les régionalismes lexicaux et les diverses formes de parlers régionaux employés par Balzac, Sand ou Barbey d'Aurevilly ont longtemps fait l'objet de commentaires approximatifs de la part des critiques littéraires et même des stylisticiens, parce qu'ils étaient pour ainsi dire pris au premier degré de leur utilisation, celui de leur capacité dénotative. L'ouvrage de Nisard, Étude sur le langage populaire ou patois de Paris et de sa banlieue(95), donnait d'ailleurs dès son titre la mesure des confusions. Et il était aisé en ce cas de noter que la plupart de ces termes renvoyaient à des realia rurales généralement méconnues ou ignorées des lecteurs citadins, d'où -- de la part de l'écrivain -- une nécessité d'écriture convertie en expressivité facile. C'est ainsi que M. Blanchard, J. Pignon, R. Dagneaud, et d'autres encore, ont pu caractériser les emplois d'Angarié, Bestiote, Chinchoire, Chuin, Godaine, Oribus, Galerne, Embucquer, etc., chez Balzac(96). J'ai moi-même essayé de montrer -- sur l'exemple des normandismes de Barbey d'Aurevilly -- que ces apparents emprunts avaient -- dans la perspective des jugements épilinguistiques portés sur la langue du XIXe siècle par ses propres locuteurs -- une fonction principalement idéologique(97). Et c'est ainsi, me semble-t-il, qu'il faut les envisager; non dans leur valeur faussement documentaire. Reste que le phénomène était alors assez général et qu'il a pu prêter à confusion.
Quels qu'ils soient, au demeurant, ces documents, ainsi que le débat sur les dialectes et patois qui les accompagne, montrent que dans le domaine de la pratique quotidienne de la langue comme dans les secteurs de sa valorisation esthétique ou de son analyse scientifique, la normalisation s'impose comme une force irrésistible. Sophie Dupuis, auteur d'un Traité de Prononciation, note plus particulièrement : " Nous croyons devoir adresser ici quelques observations aux personnes de province. Il serait à désirer qu'elles attachassent plus d'importance qu'elles ne le font ordinairement à la bonne prononciation. Une langue que tous les étrangers, depuis Londres jusqu'à Petersbourg, se font un honneur de parler et d'écrire correctement, ne devrait sous aucun rapport être négligée par des nationaux. N'est-il pas humiliant pour nous de penser qu'il y a tel Russe ou tel Anglais qui serait en état de donner des leçons de français à tel ou tel de nos compatriotes? Dans les départements, au moyen des écoles d'enseignement mutuel, où l'on appellerait de jeunes moniteurs de Paris ou de Lyon, on pourrait peu à peu corriger l'accent et substituer la langue française au jargon de chaque province. N'est-ce pas un très grand inconvénient que des habitants de nos provinces frontières soient plus en état de se faire comprendre des étrangers placés dans leur voisinage que de leurs compatriotes nés à une autre extrémité de la France? Qu'on aille à cinquante lieues de Paris, on trouvera déjà la langue corrompue d'une manière sensible, et plus on s'éloignera du centre, plus cette corruption deviendra frappante; elle ne s'étend pas seulement aux gens du peuple; elle atteint même les classes les plus élevées de la société "(98).
Dans le manuel des frères Bescherelle, Ch. Durazzo notait d'ailleurs, à la même époque, le caractère dirimant de cette rémanence des patois et parlers locaux à l'heure où une première loi imposait une instruction publique généralisée : " Le plus grand obstacle pour la propagation de l'instruction primaire dans nos départements est sans contredit le patois; c'est une barrière infranchissable pour la loi du 28 juin 1833, et la pensée bienfaisante d'un ministre est venue échouer contre cet écueil dans la plupart des localités. En effet, le véhicule qui porte la vie et l'intelligence dans toutes les branches de l'instruction primaire ou secondaire, scientifique ou industrielle, c'est la pensée sous la forme de l'idiome national; du français pour nous fils de la France [...]. Or, si chacun de nos départements possède une langue à part, un idiome tout différent, alors toute communication intellectuelle est interceptée, et l'éducation languit comme dans une prison étroite, privée d'air et de mouvement; c'est que la sève fondamentale ne peut arriver jusqu'à elle; le patois est là! "(99)
Comme en d'autres secteurs du développement de la langue française, se fait nettement sentir ici l'impact du politique(100) sur l'orthographe académique et la complexité des intérêts socio-économiques(101) mis en jeu. Il n'est pas sans signification que Marle, en 1826, et l'auteur d'un Dictionnaire de la prononciation de la langue française, indiquée au moyen des caractères phonétiques, Féline, poursuivant en 1851 le projet simplificateur, recourent à des arguments de cette nature. Philanthropie et didactique s'épaulent dans leurs discours ; " L'enfant du pauvre après avoir fréquenté l'école pendant quatre hivers posséderait un instrument sûr, exact, qu'il manierait facilement; il vaincrait les obstacles, toutes les écritures seraient lisibles pour lui, et il saurait lui-même écrire d'une manière correcte ".
Avantage politique, la simplification orthographique pourrait aider à faire accepter la colonisation : " Il n'est pas de cause qui contribue davantage à entretenir des haines nationales entre peuples voisins, surtout entre vainqueurs et vaincus, que l'impossibilité de se comprendre. Le jour où tous les habitants de l'Algérie parleraient notre langue, cette population serait devenue française ".
Avantage économique, enfin, une orthographe simplifiée du français serait apte à générer un moindre coût de diffusion de la librairie : "L'économie politique qui sait que le plus petit bénéfice souvent répété peut procurer de grands profits, en trouverait un immense dans cette réforme. J'ai cherché dans plusieurs phrases quelle serait la diminution des lettres employées, et celle que j'ai trouvée est de près d'un tiers; supposons seulement un quart. Si l'on admet que sur trente cinq millions de Français, un million, en terme moyen consacre sa journée à écrire, si l'on évalue le prix moyen de ces journées à trois francs seulement, on trouve un milliard sur lequel on économiserait deux cent cinquante millions par année. La librairie dépense bien une centaine de millions en papier, composition, tirage, port, etc... sur lesquels on gagnerait encore vingt-cinq millions. Mais le nombre des gens sachant lire et écrire décuplerait, les livres coûtant un quart moins cher, il s'en vendrait par cela seul le double, et le double encore parce que tout le monde lirait. De sorte que ce profit de deux cent soixante quinze millions serait doublé ou quadruplé, et l'économie imperceptible d'une lettre par mot donnerait un bien plus grand bénéfice que les plus sublimes progrès de la mécanique "(102).
Dans un XIXe siècle traversé de crises socio-politiques fortes, et secoué par les soubresauts d'une économie rurale que subvertissent progressivement les grosses machines de l'industrie, il est symptomatique de noter que tous les arguments susceptibles de freiner le schisme social en préparation latente servent à proposer et soutenir des aménagements de la partie de la langue la plus superficielle et déjà la plus figée -- son écriture et sa phonétique -- par laquelle -- dès les premier instants de la communication -- s'affichent sans fard l'origine et la qualité des interlocuteurs.
[Suite] [Table]Notes
94. Jean-Pierre Leduc-Adine a très pertinemment étudié ce phénomène dans " Paysan de dictionnaire, paysan de roman, ou un modèle textuel pour une représentation sociale de la paysannerie au milieu du XIXe siècle ", in Au bonheur des mots, Mélanges en l'honneur de Gérald Antoine, Presses Universitaires de Nancy, 1984, pp. 91-106. Et note en particulier : " Il y a tout un travail d'objectivation des ruraux auquel romanciers, peintres, journalistes, lexicographes, etc., contribuent puissamment. Ces paysans ne parlent pas, ils " sont parlés ". Ce travail de représentation se construit dans et par un schéma lexical, sémantique et rhétorique permettant de donner une définition significative que les contemporains se font de la campagne et de ses travailleurs " [p. 102]. On ne saurait mieux dire.
95. Les catégories du patois, du langage populaire et de la langue standard y étaient effectivement joyeusement mêlées; Paris, 1873. L'excellent ouvrage de R. A. Lodge, French, from Dialect to Standard, London, Routledge, 1993, fait le point de manière magistrale sur cette question.
96. Voir notamment J. Pignon, " Les parlers régionaux dans La Comédie Humaine ", in Le Français moderne, XIIe année, pp. 176-200 et 265-280. Et, aux limites indistinctes des régionalismes et du populaire, R. Dagneaud, Les éléments populaires dans le lexique de la Comédie humaine de Balzac, Quimper, 1954.
97. Voir J.-Ph. Saint-Gérand, "Les normandismes de Barbey d'Aurevilly : fonction poétique, fonction politique?" (à propos de L'Ensorcelée), in L'Information Grammaticale, 1988/37, pp. 25-33.
98. Sophie Dupuis, Traité de Prononciation ou Nouvelle Prosodie française, Paris, 1836, p. iv, B.N. X 24550.
99. La France Grammaticale, Ch. Durazzo, n° 1, 15 octobre 1838, p. 6.
100. Voir l'article d'A. Porquet, " Le pouvoir politique et l'orthographe de l'Académie au XIXe siècle ", in Le Français moderne, 44e année, Janvier 1976, n°1, pp. 6-27.
101. J.-Ph. Saint-Gérand, " La question de la réforme de l'orthographe entre 1825 et 1851 ", ", in Le Français moderne, 44e année, Janvier 1976, n°1, pp. 28-56.
102. Dictionnaire de la prononciation de la langue française, indiquée au moyen des caaractères phonétiques, Paris, 1851, p. 11-12.